Démocrite, Traces et interlignes

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μνήμης χάριν

Je dédie cet essai à Daniel Ménager, mon ami de 1958 à 2020 et pour toujours

Car pourquoi prenons-nous titre d’être, de cet instant qui n’est plus qu'une éloise dans le cours infini d’une nuit éternelle, et une interruption si brève de notre perpétuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment.

Michel de MONTAIGNE, Essais, II, 12 (Apologie de Raimond de Sebonde)

Espacés en lignes et se regardant à travers les abîmes qui les séparent, les siècles se transmettent ainsi de l’un à l’autre l’éternelle énigme qui leur vient de loin pour aller loin, ils gesticulent, ils remuent dans le brouillard, et ceux qui, portés sur des sommets, les font se mouvoir n’en savent pas plus long que les pauvres diables d’en bas qui lèvent la tête pour tâcher d’y deviner quelque chose.

Gustave FLAUBERT, Par les champs et par les grèves

Pour conclure, je dirais que je crois à l’immortalité : à l’immortalité non pas personnelle mais cosmique. Nous continuerons d’être immortels : au-delà de notre mort corporelle reste notre souvenir, et au-delà de notre souvenir restent nos actes, nos oeuvres, nos façons d’être, toute cette merveilleuse partie de l’histoire universelle, mais nous ne le savons pas et c’est mieux ainsi.

Jorge Luis BORGES, En marge de « Sept nuits ». L’Immortalité

Figuures: Léon-Alexandre Delhomme, Démocrite méditant sur le siège de l’âme). Le fleuve Nestos.

I. Un homme en ces lieux 

Qui va là ?

Je m’appelle Démocritos d’Abdère, fils de Damasippos. J’ai l’impression que je suis mort, tel qu’en moi-même l’éternité me change. Je ne suis pas plongé dans un lac de naphte et de bitume en flammes, comme celui que des ingénieurs soviétiques ont dû allumer à la suite d’un incident technique pour éviter les émanations de soufre et de méthane, dans un pays de nulle part, un désert du Turkménistan, le Karakoum. Un bien mauvais moyen de soigner le mal par le mal. Gazprom Energy ne manque pas d’air en écrivant dans son magazine du 14 janvier 2020 que les portes de l’Enfer ne sont pas qu’une statue de Rodin et qu’elles existent bel et bien sur terre1. C’est encore plus vrai depuis le lancement de l’« opération spéciale » contre l’Ukraine. L’Enfer, c’est parfois les autres quand ils s’en prennent aux régimes démocratiques et utilisent l’énergie fossile comme un moyen de chantage. Je n’ai pas vu Cerbère, je n’ai pas eu besoin de mettre en branle un savant mécanisme pour ouvrir les portes de corne et d’ivoire dont nous parle Pénélope quand elle raconte à Ulysse déguisé en mendiant qu’elle a rêvé de son retour et redoute qu’il ne soit venu la hanter en passant par la porte sculptée dans l’ivoire éléphantin, celle des rêves trompeurs dont on ne sait que faire2. Un éléphant, çà trompe énormément, chacun sait. Oui, je sais, ce calembour est bien moins élégant que le jeu de mots de Pénélope assez difficile à décrypter : la corne, kéras est mise en rapport avec le verbe krainô, réaliser, accomplir, et le verbe elephairomai signifie se laisser abuser, bâtir des châteaux en Espagne, au-delà du défilé de Roncevaux où sonna l’olifant de Roland. Mais de l’éléphant fièrement cornaqué au vaisseau du désert sur lequel on tangue, il n’y a qu’un pas rétrograde, puisque, selon les érudits, le nom de l’ivoire, d’origine mystérieuse, sanscrite plutôt qu’égyptienne, proviendrait du gotique romanisé ulbandus3. Dans le roman de Baltasar Gracián, El Criticón, dont le titre et le nom d’un des protagonistes, Critilo, sonnent en partie comme mon nom, les deux portes de notre petit espace-temps

1 La porte de l’Enfer de Rodin était destinée à un musée des arts décoratifs à l’emplacement du palais d’Orsay incendié lors de l’insurrection de la Commune de Paris. Le projet est resté dans les limbes, mais deux moulages sont conservés au Musée d’Orsay. Sur http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1136#section1, outre de beaux textes de Ph. Sollers, O. Mirbeau et R. M. Rilke, je lis que Laurène l’Allinec, qui fut ton élève au Lycée de Rambouillet, a fait un film avec Sollers sur la Porte de l’Enfer de Rodin (FR 3, Océaniques, 27 janvier 1992).

2 Hom, Od. XIX, 560-569 : ἀμήχανοι ἀκριτόμυθοι ; cf. Virg., Én. VI, 893-896. Victor Bérard traduit ainsi le jeu de mots qu’il met entre crochets parce qu’il le juge sot et puéril et voudrait l’expurger, « corner » et « ivraie ».

3 L. Deroy, L’emprunt linguistique, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 1956, p. 202 (note 55) et 273-288 (chap. XI. « Erreurs d’identification et faux apparentages ». J. Puhvel, « On the origin of Gothic ‘camel’ », Linguistica 33.1, 1993, p. 187-190.

sont celle de l’Engaño, dont Andrenio, en proie aux illusions de ce que Milan Kundera appelle l’âge lyrique4, est encore proche, et du Desengaño dont s’approche Critilo, un mondain plein d’usage et de raison. Après un naufrage sur les côtes de l’ïle de Sainte Hélène, sans doute un Vendredi, il rencontre Andrenio, plus proche de l’état de nature, qui a grandi comme un enfant sauvage. J’ai franchi la deuxième porte que tout homme, venant dans ce qui est pour moi désormais l’autre monde, doit franchir. Critilo et Andrenio traversent l’Aragon, la France, Désert d’Hypocrinde et repaire des Jansénistes, ces calvinistes qui ont pris le masque des catholiques par mesure de précaution, des pays nordiques dont la localisation est assez brumeuse, Venise et Rome siège d’une Académie de savants, avant de rejoindre l’île de l’Immortalité. Ce Jésuite n’était pas obéissant perinde ac cadaver, puisqu’il publia son premier livre sans l’imprimatur du Général de la congrégation, ce dont je le félicite parce que l’autorité des clercs ne doit pas aller à l’encontre de la liberté d’exégèse et d’expression. De la première porte, celle que j’ai franchi sans m’en rendre compte, celle du jour où je naquis, je ne puis me souvenir, à l’inverse des saisons et des heures (en grec, c’est le même mot) de cette vie éphémère qui défila, sans que je puisse arrêter le curseur et obliger Clôtho à faire la pause5. Mais quel est le falotier qui vient d’allumer un réverbère, le vigile qui voudrait me dévisager du coin de l’oeil (est-il borgne ou monoculaire comme Polyphème ?), alors que je n’ai plus de visage ? Dans le Paris fangeux et embourbé, le labyrinthe du Vin des chiffonniers de Baudelaire ou de Hugo, Jean Valjean pouvait échapper à Javert, avant l’installation des réverbères à gaz (le mot gas a été forgé par Jean-Baptiste Van Helmont, un alchimiste-chimistephysiologiste du XVIIème siècle, à partir du grec χάος, chaos). Ainsi donc, même dans cette grotte obcure, dans cet hôtel borgne, dans ce pays du soleil noir, où j’ai perdu mon auréole comme Baudelaire qui sautill ait dans les rues de Paris pour échapper aux voitures, je suis reconnu : Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences ! vous, le mangeur d’ambroisie ! En vérité, il y a là de quoi me surprendre […]. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m’avez reconnu. D’ailleurs la dignité m’ennuie6. Pourtant, je n’ai jamais volé, fût-ce un pain, je n’ai jamais tué, ni mon frère, ni un frère en humanité. J’ai fait ce que j’ai pu. Mais, vous le verrez, je ne suis pas au Paradis, ni dans le séjour réservé à l’élite de l’humanité, ni dans le Panthéon d’Abdère qui d’ailleurs n’existe pas.

4 B. GRACIÁN, El Criticón, publié entre 1651 et 1657). B. Vila Baudry, « Paradoxe et inversion chez Baltasar Gracián : la figure duale de Démocrite et Héraclite », Alfinge 19, 2007, p. 187 ; ead. « Le rire de Démocrite et le pleurer d’Héraclite. La représentation des philosophes dans la littérature des Siècles d’or », Mélanges de la Casa Velásquez 39-1, 2009, p. 277-281. A. Milhou, « Le temps et l’espace dans le Criticón », Bulletin hispanique 89, n° 1-4, 1987, p. 153-226.

5 M. KUNDERA, L’Insoutenable Légèreté de l’être, traduit du tchèque par F. Kérel, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », nouvelle édition revue par l’auteur, 1987. Le titre de La Vie est ailleurs devait être L’Âge lyrique.

6 Antoine Compagnon au Collège de France, février-mars 2012) : Baudelaire et la Ville, la grande, l’immense ville moderne (compaproust. canalblog.com/archives/2012/03/28/23878410.html). BAUDELAIRE, Poèmes en prose 46.

Libre à vous de m’appeler « l’homme qui rit », mais je ne suis pas Gwynplaine. Mon rire n’est pas une balafre, ni une mutilation infligée pendant mon enfance, tout au plus une habitude que j’ai contractée à force d’assister au spectacle de l’humaine comédie, comme un clin d’oeil. Comme dit le prince des poètes dans les Travailleurs de la mer, la réalité c’est l'âme. À parler absolument, notre visage est un masque. Le vrai homme, c’est ce qui est sous l’homme. Depuis que tout s’est délié pour moi, quand mon âme devint aussi faible que celles qui volent à la rencontre d’Ulysse7, aussi légère qu’une fumée, si flageolante qu’elle ne pouvait plus assurer la solidité de l’entrelacs de mes atomes, singulier paradoxe, je ne suis ni jeune, ni vieux. Je suis passé par cet instant où tous les instants de notre vie nous apparaissent, dit-on, mais ce ne fut qu’un moment à passer. Depuis, je suis obligé de faire appel à ma mémoire, aux mots et aux images dont les autres, dont tu fais partie, m’ont gratifié ou accablé. Ici-bas (débarrasse-toi du sens que des siècles de tradition chrétienne ont donné à ce syntagme), à quoi me servirait un miroir, puisque les traits de mon visage ne sont plus discernables . Puisque l’on ne cesse de me dévisager en prétendant me comprendre et me saisir sur le vif, j’ai bien le droit de m’envisager. Cela sonne comme du Vanessa Paradis sur des paroles de Serge Gainsbourg, mais tant pis, cela m’est venu sans que j’y songe. Je ne suis pas tout à fait celui que l’on dit ou que l’on dépeint, et j’éprouve le besoin de le faire comprendre. Aide-moi, je n’ai pas besoin d’un avocat, mais d’un interlocuteur prêt à m’écouter. Je revendique le droit de promener mon falot dans mon for(t) intérieur et aux alentours, comme Diogène de Siinope, le Cynique. Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Bien que je préfère les images des Siècles d’or en Espagne ou du Grand Siècle en France qui me représentent par exemple en compagnie d’Héraclite à qui je montre du doigt une mappemonde, tandis qu’il se renfrogne8, la première image que je propose est celle d’une statue en bronze qui se trouve dans le jardin du Palais Saint Pierre, au Musée des Beaux-Arts de Lyon. En 1868, Léon-Alexandre Delhomme, dont le prénom gréco-latin et le patronyme me plaisent bien, me représente « méditant sur le siège de l’âme. » Sur mon genou gauche repose un crâne, humain cela va de soi. Sur la plaque, on peut lire ces mots de La Fontaine qui s’inspirent du corpus des lettres attribuées à moi-même et à Hippocrate9:

Hippocrate arriva dans le temps / Que celui qu’on disait n’avoir raison ni sens / Cherchait dans l’homme et dans la bête / Quel siège a la raison, soit le coeur, soit la tête.

7 Hom., Od. XI, 29 : ἀμενηνὰ κάρηνα, littéralement têtes sans force.

8 Gravure de John Smith of Daventry (1652-1742) d’après un tableau d’Egbert van Heemskerck l’Ancien (National Portrait Gallery, Londres).

9 LA FONTAINE, Fables VIII, 26, Démocrite et les Abdéritains. Léon-Alexandre Delhomme, qualifié de romantique, se référait souvent à l’Antiquité. Parmi ses oeuvres, L’Europe et l’Amérique (exposition universelle de 1889), Lazare Carnot (1891, statue transférée du village de Carnot en Algérie à Obernai), La République (péristyle de la Sorbonne), Monument à Louis Blanc (Place Monge). Cette statue, réalisée alors qu’il était conseiller municipal a été fondue par le régime de Vichy.

Dans ce jardin, je suis en bonne compagnie, la naïade Castalie qui inspire le poète, bien qu’elle ait voulu échapper à Apollon, Agar et Ismaël, trop longtemps maltraités par les Pères de l’Église qui se montraient bien moins compatissants que Jéhovah, Chactas méditant sur le corps d’Atala, Carpeaux sculpté par Bourdelle, Giotto enfant dessinant une tête de bélier, et surtout l’ombre tourmentée d’Adam, mutilé de sa main droite, dont le poing gauche semble défier la terre et la douleur de la condition humaine (Adam ou la création de l’homme de Gustave Rodin). Il est pour le moins curieux que les Grecs de l’époque moderne aient retenu le mot atome (insécable !) pour désigner l’homme en tant qu’individu, parmi tous ceux qui peuplent l’univers, gravitent dans un vide sidéral-abyssal, luttent sans cesse contre la chute (l’inévitable déclin qui détend la corde de l’arc-vie, bios/bios) et trouvent la force de danser toutes sortes de figures pour se rapprocher des autres, pour se raccrocher à un être, un objet, une tâche, un spectacle, un songe, pour faire que le Vide soit simplement un tout petit vide qui ne fait que signaler une petite distance, un certain manque. Puisque les peuples s’accordent pour considérer que l’homme est fait de terre, il m’arrive de redouter que notre espèce ne disparaisse, nul ne sait quand, mais au train où vont les choses… Sera-t-elle remplacée par une espèce vraiment différente, plus sage que celle de l’homo sapiens, mais cousine tout de même, qui serait capable d’un regard rétrospectif et disposerait encore des traces déposées au fil des siècles ? Je pense plutôt que c’est inconcevable, qu’il n’y aura plus personne, pas un Ulysse d’un autre type, pas une Nausicaa d’une autre espèce. Face à Polyphème, Ulysse décline son identité et se dénomme Οὔτις, comme s’il voulait se réfugier dans l’anonymat, un peu comme Jésus quand il se nomme ou se surnomme le Fils de l’Homme10.

Abdère, un mauvais lieu entre deux mondes ?

J’ai inséré une image du Nestos, un fleuve de 230 km, tout proche de mon douar d’origine, l’un des 25 fils d’Océan et Téthys mieux connue sous le nom de Thétis, selon la Théogonie d’Hésiode. Il porte aussi le nom de Nessos et de Mesta en dialecte bulgare. Il retarde le moment où il va disparaître dans les profondeurs de la Mer Égée et profite de l’absence de toute déclivité dans ces marécages pour prendre son temps et paresser en admirant les lueurs d'un nouveau

10 Hom., Od. IX, 366. Ulysse joue, semble-t-il, sur les mots, en remplaçant la négation μή de μῆτις, cette ruse intelligente qui lui permettra de quitter la grotte (XX, 20). VIII, 552 : « en effet, aucun homme n’est entièrement anonyme » (chez Alcinoos). Selon M. Nédoncelle, « Remarques sur l’expression de la personne en grec et en latin », Revue des sciences religieuses 39-1, 1965, p. 43, le nom propre est rarement individuel, dans les « sociétés primitives », sauf peut-être pour le chef de clan. Ne dit-on pas kurios quand on qualifie le nom propre, ou pour s’adresser au Seigneur ?

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jour ou d’un dernier crépuscule, comme un vieux pas encore centenaire qui jouit des dernières images qui viennent jeter leurs simulacres à la surface de sa rétine endommagée, phantasiai qui méritent bien cette fantaisie verbale et apocryphe dont les premiers mots ont jailli le 22 avril 2020, le jour de la Saint Alexandre, bien incapable, malgré son prénom, de « repousser » (ἀλέξω, Alexis, Aliocha) un virus et de freiner la frénésie galopante d’un corpuscule venu de l’Empire du Milieu. Le Pape Alexandre I, cinquième successeur de Pierre, utilisait, selon la légende, de l’eau bénite mêlée de sel pour chasser le mauvais air des maisons. Les fouilles à Abdère n’ont pas permis de trouver les traces d’une implantation mycénienne, ni celles d’un emporion phénicien, bien que l’on connaisse deux autres villes homonymes près de Carthage et au Sud de l’Espagne, et que la présence des Phéniciens soit attestée à Thasos par Hérodote. Les colons venus de Clazomènes vers 650 sous la conduite de l’honorable Timèsios qui fut ensuite chassé par les Thraces, et ceux de Téos qui en 543, voulant échapper à la main-mise du grand Cyrus et des Perses11, ont choisi d’implanter une ville sur le cap Bouloustra, en face de l’île de Thasos entourée de trois bassins d’effondrement qui ont fracturé les massifs montagneux du Rhodope et de l’Haimos12, un peu à l’écart des marécages où le mauvais air règne sans partage. Mais, à l’abri des montagnes qui les protègent du souffle glacial de Borée, les habitants pouvaient tirer profit des petites plaines agricoles et d’une faune et flore particulièrement riche. En 491, le port d’Abdère sert de base navale à Mardonios qui oblige les Thasiens à y transférer leurs navires. Nous vivions trop loin du port pour que je puisse les voir. Lors des événements de 480, j’étais déjà par monts et par vaux. Vous m’excuserez de ne pas situer mon entrée en philosophie et la présentation de mon système du monde par rapport à la guerre ou la prise de Troie (dix ans d’écart, ce n’est pas rien dans la vie d’un homme)13. Hérodote parle des « lagunes saumâtres », Ismaros (Ismarida), Bistonis (Vistonida), et d’une autre que les bêtes de somme assoiffées de l’armée de Xerxès réussirent à assécher14. Apparemment, elles étaient moins sobres que le Grand Roi, puisqu’un Abdéritain recommanda à ses concitoyens d’aller se prosterner devant les dieux afin d’obtenir que leur fût épargnée la moitié de leurs malheurs à venir, tout en leur rendant grâces de ce que Xerxès (souffrant d’obésité ?) ne mangeait qu’une fois par jour. Au cours de sa retraite, après le désastre de Salamine, Xerxès offrit un glaive et une tiare constellée en or aux Abdéritains qui prétendent que leur ville fut la première où il se sentit en sécurité et dénoua sa ceinture. Que pouvaient faire mes compatriotes, sinon faire le dos rond face à l’envahisseur triomphant ? Mais pourquoi cette complaisance quand il ne fut plus qu’un fugitif ? Qu’aurais-je fait si j’étais déjà né et en âge de prendre des décisions ? Il n’y a pas de pire fléau pour la cité que la stasis : les parti-pris engendrent discorde, rébellion et guerre civile.

11 Hdt., II, 44 et I, 168. K. Chryssanthaki-Nagle, « Les trois fondations d’Abdère », REG 114-2, 2001, p. 383-406.

12 Pseudo-Plut., Des fleuves 11 ; Ov., Mét. VI, 87-89 : Haimos et Rhodope, frère et soeur, ou roi et reine de Thrace, s’aimaient d’amour tendre et se comparaient à Zeus et Héra qui, par jalousie, les transforma en montagnes.

13 Pour les incertitudes chronologiques voir O’BRIEN 1994.

14 Hdt., VII, 109 ; VIII, 120.

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La vitalité commerciale de la ville incorporée à la ligue athénienne15 est attestée par des monnaies portant le symbole orientalisant et nordique du griffon, aussi bien dionysiaque qu’apollinien, que l’on retrouve jusqu’en Égypte sous Ptolémée Philadelphe, en Syrie et en Mésopotamie. Tout en payant un lourd tribut à la confédération, Abdère ne cesse d’entretenir des relations avec les Thraces qui menacent son existence, autant que les alluvions qui envasent son port et commencent à transformer le golfe en un lac dès la fin du VIème siècle. Le déclin de la cité, qui se rendit sans coup férir à Philippe II de Macédoine, sans doute en 347-346, parce qu’elle ne pouvait faire autrement, a donc aussi pour cause les changements géomorphologiques qui modifient les contours de la terre et de l’eau. Menacée de tous côtés, notre petite cité démocratique n’a pu renaître que parce que Philippe voulait assurer ses frontières orientales contre les Thraces, devenant ainsi le protecteur des cités grecques, parmi lesquelles Abdère qui continue à frapper monnaie.

Hérodote expliquait en effet, au début du livre V de ses Enquêtes que le peuple thrace est, après celui des Indiens, le plus nombreux au monde et qu’il serait invincible s’il était uni. Leur roi, Rhésos, est mentionné dans l’Iliade comme un allié des Troyens dont les chevaux sont plus blancs que neige et plus rapides que le vent et dont le char est ciselé d’or et d’argent16. Les Thraces distinguent les rois-prêtres qu’ils appellent polistes, les cavaliers, tarabostes et les artisans, comates. Cette hiérarchie vous rappelle sans doute la trifonctionnalité dumézilienne. Le nom du fils du premier roi des Odryses, Térès, Sparadokos, est proche de celui du gladiateur Spartacus, figure emblématique d’une révolte légitime contre l’humiliation de l’esclavage. Cependant, bien que les Bulgares, sous tous les régimes, aient tendance à idéaliser leur histoire et prétendent que l’esclavage n’existait pas chez eux, je me permets d’en douter.

Sitalcès fut l’allié des Athéniens pendant la guerre du Péloponnèse ; il fut tué vers 422 dans un combat contre les Triballes. En revanche, son neveu Seuthès I, renonça à cette alliance et se rapprocha des Macédoniens en épousant la soeur de Perdiccas II, Stratonice, en 429-428. Seuthès II, qui comprend assez bien le grec, bien qu’il ait recours à un interprète, Abrozelmès, pour ses pourparlers avec phaphon, joue un grand rôle dans le livre VII de l’Anabase. Les Trauses et les Odryses, qui ont leur « vallée des rois », sont les tribus les plus proches d’Abdère. Pour avoir une idée de la richesse des Thraces, ces porteurs de pantalons qui se protègent du froid avec des peaux de renard, il suffit d’aller dans les musées de Sofia et Vratsa où se trouvent des objets en argent rehaussé d’or provenant notamment du trésor de Rogozen en pays Triballe. L’or, qu’il vienne d’un satrape comme Tissapherne ou d’un roitelet thrace comme Seuthès, permet à Xénophon de payer la solde de ses troupes. Mais l’or est corrupteur, l’histoire de 15 Le deuxième péan de Pindare mentionne, aux vers 48-49, une stasis entre pro-perses et anti-perses qui a pu provoquer le bannissement d’un aisymnète tyrannique en 476, quand Cimon intervient dans la région (Chryssanthaki-Nagle, op. cit., p. 391). Midas le Phrygien le prouve, et Xénophon, qui n’est pas encore le polygraphe talentueux que vous appréciez, soupçonné de vouloir fonder une nouvelle colonie (en s’appuyant sur un devin à son service et sur un oracle) et d’avoir trahi ses compagnons en s’entendant avec Seuthès, doit se justifier. Mais l’apologie, rédigée plus tard, s’adresse aussi à l’opinion publique, qu’elle soit athénienne ou spartiate17. Je suis donc né dans un lieu de rencontres entre l’Ouest et l’Est, entre le Nord et le Sud, aux confins de la diaspora hellénique et des espaces considérés comme barbares. Pour déconsidérer quelqu’un, il suffit de lui inventer une mère thrace ou scythe comme l’ont fait ouvertement Lucien et Eschine pour Démosthène, et comme le suggèrent lâchement les chevaliers du fiel qui s’en prennent à moi. Véhémence et amertume, il ne faut pas s’attendre à autre chose de la part d’un mixhellène, « un ivrogne à l’oeil de chien18.»

16 Hdt., VII, 109 ; VIII, 120. Hom., Il. X, 435-440.

17 Xén., Anab. VII, 6, 43. F. Dürrbach, « L’apologie de Xénophon dans l’Anabase », REG, 1893, p. 343-386.

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C’est vrai, contrairement à Démosthène, je ne buvais pas que de l’eau. Je ris quand je vois que les Grecs et Romains s’imaginent qu’ils vont contenir indéfiniment les hordes venues des pays « extrêmes » du Nord, ces eskhatiai. Je préfère rester dans le vague plutôt que d’élucubrer à propos des Hyperboréens ou de collectionner les explications anciennes et modernes relatives aux origines des Cimmériens et à leurs incursions en Anatolie. À quoi bon imaginer qu’Apollon et Dionysos ont accepté de se partager le pouvoir dans le temps et l’espace. Quand la Grèce s’imagine qu’elle est le nombril du monde, elle invente l’omphalos delphique, au point de rencontre de deux aigles envoyés par Zeus ? J’approuve les Athéniens d’avoir organisé leur vie sociale de manière plus inclusive à travers le calendrier de leurs fêtes et spectacles, sans camoufler les contradictions. Ainsi, la part d’ombre en nous, cette sauvagerie instinctive qu’il faut sans cesse dompter, cette convoitise dans tous les domaines (aliments et boissons, passion amoureuse, richesse et pouvoir), ainsi que toutes les angoisses qui sont l’écume de notre finitude, trouvent des exutoires. De ce point de vue, même les croyances les plus absurdes et les superstitions les plus ridicules sont excusables. Pulsions de vie, pulsions de mort, Éros et Thanatos, comme dit l’Autre.

Ma descente aux Enfers. Orphée, Lycurgue

Je doute que vous me jugiez digne de séjourner dans les îles des Bienheureux, au large des côtes de l’Atlantique, au-delà des colonnes d’Héraclès, près de l’île d’Ogygie où régnait Calypso, ou ailleurs, puisque vous les situez parfois dans les contrées hyperboréennes, en tout cas hors de l’Hadès, en un lieu qui ignore les saisons et par conséquent les travaux de l’agriculture. La géographie des poètes est bien déroutante : Pindare, dans sa deuxième Olympique, sépare les méchants punis sévèrement sous terre et les gens de bien caressés par les brises de l’Océan, tandis qu’Homère situe le voyage d’Ulysse à la rencontre des morts dans le pays des Cimmériens proche de la Mer d’Azov et de l’Oural où règne sans partage une « nuit de mort »19Si je viens vous parler, c’est pour échapper à

 

18 Hom., Il. I, 225.

19 Pind., Ol. 2, 55-70. Hom., Od. XI, 11-22.

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l’anonymat de cette foule qui est venue peupler le royaume d’Hadès, tout aussi « invisible » que Zeus, comme son nom l’indique. Aucun roi ne règne sur une population aussi nombreuse ; il n’y a pas plus riche que Ploutos, ce dieu-vieillard aveugle, incapable de discerner qui mérite d’être enrichi (la dernière pièce d’Aristophane) ou Pluton. Dans son vingtième dialogue des morts, Fénelon, qui se garde bien d’égratigner la religion de ses pères et réserve son ironie aux misérables païens, met en scène Mercure et Alcibiade qui conseille à Charon de doubler son droit de péage, et à Pluton de faire la guerre à Jupiter pour être le premier des dieux, attendu que Jupiter gouverne mal les hommes, et que l’empire des morts est plus étendu que celui des vivants. Je ne suis pas surpris que l’archevêque de Cambrai latinise les noms des dieux grecs, mais je le regrette. Parce que vous ne supportez pas l’idée d’un espace inhospitalier où ne poussent que des asphodèles, aussi inhospitalier que Pluton, cette 9ème planète « au coeur gelé » , qui a été baptisée par Venetia Burney, une anglaise de 11 ans, mais qui vient d’être déchue de son titre de planète en 2006 et ravalée parmi les objets transneptuniens, vous voulez civiliser l’Hadès en assignant tel ou tel espace à certaines âmes en fonction de leur vie terrestre, noble, infâme ou quelconque. L’Achéron peuplé de grenouilles qui ont sauté le pas, bourbier fangeux où pataugent les criminels, prairie ensoleillée réservée aux initiés, palais d’Hadès, voilà ce que découvre Dionysos dans les Grenouilles d’Aristophane. Mais la localisation de l’entrée des Enfers est aussi controversée que celle du jardin des Hespérides. Je signale un autre Achéron sur la côte sud de la Mer Noire, près d’Héraclée du Pont20. À tout prendre, je préfèrerais parler comme Euripide : par la crémation, « l’âme des défunts ne vit pas, mais elle acquiert un jugement immortel en rejoignant l’immortel éther »21, le ciel des étoiles, comme si nous redevenions « poussières d’étoiles »22. Je puis vous confirmer en revanche que ma descente aux Enfers n’a rien à voir avec les catabases héroïques et transgressives d’Héraclès, Thésée, Orphée, ou encore celles des dieux qui ne courent aucun risque. Personne ne peut fléchir Hadès, mais sa victime et compagne saisonnière, Coré-Perséphone, fille de Déméter, se laisse charmer par Orphée et accueille Héraclès comme un frère quand il vient enlever Cerbère23. Sur une amphore du Metropolitan Museum, Hermès, le dieu psychopompe, fait signe à Héraclès de ne pas aller plus loin, alors ue l’invincible Athéna brandit sa lance pour lui indiquer le chemin24. Les mythographes et les peintres d’amphores

20 Apoll. Rhod., Argonautiques, II, 353-356, 734-745 et les scholies. É. Chirica, « Le culte d’Héraclès Pharangeitès à Héraclée du Pont », REG, 1998, p. 722-731.

21 Eur., Hél. 1014-1016. Dans les écrits éthiques qui me sont attribués, figure un traité sur l’Hadès. SALEM 1996, p. 209-210 (cf. p. 47-48), cite S. Y. Luria, « Demokrit, Orphiker und Ägypten », Eos 51, p. 21-38, 1961 qui considère le titre comme un écho parodique du traité orphico-pythagoricien de la catabase aux Enfers, lui-même dérivé du livre des Morts égyptien qui sert de viatique aux défunts. Si Démocrite, auteur d’un livre sur Pythagore, a eu pour maître un fils de Pythagore (Douris de Samos cité par Porphyre, Vie de Pythagore 3) et s’il fut (pendant sa jeunesse ?) un pythagoricien fervent (D. Laërce, IX, 38 ; cf. Glaucos de Rhégion, un contemporain de Démocrite), la question pourrait être plus complexe.

22 Hubert Reeves, Poussières d’étoiles, Paris, Seuil, 1984.

23 Diod., IV, 25-26.

24 Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, IV, PL.222, HADES 147 (A). L’amphore est datée des années 525-475 av. J.-C. J. L. Calvo Martinez, « The katábasis of the hero », in Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs, Kernos, suppl. 10, 2000, p. 67-78.

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Les mythographes et les peintres d’amphores nous transportent donc dans un espace intermédiaire entre monde sublunaire et monde infernal qui n’existe pas. D’ailleurs, le retour d’Orphée sur terre n’a rien de triomphal et n’a rien à voir avec la seconde naissance de Zagreus-Dionysos ou Osiris. Son sort de poète maudit ne me paraît pas enviable, si sa voix ne pouvait faire entendre qu’une brève litanie plaintive, les quatre syllables du nom de son épouse d’un jour, si sa tête en était réduite à émettre des prophéties encore plus obliques et ambiguës que celles d’Apollon Loxias, dans un lieu oraculaire condamné à se taire bien plus vite que celui de Delphes, parce qu’il concurrençait ceux de Milet et Claros, s’il ne pouvait bénéficier d’un seul tombeau, proche de sa mère-patrie. Plutôt que de développer savamment les arguments qui permettent de rapprocher Dionysos-Zagreus, le fils de Zeus et Perséphone confié à Apollon en Crète et déchiré par les Titans, et Osiris, je me contenterai de citer un fragment des Crétois d’Euripide dans lequel un choeur composé de mystes initiés au culte dionysiaque s’adresse ainsi à Minos :

Fils de la phénicienne Europe et du grand Zeus, ô roi de la Crète aux cent villes, je viens du temple très saint, dont le toit est fait en bois de ce pays, coupé par le fer des Chalybes) ; du temple qui est garni de panneaux de cyprès, soigneusement joints avec de la colle de boeuf. Pure est la vie que nous menons, depuis le jour où je devins le myste du Zeus Idéen, le pâtre de Zagreus qui erre la nuit, où j’accomplis le rite de l'omophagie, où j’élevai la torche ardente en l’honneur de la mère des montagnes, où je fus initié aux cérémonies des Kourètes, où, sanctifié, je reçus le titre de bacchant. Vêtu de vêtements blancs, j’évite d’assister à la naissance des mortels et d’approcher d’un cercueil, je me garde de me nourrir de ce qui a été vivant25.

Il est bien difficile de faire la part des éléments les plus anciens et des réinterprétations propres à chaque aire culturelle. Si Dionysos fut d’abord Zagreus, un dieu chthonien, fils d’Hadès ou Hadès lui-même, les Thraces, et les Orphiques à leur suite, font preuve d’originalité en imaginant qu’il fut déchiré par les Titans, et que des cendres des Titans naquirent les hommes. Un dieu qui meurt et renaît, des hommes qui ont hérité d’une culpabilité héréditaire, mais peuvent se purifier, que de paradoxes ! Ut poesis pictura, dirai-je en inversant les termes d’un vers d’Horace dans son Art poétique26. Dans le tableau de Rubens conservé au Musée du Prado à Madrid, les regards en disent long : Eurydice d’une blancheur lumineuse et Proserpine échangent un regard complice et Pluton s’étonne de la décision de son épouse ; Orphée, musculeux et bronzé, va de l’avant et semble entraîner Eurydice en agrippant un pan de sa robe, plutôt que sa main. Les trois têtes de Cerbère assistent à ce faux départ. Corot, pour sa part, a voulu représenter l’instant qui précède la violation de l’interdit, ce regard en arrière qui a fait l’objet de gloses si nombreuses. Orphée brandit triomphalement sa lyre et une petite partie du tableau baigne dans la lumière du jour, mais Eurydice semble bien passive, comme une proie conquise une fois de plus, et cinq ombres (les trois Parques, plus deux ombres bien mystérieuses, deux amants qui ont pu se rejoindre ?) attendent son retour dans le séjour des morts (Musée des Beaux-Arts de Houston). En revanche, Gustave Moreau (Musée d’Orsay) représente en 1865 une jeune fille thrace contemplant la tête d’Orphée, elle repose sur sa lyre et semble absorbée dans une contemplation apaisée, comme si elle n’avait pas été jetée dans l’Hèbre (la Maritza chantée par Sylvie Vartan en 1968). La poésie survit après la mort du chantre. Maxime du Camp comprend mieux que Théophile Gautier la présence des deux tortues « qui offriront leurs carapaces aux poètes »27 Orphée et Eurydice semblent inséparables, mais ce n’est qu’un trompe-l’oeil, window-dressing ou smokescreen, un effet des bricolages mythologiques.

Si Eurydice n’est en fin de compte qu’un avatar de la déesse-serpent Hécate, dont la justice règne sur un vaste empire, celui des morts (Jacques Heurgon remarque cependant que ce prénom est aussi celui de la femme de Nestor, Créon et Énée, et que sa signification originelle s’est sans aucun doute effacée), ou 

25 M. Croiset, « Les Crétois d’Euripide », REG 28, fasc. 128-129, 1915, p. 217-233, a bien compris que les invectives de Thésée à l’encontre des Orphiques dans l’Hippolyte d’Euripide ne reflètent pas nécessairement ce qu’en pense l’auteur des Bacchantes. F. Jouan et H. van Looy, Euripide,Tragédies, Fragments, De Bellérophon à Protésilas, T. VIII, 2e partie (XXIX), 2000, Paris, Les Belles Lettres (CUF), 2000.

26 Hor., Art poétique (Épître aux Pisons), 361-362.

27 M. Du Camp, Les beaux-Arts à l’exposition universelle et aux Salons de 1863, 1864, 1865, 1866 et 1867, Paris 1867, cité par Cl. Jamain, « La tête coupée. L’Orphée de Gustave Moreau », in Cl. Jamain, Idée de la voix, Pr. Univ. de Rennes, 2005, p. 149-162.

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ou une « nymphe destinée à la mort » (Henri Bosco28), qui porte aussi le nom d’Agriopé29 (« au regard sauvage », ou Argiopé, « à la voix claire »), il n’est pas absurde de considérer qu’elle a choisi le serpent et la mort. Chez Cocteau, elle reproche à Orphée de torturer une ombre et de supplicier une tortue. Avant de priver à jamais Orphée du son de sa voix, elle prend la parole pour protester. Dès lors, son regard en arrière est plus significatif que celui d’Orphée, selon l’interprétation d’Ebba Lindqvist « Qui avait dit que je voulais te suivre ? »30. Orphée est foncièrement non-marié (agamos) dans les représentations archaïques, avant l’émergence de la figure d’Eurydice, mais cela ne prouve pas que le beau sexe n’avait pour lui aucun attrait. Ravissant ou ravisseur ? Vous êtes libres d’interpréter à votre guise, mais il m’est assez difficile d’imaginer Orphée comme un gaucho venu des steppes nordiques qui enlève Eurydice en plein vol, d’autant plus qu’un doute plane sur sa virilité, puisque, par certains aspects, il peut être rapproché de Tirésias, Actéon, Penthée qui se déguise en femme et s’identifie à Dionysos.

28 J. Heurgon, « Orphée et Eurydice avant Virgile », MEFR, 1932, p. 6-60. H. Bosco, Une ombre (1978). S. L. Beckett, « L’appel de la ténébreuse Eurydice dans Une ombre d’Henri Bosco », Religiologiques 15, 1997, p. 91- 109. 29 Ce nom est aussi celui de la mère d’un autre poète thrace, Thamyris qui, sur le mont Pangée, fut aveuglé par les Muses qu’il avait voulu défier.

30 E. Lindqvist, Monologue dans l’Hadès (« Monolog i Hades », in Lökar i November, Dikter, Bonniers, 1963. J. Dekens, Écouter le chant d’Orphée. La figure d’Orphée dans la création poétique moderne et contemporaine de langue allemande, française et suédoise, diss. Zürich, 2020 (www.zora.uzh.ch), passim.

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L’hybris anti-dionysienne d’Orphée rappelle surtout celle d’un roi de Thrace, Lycurgue. L’histoire de ce roi des Édoniens, dont le nom est bien énigmatique, est d’autant plus intéressante que les Tragiques et les mythographes présentent des versions bien différentes de son supplice31. Dans l’Iliade, l’Argien Diomède, fils de Tydée, se demande si le Troyen Hippolochos face à lui n’est pas un immortel. C’est alors qu’il évoque Lycurgue, le chasseur de Ménades sur le mont sacré de Nysa, aveuglé par Zeus pour avoir effrayé Dionysos et défié une divinité, comme le barde Thamyris qui avait osé défier les Muses. Selon Diodore, l’armée thrace est vaincue par celle de Dionysos, un petit nombre de femmes ! Fut-il déchiré par les panthères du Rhodope, mis en pièces par ses chevaux comme le roi thrace Diomède, ou frappé de folie au point qu’il se mutila en prenant son pied (que dis-je !), ou son propre fils, Dryas, pour un cep de vigne. Mais cette méprise, miracle ou supercherie, qui rappelle le sort de Penthée dans les Bacchantes d’Euripide, est déjà représentée au Vème siècle sur des vases à figures rouges. Sur ce point les récits d’Hygin et du Pseudo-Apollodore, bien que « tardifs », ne sont pas sans intérêt, si l’on songe que nous sommes en Thrace, au pays des Koukeri et du Mavrud32. Lycurgue se comporte comme une espèce de vigneron homicide en retranchant le nez, les oreilles et les doigts de son fils. Quant à son homonyme, le législateur de Sparte, il était borgne à la suite d’une rixe avec un jeune homme violent. L’un et l’autre, selon Georges Dumézil, doivent être rapprochés d’une figure du panthéon ossète, Tutyr. Ce « berger des loups », qui a le double pouvoir de les rendre inoffensifs ou de les déchaîner, négocie avec Fælværa, le protecteur des moutons, avant d’engager avec lui un combat « en manière de plaisanterie » et de le rendre presque borgne. Le christianisme oriental n’a retenu que le premier aspect, puisque Théodore de Tyr est si vertueux que les loups viennent lui lécher les pieds. À la fin de son article, Dumézil évoque Odin qui sacrifie son oeil pour obtenir la sagesse et Zoroastre aveuglé par ses disciples qu’il veut quitter et dévoré par des loups33. Les historiens considèrent qu’ils font leur métier quand ils dissertent à perte de vue pour déterminer si Dionysos est un dieu grec ou un intrus venu d’Asie et de Thrace avec son armée de bacchants et bacchantes. Les griefs s’accumulent sur la tête du récidiviste Orphée, négateur de la différenciation naturelle des genres, transgresseur de l’ordre naturel quand il fait marcher les arbres et domestique les fauves, transgresseur encore quand il viole la frontière entre les deux mondes, sublunaire et infernal. Il mérite d’être écartelé comme Penthée, dévoré tout cru par les chiennes de Diane, ou réduit à l’état de sable par ses chiens comme Actéon34.

31 A. Moreau, « Actéon, Orphée, Penthée : mise en abyme et initiation manquée dans les Bacchantes d’Euripide », Kentron 14, 1-2, 1988, p. 23-37.

32 Hom., Il. VI, 129-140 ; Diod. I, 34 ; Hygin, Fables 132 ; Ps.-Apollodore, Bibliothèque III, 5. Étienne Coche de la Ferté, « Le verre de Lycurgue », Monuments et mémoires de la fondation Eugène Piot 48.2, 1954, p. 131-162. Ph. Bruneau et C. Vatin, « Lycurgue et Ambrosia sur une nouvelle mosaïque de Délos », BCH 90.2, 1966, p. 391- 427, commentent les sources littéraires et s’interrogent sur l’origine thrace, alexandrine ou syrienne de la légende.

33 Plut., Lyc. 10. G. Dumézil, « Le brutal et le borgne », Ultra Ponticos fluctus (Esquisses de mythologie), Paris, Gallimard, 1982, p. 423-431. Selon J. Haudry, «Le feu dans la tradition indo-européenne », Milan, Archè, 2016, Lycurgue, avant d’être un impie ou un fou, est celui qui repousse la rage, lussa, en s’en prenant à Dionysos, « feu divin », comme le Feuerreiter du folklore germanique et du poème d’Eduard Möricke. Ce démon, pompier et pyromane, capable de sentir le feu de très loin, en est finalement victime.  

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Si la catabase constitue une épreuve nécessaire pour passer de l’enfance à l’âge adulte, un rite initatique, peut-on dire qu’il ait mieux réussi que Penthée ? Il revient sur terre comme un shamane et peut ainsi passer pour un prophète, un initiateur. Mais la contradiction n’est pas levée et c’est vraiment une malédiction. S’il ne s’était pas retourné, on l’aurait accusé de ne plus avoir envie de posséder l’être aimé ; s’il s’est retourné, c’est parce qu’il a oublié non seulement l’interdit, mais une vérité toute simple : après la première mort d’Eurydice, il ne peut avoir de rapport avec elle « qu’au sein de l’hymne », en tant que poète pratiquant l’art de la mémoire35. Je viens d’écrire le mot gaucho : j’aurais pu profiter de l’occasion pour rappeler qu’un insecticide est l’une des causes qui provoquent la mort des abeilles. Les nymphes qui accompagnaient Orphée ont vengé la mort d’Eurydice, qui voulait échapper à un autre violeur, le dieu-berger-apiculteur Aristée, fils d’Apollon et père d’Actéon, en tuant ses abeilles. Mais, selon Virgile, après avoir consulté Protée, il fit sortir un autre essaim du corps putréfié d’un bovin, et Columelle attribue cet exemple de parthénogenèse à Démocrite et au Carthaginois Magon)36. Les abeilles mortes, dit-on, conservent leurs pouvoirs guérisseurs (propolis noire ou blanche, gelée royale…). Encore une histoire qui voudrait nous consoler, si le grain ne meurt... Mais que deviendront les plantes et les arbres si les abeilles ne sont plus là pour polliniser ? À quoi bon prendre parti pour Orphée en éludant les questions concernant sa sexualité, ou pour Eurydice en faisant d’elle une figure de la protestation féminine contre le pouvoir du mâle et son incapacité à aimer ? Maurice Blanchot a bien raison de ne pas réduire le mythe à la descente aux enfers et de faire d’Orphée le personnage essentiel en tant que figure allégorique de la parole poétique, comme Yves Bonnefoy, Rainer Maria Rilke, Guillaume Apollinaire, Pierre-Jean Jouve ou Pierre Emmanuel. Paul Diel, un psychanalyste autrichien, qui s’est réfugié en France après l’Anschluss en 1938, rejoint en somme Platon quand il parle de la faiblesse sentimentale (efféminée ?) d’Orphée37 : « Eurydice peut revivre, uniquement si Orphée n’est plus animé que par le regret sublime transformé en joie de retrouver Eurydice. Le moindre regret pervers des séductions du subconscient le rendrait indigne de la faveur accordée. » Après la deuxième mort d’Eurydice, Orphée renonce (plus que jamais ?) aux femmes, à l’inspiration dionysienne au profit de l’idéal apollinien d’harmonie. L’araignée dématérialisée, que vous voyez filer et défiler sur vos écrans, m’a récemment fait bifurquer vers la poésie de Pierre-Jean Jouve38

 34 A. Moreau, op. cit., p. 31, se réfère au fragment 244 d’Eschyle.

35 M. Blanchot, « Le regard d’Orphée », in L’espace littéraire, Paris, Folio Essais, 1955 [1988]. Balzac, Le chefd’oeuvre inconnu (1837) : « Comme Orphée, je descendrai dans l’enfer de l’art pour en ramener la vie » (le peintre Frenhofer). O. E. Mandelstam (1920) : les abeilles de Perséphone ont « transformé le miel en soleil » (Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduits par Ph. Jaccottet, L. Martinez et J.-Cl. Schneider, Genève, La Dogana, 2008). Peu avant sa mort au goulag, un apiculteur aurait aidé Ossip Mandelstam à se nourrir, alors qu’il était à bout de forces.

36 Virg., Géorg. IV. 548-558. Columelle, De l’agriculture IX, 14, 6.

37 P. Diel 1952, Le symbolisme dans la mythologie grecque. Étude psychanalytique (préface de Gaston Bachelard), Paris, Payot, p. 139, 171. Cf. Plat., Banquet 179b-d.

38.P.-J. JOUVE, Matière céleste (1937). B. Conort, « Orphée ou l’exaltation de la mort », in Pierre-Jean Jouve : Mourir en poésie, Pr. univ. du Septentrion, 2002, p. 131-147 (online 2019). 39 F. Jourdan, « Orphée, sorcier ou mage », RHR, 2008-1, p. 5-36 ; Orphée et les Chrétiens, Paris, Les Belles Lettres, 2010-2011. J. M. Maulpoix, Du Lyrisme, Paris, José Corti, 2000. V. Piano, « Le papyrus de Derveni et son contexte de découverte : parole écrite et rituels funéraires dans la Macédoine grecque antique », RHR 201, 3- 2, p. 233-252. Ce papyrus, du milieu du IVe s. avant J.-C., trouvé à Derveni (à 10 km de Thesssalonique, commente une théogonie orphique qui recueille des doctrines hétéroclites des Présocratiques aux Stoïciens. Il est présenté audacieusement par l’Unesco comme le plus « ancien » livre de l’Europe.

Hélène, Eurydice, mais aussi Méduse et Nada, doivent mourir parce que c’est le seul moyen d’abolir la culpabilité d’une liaison incestueuse avec la « femme maternelle » (Jouve ne dit pas « la mère ») et d’ouvrir l’espace des possibles de l’écriture, en l’absence de l’être aimé, quand tous les phénomènes ne sont plus que des ombres39. Héraclès et le roi thrace Diomède Dans la chronique locale des faits divers dont le récit n’est vraiment utile que si on le décrypte, nous pouvons lire aussi l’histoire de l’affrontement entre Héraclès et un roi Thrace, Diomède qu’il ne faut pas confondre avec Diomède, fils de Tydée l’Argien, un des héros de la guerre de Troie qui ose blesser Arès et Aphrodite et que l’on retrouve en Italie quand il est tué par les Dauniens. Ce Bistonien de sinistre mémoire nourrissait ses cavales ou chevaux de chair humaine. Héraclès devait les emmener à Argos chez Eurysthée. Lors de cette huitième épreuve, sa massue fait merveille, mais quel horrible festin ! Les bêtes ne devinrent dociles qu’après s’être nourries du corps de Diomède, ce qui permit à Héraclès de les emmener40. La fin justifie les moyens. Ce Thrace est parfois présenté comme le fils d’Arès et de Cyrène. Bon sang ne saurait mentir. Mais, pendant le combat, Héraclès avait confié, avec la stupidité dont il fait souvent preuve en dépit de ses mérites incontestables, la surveillance des cavales à son compagnon Abdère, fils d’Hermès (Apollodore) ou de la naïade Thronia et de Poséidon (Pindare et Diodore)41. Abdère, incapable de dompter les cavales, contrairement à Alexandre face à Bucéphale qui est parfois présenté comme un de leurs descendants, devient leur victime. Gustave Moreau a consacré à ce mythe trois tableaux : plutôt que la première version avec ses restes humains qui jonchent le sol sous le regard d’un minuscule Héraclès juché sur un mur, je préfère la version aquarelle. Quant à l’interprétation psychanalytique, angoisse de dévoration et de castration, elle est encore plus plausible si Abdère est la soeur de Diomède, comme le dit Pomponius Mela quand il décrit la Thrace, sans parler des griffons auxquelles il compare les fourmis indiennes qui arrachent l’or aux entrailles de la terre. Les fourmis chercheuses d’or, plus grosses que le renard, dont parle Hérodote à propos de l’Inde, ont parfois été identifiées avec des marmottes nichées dans un Eldorado au Nord du Pakistan. Il ne faut pas en vouloir au Père de l’histoire de s’être mépris sur un mot mur mess (hyène) dont la sonorité ressemblait à μύρμηξ, et d’ignorer que le Mahâbhârata mentionne une espèce d’or, l’or des fourmis, pipîlika42.

40 Leopoldo LUGONES, « Los caballos de Abdera », 1906. Ce poète argentin est souvent cité par J.-L. Borges.

41 Pind., Péan en l’honneur des Abdéritains, fr. 52b, 1-4 Snell-Maehler. Diod., IV, 15. 14. 

42 Pomponius Mela, Chorographie II, 2 (Thrace), III, 7 (fourmis en Inde). Cf. Hdt. III, 102. M. Peissel, L’or des fourmis : la découverte de l’Eldorado grec au Tibet, Paris, Robert Laffont, 1984. M. Cardell, « À propos des fourmis chercheuses d’or », Connaissance Hellénique, ὁ λύχνος 135.3, 2013.

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J’ajoute que Patrocle et Achille, qui ne sont pas des tueurs à gages, hired guns ou hired ruffians, sont pourtant des Myrmidons thessaliens, et Myrmidon n’est que le rejeton de Zeus qui s’est transformé en fourmi. Ovide raconte que l’épouse de Zeus, Héra, irritée contre l’une de ses rivales, répandit la peste à Égine et que Zeus repeupla l’île en transformant les fourmis en hommes43. Éaque était sans doute bien fier de siéger comme juge dans les Enfers, alors que son petit-fils, Achille reproche à Ulysse d’adoucir la mort et lui dit qu’il préférerait être esclave sur terre que d’être roi parmi les ombres44. Je m’en voudrais de ne pas citer Agatha Christie : Hercule Poirot, avant de se livrer à la culture des cucurbitacées, accepte de traiter encore douze affaires pour répondre aux sarcasmes d’un professeur de lettres classiques et honorer enfin le prénom qu’il porte45. Héraclès a-t-il vraiment fondé ma ville natale en l’honneur de son écuyer ? Le mythe de fondation ne précise pas qu’Abdéros était thrace, contrairement à Pomponius Mela. Il est permis de se demander si le nom de la ville n’est pas pré-hellénique ou plus exactement thraco-pélasgique, un adjectif qui présente l’avantage de dépasser l’« altérité » Grecs/Thraces. Le lexique d’Hésychius donne le mot ἄβδης chez Hipponax comme synonyme de fouet, cravache, étrivière, fléau. Avouez que cela tombe assez bien. En bon grec, si cela existe, le fouet se dit μάστιξ, et μαστιγίας, « qui mérite le fouet », synonyme de crapule chez Sophocle, Aristophane, Platon et Plutarque, ou gibier de potence, se trouve aussi dans un passage de La tondue (ou La femme à la boucle coupée) de Ménandre qui est cité dans un fragment de Cassius Dion que nous devons à Xiphilin46. Le mauvais air serait-il à la fois responsable de la folie des cavales devenues carnivores et du crétinisme des Abdéritains ? Juvénal s’étonne que dans un pays où l’air est « épais » (crasso), dans le pays des moutons que Plaute associe à la bêtise crasse, puisse naître un esprit aussi distingué que moi47. Mais je ne sache pas que la fièvre des marais ou le paludisme puisse avoir de graves conséquences neurologiques ou intellectuelles, indépendamment de ses effets désastreux pour l’organisme et les sociétés. Comme Benjamin Henri Isaac, j’ai la plus grande répugnance pour certaines interprétations du déterminisme environnemental qui conduisent tout droit aux idéologies racialistes48. Je reviendrai sur cette question du paludisme et du sens ancien du mot épidémie à propos de ma rencontre avec Hippocrate. La gestion des zones humides est un problème complexe : si la malaria sévissait en 1930 quand les Grecs ont fondé le village de Fanali à l’est de Porto Lagos pour accueillir les réfugiés après la guerre gréco-turque de 1922, c’est aussi parce que les terres bonifiées par les Abdéritains avaient été négligées. Aujourd’hui, la faune et la flore du delta du Nestos lui valent d’être préservé dans le cadre d’un Parc National de la Macédoine orientale et de la Thrace créé en 2008, entre la côte orientale du golfe de Kavala et la côte au sud de Komotini.

43 Ov., Mét. VII, 453-522, 622-634.

44 Hom., Od. XI, 488-490.

45 Agatha Christie, The Horses of Diomedes (1940).

46 Le mot, en raison du « cluster » βδ, est considéré comme pré-grec par R. Beekes, Etymological Dictionary of Greek (Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series 10), with the assistance of Lucien van Beek, Leiden, Boston, Brill, 2010. Hipponax 98 (O. Masson, CUF, 1962). A. J. Carnoy, « Les suffixes toponymiques pré-grecs », AC 29-2, 1960, p. 321 et 325 : l’asphodèle, l’absinthe, à la fois rivière de Thrace et plante. Ménandre, Perikeiromenè 324 (Sandbach 1972 ; Furley). Cassius Dion, 61 [60], 29, 3 (Xiphilin). 47 Dém., Sur le traité avec Alexandre 17, 23 (attribution douteuse). Juv., Sat. 10, 48-50. Cf. Hor., Ép. II, 1, 44 (l’air en Béotie). Cf. Cic., Lettres à Atticus VII, 7, 4 ; Luc., De la manière d’écrire l’histoire 2.

48 B. H. Isaac, The Greek settlements in Thrace until the Macedonian conquest, Leiden, Brill, 1986, p. 19, 20, 34, étudie les relations conflictuelles ou amicales entre Grecs et Thraces. Pisistrate fut exilé en Thrace et Cimon épouse la fille d’un roi thrace, Olorose). Isaac est également l’auteur de The Invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton University Press, 2004 : pour la théorie environnementale et l’animalité de l’esclave chez Aristote, voir p. 45 et 212.  

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Suis-je un mauvais bougre ?

Vous le savez sans doute, le mot bougre est une déformation de bulgare. Bon bougre ou bougre d’âne, mais aussi, avant que le mot ne se démonétise, l’hérétique, le cathare, le Parfait, dont on retrouve les vestiges dans les Corbières, près de Rennes-le-Château (le roc du Bougre et le village de Bugarach). Ce village est cher au coeur d’une Américaine qui prétend converser avec un guerrier lémurien qui aurait libéré son peuple de la tyrannie des Atlantes et d’une secte qui annonçait la fin du monde en 2012. Dans une pièce de Jean-François Regnard voici comment je me présente49. Bien que je n’aime pas beaucoup que l’on parle à ma place, j’apprécie qu’il honore ma modestie et laisse entendre qu’un amour déçu pourrait être l’une des causes de mon désarroi et de ma misanthropie. Barbon amoureux, ermite en guenilles, Savonarole aux ongles peints (voir plus bas l’article de A. Richardot), rien ne me sera épargné !

Il est temps cependant de me faire connaître. / Je n'ai point été tel que j'ai voulu paraître ; / Vraiment faible au dedans, philosophe au dehors, / L'esprit était la dupe et l'esclave du corps. / Deux yeux, deux yeux charmants, avaient, pour ma ruine, / Détraqué les ressorts de toute la machine. De la philosophie en vain on suit les lois ; / La nature en nos coeurs ne perd jamais ses droits ; / Et, comptant nos défauts, je vois, plus je calcule, / Qu'il n'est point de mortel qui n'ait son ridicule ; / Le plus sage est celui qui le cache le mieux. / J'étais amoureux.

L’un des personnages de cette pièce, sans doute un paysan grippe-sous, qui pourrait rouler carrosse, ne cherche pas midi à 14 h et n’a pas du tout envie de chercher « la vérité dans les profondeurs », au fond du puits en quelque sorte, est dénommé Thaler. A-t-il trouvé un trésor dans son vallon métallifère (Thal en allemand) ? En tout cas, ce mot, qui désigne une monnaie sous Charles-Quint, est à l’origine du mot dollar, et un économiste américain Richard H. Thaler, un paternaliste libertarien, bénéficie d’un patronyme et d’un prénom bien éloquents. Regnard n’est pas le seul à m’avoir mis en scène. En 1756, Jacques Autreau, peintre et dramaturge, a fait représenter en 1730 au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne une pièce intitulée Démocrite prétendu fou. Bien que son talent n’ait pas été vraiment reconnu, ce qui le plongeait dans la mélancolie et la misanthropie, sa pièce a été jouée en 1756 et éditée à Munich. On y retrouve Hippocrate, Diogène de Sinope, Aristippe de Cyrène, Straton de Lampsaque, excusez du peu ! Certains me font naître à Milet, peut-être pour me faire plus proche encore des philosophes milésiens et de mon maître, Leucippe, que l’on dit parfois abdéritain. J’aurais bien voulu y naître, puisque je suis en somme le pénultième des physikoi, avant Épicure. Un scholiaste anonyme, commentant Juvénal, me donne une origine mégarienne, sans doute parce qu’un esprit aussi méprisable que moi ne peut naître qu’à Mégare, cette autre taie ou chassie dans l’oeil du golfe Saronique (c’est ainsi que Périclès qualifiait Égine)50Quand je naquis à Abdère en Thrace vers 460, mes parents m’affublèrent d’un nom à deux faces, « choisi par le peuple » ou « jugé par le peuple ». Les mots et les prénoms n’existant que par convention et n’ayant aucun fondement naturel, ils sont disponibles pour toutes les interprétations, naïves ou subtiles, bienveillantes ou malveillantes. La première interprétation me fait songer au cognomen du Romain Publicola, interprété par ses laudateurs comme signifiant « l’ami du peuple » (Marat était ainsi désigné), alors que le sens originel devait être « qui habite le territoire public ». La maison de Publicola, soupçonné d’aspirer à la royauté (adfectatio regni), qui surplombe la Ville, est détruite, mais plus tard il a droit à une maison construite sur un terrain public51. Et mon père, direz-vous ? Hégésistrate (« chef d’armée ») Athénocrite (« choisi par Athéna ») et Damasippos (« dompteur de chevaux ») ont des pouvoirs évocateurs bien différents. Optons pour Damasippos qui permet de songer aux chevaux sauvages qui s’ébrouent dans les prairies de Thessalie et de Thrace. Quant à ma mère, vous n’en savez rien, et c’est mon secret. Si elle est née ailleurs que dans la polis d’Abdère, vivant à Abdère avec mon père, elle faisait partie de l’asty d’Abdère, à défaut d’être reconnue comme citoyenne (droit du sol et droit du sang, éternel problème qui ne finit pas de vous empoisonner !). Ma doctrine fut victime d’un ostracisme injuste pendant l’antiquité et jusqu’à la thèse de Karl Marx en 1841, en dépit des efforts d’Épicure et Lucrèce qui ont daigné discuter avec moi et me faire l’honneur de me considérer comme leur devancier sur certains points. D’ailleurs, Marx préfère nettement Épicure, s’en prend injustement aux bavardages de Cicéron et de Plutarque et reproche à Gassendi d’avoir tenté en vain de concilier « sa consciencen catholique avec sa science païenne » (en quelque sorte une théologie défroquée)52. Et pourtant, Nietzsche me considère comme le père de toutes les tendances de l’Aufklärung et du rationalisme. Si l’on ajoute Wieland, il faut reconnaître que les Allemands ont été plus clairvoyants que les Français du XVIIIème siècle. Depuis Fénelon, la morosité et la compassion d’Héraclite pour ses semblables est jugée préférable à mon ricanement, et les encyclopédistes me citent ici et là, mais ne me jugent pas digne d’avoir une notice à mon nom53. Mais la Grèce, redevenue indépendante, a gravé mon effigie sur une pièce de monnaie de 1976, au moment où tu découvrais cette autre Grèce, celle du Nord, et sur un billet de banque de 1967, en l’honneur du capitaliste que j’aurais pu être, si j’avais crânement ou bêtement assumé de contredire mes principes éthiques par mon genre de vie. Puisque je parle de la monnaie, qui n’est qu’un instrument fiduciaire reposant sur la confiance, qu’il soit sonnant et trébuchant ou absolument virtuel quand il dort dans un livret ou vagabonde dans le monde de la finance et des boursicoteurs, ne prenez pas pour argent comptant la fausse monnaie (nomisma) des opinions (nomizô) de ceux qui prétendent raconter ce que fut ma vie. Alors que je me suis d’abord nourri des pensées de Leucippe, au point que vous avez de la peine à nous distinguer, Diogène Laërce (Vies des philosophes X, 34-49) se permet d’écrire, en extrapolant à partir d’Hérodote qui ne parle pas de mon père54 : Démocrite était le fils d’Hégésistrate, selon d’autres d’Athénocrite et selon certains de Damasippe ; il naquit à Abdère, ou selon quelques-uns à Milet. Il fut l’auditeur de certains mages et de Chaldéens, que le roi Xerxès avait laissés comme précepteurs auprès de son père quand il fut son hôte, comme le rapporte Hérodote ; auprès d’eux il apprit les savoirs théologiques et astrologiques quand il n’était encore qu’un enfant. Est-ce pour cette raison qu’un peintre, Salvator Rosa m’affuble d’une longue robe et d’une coiffure en forme de turban quand il représente ma rencontre avec un portefaix nommé Protagoras55. Aulu-Gelle raconte en effet qu’un jour je lui demandai qui lui avait appris à équilibrer sur son dos une charge de bois pour alléger sa peine. Protagoras aurait répondu qu'il avait trouvé lui-même ce moyen56. Démêlons le vrai du faux : Protagoras, plus vieux que moi de 30 ans, ne pouvait être mon disciple, mais il est vrai que certains gestes de la vie quotidienne se font sans y penser et qu’il est intéressant de les observer. Et puis, si Protagoras fut vraiment un crocheteur et l’inventeur de la tulè (pouliot ou bourriquet), comme le disent Diogène Laërce et Aristote, avant de devenir cette voix bourdonnante qui résonnait dans les rues et attirait vers lui des cortèges de jeunes gens, c’est plutôt à son honneur. Cela ne fait pas de lui un âne bâté. Cancaniers et pamphlétaires se sont relayés de siècle en siècle pour me clouer au pilori et discréditer mes pensées. Ils m’ont dépeint comme un sauvageon, un fils prodigue qui dilapida l’héritage de son père en voyageant inutilement (allez chercher l’étymologie de voyou)57.

49 Jean-François Regnard, Démocrite amoureux (1700), v. 1603-1614.

50 Arist., Rhét. III, 10, 7. 51 Plut., Publ. 10, 5-6. D. Briquel, « Les cas de sépulture à l’intérieur de la ville » (Coll. de 2013, Université de Picardie), 2020 ; « Les contacts entre les vivants et les morts ».  

52 K. Marx (1841), Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie (Karl Marx, Friedrich Engels: Werke, vol. 40, Berlin, 1968 (trad. fr. J. Ponnier, Bordeaux, Ducros, 1970).1841. GASSENDI 1649. D. Collin, « Marx lecteur d’Épicure. La thèse de doctorat dans la formation de la pensée de Karl Marx », Les Lettres Françaises 83, n. s. 2011 (viabloga.com).

53 Ch. M. WIELAND, Geschichte der Abderiten (1774). Présentation, traduction et notes G. Espagne : Histoire des Abdéritains, Paris, Imprimerie Nationale, 1984. L’article « Philosophe » de César Chesneau Dumarsais, dans l’Encyclopédie, dit qu’il est monstrueux de vivre « dans les abîmes de la mer ou dans le fond d’une forêt. » A. Richardot, « Un philosophe au purgatoire des Lumières : Démocrite », Dix-Huitième Siècle 32, 2000, p. 197-212, notamment p. 205-206, 212. Bien que le mot « purgatoire » puisse surprendre, j’apprécie qu’elle prenne en compte les représentations des peintres et des graveurs et la physiognomonie de Lavater. F. Nietzsche, Sur Démocrite (Fragments inédits), trad. Ph. Ducat, Paris, Métailié, 1990, p. 59.

54 D. Laërce, Vies des philosophes IX, 34–49 (Démocr. A 1).

55 Ce tableau de Salvator Rosa (1615-1673) se trouve au Musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg.

56 Aulu Gelle, Nuits attiques V, 3. Cf. Athénée, Banquet des sophistes 8, 354c (Démocr. A 9). `

57 Philon d’Alexandrie, De la providence II, 13, éd. Aucher (A 14). Claude Élien, Histoires variées IV, 20 (A 16).

Nous étions trois héritiers. Pour ma part, j’ai choisi les espèces sonnantes et trébuchantes, comme un viatique pour le routard (ephodion) qui m’a permis d’apprendre la géométrie auprès des prêtres et des arpenteurs d’Égypte, l’astrologie auprès des Perses et Chaldéens, et de rencontrer des sophistes aux pieds nus qui n’occupent pas le haut du pavé et réservent les pépites de leur savoir à ceux qui daignent leur parler et soulager un peu leur misère. Je ne comprends pas que l’on me reproche d’avoir été le plus grand voyageur de mon époque, comme l’Ulysse de Du Bellay, alors que les vies des Sages et des philosophes donnent souvent l’impression que ce sont les Barbares qui ont éduqué les Grecs. Selon Clément d’Alexandrie, dans un témoignage rejeté comme inauthentique par les éditeurs Diels et Kranz, je (ἐγώ) me félicite d’être aussi curieux de toutes choses et rigoureux dans l’agencement des lignes de mes écrits (γραμμέων) et de mes démonstrations que les arpenteurs égyptiens. Cela nécessite une explication : ces harpédonaptes sont des arpenteurs géomètres qui « attachent le cordeau » à noeuds disposés régulièrement, et ἅρπη, qui désigne la faucille chez Hésiode ou le cimeterre de Persée, est aussi le triangle qui sert à mesurer des angles droits. Clément, qui dresse un catalogue des philosophes d’origine barbare et des voyages que l’on attribue aux philosophes et aux sages de la Grèce, dit même que j’ai inséré dans mes écrits une colonne d’Acicarus (Ahiqar). Ahiqar, scribe et conseiller des rois assyriens Sénnachérib et Asarrhadon, enseigne à son neveu qu’il a adopté des proverbes ou paraboles qui sont transmis par un papyrus en araméen et par des traductions en syriaque, grec, éthiopien58. Je sais bien qu’Athènes voudrait donner des leçons à tout l’Univers. Mais n’allez pas croire Démétrius de Magnésie qui ose parler à ma place : « Je vins à Athènes, dit-il, et y demeurai incognito59 ». Je vous laisse libres d’interpréter comme vous voulez : je voulais « tirer gloire de [m’]’être soustrait à la gloire » (Cicéron), je ne voulais pas devoir ma gloire à Athènes (Démétrius). Entre les citations des deux Démétrius, Diogène Laërce signale la fragilité de son exposé biographique en insérant malicieusement (sinon ce serait incohérent, cela manquerait d’άκολουθία) un de mes dits : « La parole est l’ombre de l’acte »60 Devant les conseillers d’Abdère qui m’avaient fait comparaître comme un homme de mauvaise vie, je me suis bien gardé d’argumenter avec des aveugles et des sourds incapables de comprendre ma liberté de penser ; je me suis contenté d’une petite performance oratoire en lisant le début de mon Grand système du monde et mon écrit Sur les choses de l’Hadès61.

57 Philon d’Alexandrie, De la providence II, 13, éd. Aucher (A 14). Claude Élien, Histoires variées IV, 20 (A 16).

58 Clém. Alex., Strom. I, 15, 69 (B 299). R. Schneider, « L’histoire d’Ahiqar en éthiopien », Annales d’Ethiopie 11, 1978, p. 141-152.

59 O’ BRIEN 1994, p. 678 (le questionnement se termine par trois points de suspension). Démétrius de Magnésie, contemporain de Cicéron, cité par Diogène Laërce IX, 37, retenu comme fragment par Diels, B 116, sans doute en raison du style direct qui ne prouve rien (B 116), Cic., Tusc. V, 36, 104 et Val. Max., Faits et dits mémorables VIII, 7, étrangers, 4) mentionnent ce séjour à Athènes sans parler de Socrate. Démétrius de Phalère, Apologie de Socrate, rejette formellement l’anecdote (D. Laërce, IX, 37).

Et mes juges d’applaudir, de me gratifier de 500 talents, à ma grande surprise. Selon Pline l’Ancien, j’ai été le premier à comprendre les relations entre ciel et terre (caeli cum terris societatem), mais je dois à la vérité de dire que son récit est très proche de ce qu’Aristote raconte à propos de Thalès : usant d’un autre moyen que de simples mots pour prouver l’utilité de mes recherches et prévoyant à partir de considérations astronomiques ou astrologiques une hausse du cours de l’huile, j’aurais acheté les stocks pour les revendre quand le cours remonterait. Mais tenez-vous bien : après cette démonstration, j’ai rendu la marchandise sans contre-partie financière. En effet, il suffit de jouir du peu que l’on a pour être riche62. Faut-il croire que l’observation des régions célestes me permettait de prévoir beaucoup d’événements, et pas seulement une pluie abondante, ce qui m’aurait valu d’être surnommé Sophia63 ? Je vous en prie, ne faites pas de moi un magicien capable d’agir sur les nuages ou les vents, comme Empédocle « Fauche le Vent » (ἀλεξανέμας), ni un guérisseur qui aurait débarrassé de la peste les Abdéritains64, ne m’attribuez ni un don de seconde vue, ni un odorat si subtil que j’ai été capable de saluer en disant « Madame » celle qui n’était qu’une demoiselle la veille encore65. Si vous croyez que Darius me jugeait capable de ressusciter son épouse, lisez la fin de l’histoire, écoutez mon rire sarcastique : tout homme est frappé un jour ou l’autre par le deuil d’un être cher66. Ma vie, ce fut d’abord un road-movie divertissant et instructif, jusqu’au jour où une déception amoureuse sonna pour moi l’heure d’une retraite d’autant plus longue que j’attendis l’âge de 103 ans pour rejoindre le grand vide. Selon Favorinus, j’aurais affirmé que les théories d’Anaxagore sur le soleil et la lune n’étaient qu’un plagiat d’oeuvres plus anciennes, parce que j’étais dépité de ne pas avoir été admis dans le cercle de ses disciples67 ! L’anecdote est d’autant plus malveillante que je n’ai pas l’outrecuidance de prétendre n’avoir eu aucun maître, contrairement à Épicure qui se présente comme un autodidacte. Mais la confusion règne dans

60 Cf. Plut., De l’éducation des enfants 14, 9 F (B 145). L’ionien σκίη est peut-être un indice d’authenticité.

61 Athénée, Banquet des sophistes IV, 65, 168b.

62 Pline, HN XVIII, 273 (A 17). Cf. Arist. Pol. I, 11, 1259a 6 (= Thalès, A 10).

63 Pline, HN XVIII, 341 (A 18) et Clém. Alex., Strom. VI, 32, 2 (= A 18).

64 Philostr., Vie d’Apollonios de Tyane, VIII, 7, 8 (= A 19). Cf. Porph., Vie de Pythagore, 19 (Empédocle). 65 D. Laërce, IX, 42. Ainsi brode Michel Onfray, cité, avec une ironie bien compréhensible par O’ BRIEN, 1994 (L’art de jouir. Pour un matérialisme hédoniste, Paris, 1991, p. 109-111).

66 Julien l’Apostat, Lettres, 413 A-D, p. 230-231 Bidez (A 20). 67 D. Laërce, IX, 35. Favorinus, ami de Plutarque, auteur de Miscellanées historiques (éd. A. Barigazzi).

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toutes ces histoires de filiation et de succession intellectuelle68. Dès lors, je passai pour un misanthrope tout aussi revêche que le Dyscolos de Ménandre, pour un(e) chauve-souris ou un lémurien amateur de grottes obscures qui menait dans son cabinet une vie sépulcrale, alors que je désirais simplement éviter les divertissements frelatés de l’agora et les conversations symposiaques entre beaux esprits, et ne pas me laisser détourner de ma quête intellectuelle. Lucien de Samosate (se non è vero è ben trovato) raconte qu’un jour des jeunes gens se déguisèrent en spectres et prirent les masques les plus effrayants pour me faire peur et prouver que mon incrédulité et mes certitudes n’étaient que sottise et fanfaronnade. Je dégainai alors mon arme habituelle, le rire, et continuai à écrire en les traitant de fous69. Ce devait être Halloween, ou plutôt la fête des Koukeri : en Bulgarie, les hommes revêtent d’épaisses fourrures de chèvre ou de mouton, portent un masque horrifique et agitent une ceinture de cloches de bétail qui émettent un son tonitruant. Les Koukeri passent de maison en maison pour formuler des voeux de santé et de bonheur, faire fuir les mauvais esprits et recueillir des cadeaux. Ils tuent aussi symboliquement le roi. Venu du fond des âges, ce rituel de fécondité fait ressurgir le mythe du premier Dionysos, Zagreus, déchiré par les Titans qui avaient signé un contrat avec Héra, jalouse de Sémélé, comme Orphée le fut par les Ménades. Dionysos naquit à nouveau « de la cuisse de Jupiter ». C’est bien le moment d’évoquer la légende de ma cécité volontaire. Mes yeux n’étaient pas aussi pleins de chaleur et de feu que ceux de la chouette qui peut voir pendant les nuits sans lune. Mes détracteurs n’ont pas déraisonné au point de considérer qu’il s’agissait d’un châtiment réservé à tous ceux qui défient les dieux, osent les combattre comme des athées militants, s’arrogent leurs privilèges, ou tout simplement se comportent comme s’ils n’existaient pas (c’est le sens originel du mot atheos). Cependant, ils extrapolent gratuitement, que dis-je ? ils veulent asseoir leur réputation de collectionneur d’anecdotes et gagner quelques drachmes ou des prix plus conséquents. Aucun médecin n’étant en mesure d’en expliquer les causes, ils construisent des hypothèses plus ou moins fondées. Je veux bien admettre que j’aurais aimé d’amour toutes les femmes, mais l’intransigeant bigot Tertullien tombe dans la misogynie la plus détestable quand il affirme que je me suis volontairement privé de la lumière du jour pour échapper aux simulacres provenant des « objets extérieurs », parmi lesquels les femmes70, et ce bon Plutarque, dont on connaît la courtoisie à l’égard de la gent féminine, se contente d’expliquer que je voulais éviter de perturber le travail de ma pensée. Comme Plutarque qui refuse de croire que j’ai obturé les fenêtres qui ouvrent le chemin vers le monde

68 D. Laërce, X, 2-3 : « Mais Hermippe dit qu’il a été maître d’école, et que c’est ensuite, après avoir découvert les livres de Démocrite, qu’il s’est élancé vers la philosophie. C’est pourquoi Timon dit de lui : ‘ Ce porc, le dernier des physiciens (ὕστατος αὖ φυσικῶν), et le plus chien, venu de Samos en petit maître d’école, le plus mal dressé des animaux (ἀναγωγότατος)’. » Ép., Lettre à Eurydicos (D. Laërce, X, 254). Cic., De la nature des dieux I, 26, 73 (= A 51) : Épicure n’a pas beaucoup innové par rapport à Démocrite. Plut., C. Colotès 3, 1108 E : Épicure se disait démocritéen.

69 Lucien, Philopseudès siue incredulus 32

70 Tert., Apologeticum 46, 11 (= A 26).

pour ne pas laisser divaguer ma pensée, en fixant du regard le soleil réverbéré sur un miroir ardent71, Cicéron72 et Aulu-Gelle sont tout de même plus fins et moins désobligeants73 : Démocrite […] estimait qu’en méditant sur les causes naturelles, ses pensées et ses réflexions auraient plus de vigueur et de justesse s’il les délivrait des entraves apportées par les charmes séducteurs de la vue. On pourrait supposer, je l’ai fait, que certaines maladies dites nouvelles, ce qui semble contredire le principe selon lequel la nature obéit à un système bien défini de causes et d’effets, sont dues à l’irradiation cosmique. L’agent pathogène, ce serait un flux de macrobes en quelque sorte, plutôt que de microbes, qui s’échappe d’un monde situé hors des limites du nôtre. Cette hypothèse est évoquée par le médecin Philon dans les Propos de table de Plutarque, et Charles Mugler a eu raison de ne pas rejeter ce témoignage et d’opposer à ces théories, en un certain sens prophétiques, le système platonicien qui « ne peut se payer le luxe de laisser périr son univers unique », alors que parmi les scénarios relatifs à la fin du monde je retiendrais volontiers que notre monde, ou plutôt les mondes, puissent diparaître en tombant les uns sur les autres74. Mes pupilles, homonymes de « jeunes filles », korai, et mes pauvres yeux, parfois appelés aphrodisia, auraient-ils subi l’assaut insidieux de tels rayons ou ondes ? La vie des hommes est toujours un roman d’apprentissage, mais les récits, épigrammes, épitaphes, vies des philosophes, traitent avec une emphase particulière les derniers instants comme s’ils révélaient constamment que les philosophes ont mis en adéquation leur comportement et leur doctrine75. Dans mon cas, ce serait la sobriété, alors que je me suis goinfré quand j’en avais l’occasion et la possibilité. J’ai vérifié que Diogène Laërce et le satiriste Timon de Phlionte m’ont fait l’honneur, cum grano salis et une petite dose de fiel, de me consacrer un petit poème de ce genre76. Il est assez cocasse qu’un site intitué JeSuisMort.com. vous invite à aider le webmaster dans la recherche de ma tombe. Mais je n’ai pas envie de rire quand je lis ton avis de décès, c’est bien pire que lorsqu’un journaleux prépare une nécrologie pour ne pas être pris au dépourvu. Je n’ai même pas eu droit à une stèle et à une rame comme Elpénor, un compagnon d’Ulysse qui était tombé du toit du palais de Circé, victime de son ivrognerie ou du « syndrome d’Elpénor » du Docteur Logre (Le Monde du 1er mai 1948) qui nous prive de nos repères quand le réveil est incomplet, comme lorsque le pauvre Paul Deschanel, victime de crises d’anxiété et d’une maladie mentale qui l’amenait à des comportements excentriques, ouvrit la porte d’un train le 23 mai 192077.

71 Plut., De la curiosité 12, 521D (A 27).

72 Cic., Tusc. V, 39, 114 (= A 22) : « alors que d’autres souvent ne voient même pas ce qui est devant leurs pieds, lui voyageait dans toute l’étendue de l’infini. »

73 Aulu-Gelle, Nuits attiques X, 17, 1-4 (= A 23).

74 Plut., Propos de table VIII, 9, 773 C. Ch. Mugler, « Démocrite et les dangers de l’irradiation cosmique », Revue d’histoire des sciences 20.3, 1967, p. 221-228. Hippolyte de Rome, Réfutation des hérésies I, 13 (A 40) ; Ps.-Plut. I, 12, 6 et II, 4, 9 (A 47).

75 F. Kermode, The Sense of an Ending: Studies in the Theory of Fiction, Oxford, 1967, p. 82, 25 : « No longer imminent, the End is immanent. So that it is not merely the remnant of time that has eschatological import; the whole of history, and the progress of the individual life, have it also, as a benefaction from the End, now immanent. »

76 M. Lucciano, « Constitution de la mémoire des philosophes. Inscriptions, tombeaux, épitaphes et épigrammes dans les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce », in La Mémoire en pièces, dir. A. Raffarin, G. Marcellino, Classiques Garnier, Paris, 2020, p. 63-102. Voir notamment, p. 78 à propos de Timon de Phlionte : le cadre des Silles est une catabase. D. Laërce, IX, 41 et 43.

77 Parce qu'il était Président de la République, Deschanel fait partie de Ces maladex qui font l'histoire (P. Rentchnik, Paris, 1984), en compagnie de Louis XIV, Tito, Andropov... Mais la médecine, comme chacun sait, est une science humaine, donc aussi molle que l’art du journalisme et du satiriste. Me suis-je laissé mourir en mangeant de moins en moins parce que je ne supportais pas que ma mémoire et que mes forces faiblissent, comme le pense Lucrèce78 ? Brouet spartiate peut-être ou consommé bas-breton trop alcoolisé (binge-drinking ou biture expres, mais pas un bouillon de onze heures que j’aurais savamment composé à partir des simples de nos collines ? Je suis bien incapable de vous le dire, ni de vous expliquer quel est le régime qui m’a valu de figurer dans le catalogue des makrobioi atttribué à Lucien de Samosate79. Si j’en crois l’une de vos gazettes, un village du Rhodope en Bulgarie, Momchilovsti, a profité du scandale du lait contaminé en Chine pour faire connaître la qualité de ses yaourts et attirer des touristes chinois, comme Sénanque pour ses champs de lavande. Une usine chinoise affirme qu’elle utilise une bactérie lactique originaire de cette région et un festival sino-bulgare célèbre ses vertus80.Vous recherchez l’élixir de jouvence qui vous protègera des rides et vous donnera un visage bien lifté, tiré à quatre épingles, sans savoir que le mot élixir vient du grec ξηρίον, une poudre siccative pour soigner les blessures (en somme du cicalfate) par l’intermédiaire de l’arabe al- 'iksīr, la pierre philosophale en alchimie. Si ce minéral rouge vif est le phosphore, je ne vois pas comment il pourrait transformer en or le plomb vil de nos vies, nous « augmenter » à l’infini et avoir cette vertu efficace que vos transhumanistes croient trouver dans les neuro-sciences. En recherchant la pierre philosophale, un marchand de Hambourg, Hennig Brand fit bouillir de l’urine et découvrit le phosphore. Dans un tableau de Joseph Wright81, il figure à l’arrière-plan du coin lumineux où se trouvent l’alchimiste avec sa cornue et un petit tabellion qui écarquille les yeux, avec un regard admiratif ou moqueur. On pourrait donc supposer que j’ai suivi un régime qui combinait les vertus du lait fermenté, kefir, laban, ou lait ribot, babeurre ou buttermilk, comme l’on dit en Finistère et Outre-Manche, et du miel. Ne dit-on pas que les centenaires sont particulièrement nombreux dans les pays du Caucase ? Hé oui, le Yorik de Yoplait que tu bois quand tu ne trouves pas de lait ribot a quelque chose à voir avec Yorick, le bouffon d’Elseneur dont Hamlet contemple le crâne (le grec Gheorghios, un paysan à la cour du Roi)82.

78 Lucr., III, 1039-1041 (A 24). 79 Ps.-Luc., Macrob. 18 (A 6).

80 Le Point du 26 septembre 2017, AFP.

81 Joseph Wright, peintre et philosophe de la nature : tableau de 1771 (Derby Musem and Art Gallery, UK). Voir https://alexandrewa.com/joseph-wright-of-derby : un autre tableau représente un philosophe en train de faire cours au-dessus de la mécanique complexe d’un planétarium ou système solaire (orrery, rien à voir avec l’orfévrerie, puisque le susbstantif provient du nom d’un comté irlandais). F. D. Klingender, « Joseph Wright de Derby, peintre de la révolution industrielle », Actes de la Recherche en Sciences Sociales 23, 1978, p. 23-36.

82 Shakespeare, Hamlet, Acte V, scène 1. C’est aussi le « double » choisi par Laurence Sterne (The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, 1759). 

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Cependant, les habitants du Pays du Soleil Levant, également réputé pour le nombre des centenaires, ne vivent pas tous sur les pentes du mont sacré (Yama) Fouji, et les ferments lactiques du calpis peuvent entrer dans la composition de leurs cocktails. Mais revenons en terrain plus sûr. Les femmes d’Abdère m’ayant prié de ne pas mourir avant la fin de la fête des Thesmophories, j’ai eu la courtoisie, pour les satisfaire, d’obtempérer et de demander un pot de miel dont l’odeur m’a permis de survivre quelque temps, bien que les cérémonies religieuses ne fussent pas ma tasse de thé. Selon une autre version de la légende, j’aurais survécu quelques jours en respirant les effluves qui provenaient de pains qui devaient sortir du four83. Quand on m’interrogea pour savoir comment l’on pourrait vivre en bonne santé, je répondis qu’il fallait « humecter l’intérieur de miel et l’extérieur d’huile d’olive84. » Faut-il croire que je considérais le miel comme un complément alimentaire efficace parce que cette espèce vit plus longtemps que certains animaux sanguins à en croire Aristote85 ? J’ai du mal à comprendre la légende des abeilles qui se seraient posées sur les lèvres du jeune Platon. Je sais que le miel mêlé à l’eau est censé garantir que le nouveau-né aura une parole inspirée (comme celle de Nestor ?), et qu’un jeune enfant de la région de Marathon fut « inhumé » dans une ruche, mais l’histoire du Crétois Glaucos qui, ayant absorbé du miel, mourut d’un excès de bile et fut ressuscité par un médecin qui connaissait la vertu d’une plante grâce à un médecin, Polyidos, mérite bien de figuer dans le recueil des Histoires incroyables de Palaiphatos86. Ni doux ni amer en soi, puisque cela dépend du goût de chacun et des fleurs de chaque saison, ou doux et amer à la fois, le miel est trop précieux pour que j’aie pu recommander d’en remplir mon cercueil, comme le prétend Varron dans une satire87. Avec le temps, le miel seraitil devenu de l’ambre qui abrite des fossiles d’insectes ou de plantes, par exemple l’abeille « emprisonnée dans son propre nectar », en récompense de son travail incomparable88 ? Je plains le sort misérable des parcimonieux et avaricieux qui, à l’instar des abeilles, ne cessent de travailler comme s’ils devaient vivre pour toujours89. Je suis plutôt cigale que fourmi, mais, tout compte fait, je pourrais classer ces deux insectes parmi les animaux qui ont des choses à nous apprendre, comme l’araignée, l’hirondelle, le cygne, le rossignol, la chouette. D’ailleurs, il suffit d’approcher son oreille d’une ruche, la nuit bien entendu, pour comprendre qu’elles travaillent encore. Je ne comprends pas qu’Aristote considère qu’elles dorment, et si elles se contentaient de recueillir 

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83 Anonyme de Londres 37, 34-46 (A 28).

84 Athén., Deipn. II, 26, 46E-F (A 29).

85 Arist., De la longévité et de la brièveté de la vie 4, 446a, 4-5. Caelius Aurelianus, Maladies aiguës II, 37, 205- 206 (A 28).

86 Cic., De la divination, I, 36. Palaiphatos, Histoires incroyables 26. V. Dasen, « Archéologie funéraire et histoire de l’enfance dans l’Antiquité : nouveaux enjeux, nouvelles perspectives », in L’enfant et la mort dans l’Antiquité I. Nouvelles recherches dans les nécropoles grecques. Le signalement des tombes d’enfants, dir. A.-M. Guimier- Sorbets et Y. Morizot, Maison René Ginouvès. Archéologie et Ethnologie, Travaux 12, de Boccard, Paris, 2010, p. 19-44 (notamment p. 20).

87 Il y avait des pots de miel dans le cénotaphe de Paestum. Varr., Satire Cycnus, De la sépulture, fr. 81 Büch (A 161) ; J.-P. Cèbe, Varron. Satires Ménippées.3. Caprinum proelium- Endymiones, EFR, 1975, p. 342-345. Plut., De l’intelligence des animaux 20 ; Hdt., I, 198 (les Babyloniens) ; Lucr., III, 887. 88 Martial, Épigr. IV, 32. 89 Stob., III, 16, 17 (B 227).

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le miel, ce nectar cette rosée qui tombe du ciel, sans le transformer, je ne vois rien qui justifierait de considérer cet insecte comme divin90. Bien que Protagoras, qui sera tout à l’heure mon interlocuteur, Hécatée, philosophe et historien de l’époque d’Alexandre et du premier Ptolémée, disciple du sceptique Pyrrhon, et Anaxarque le bienheureux (eudaimonikos) qui cracha sa langue au visage de Nicocréon, un tyran de Chypre, en lui disant qu’il ne pouvait broyer avec un pilon que son sac, c’est-à-dire son corps, et non sa personne, soient originaires d’Abdère, ma patrie passe pour une pépinière de crétins91. Au lieu de dialoguer dans un symposion de bonne tenue à distance ou en présentiel, les philosophes se compromettent parfois avec les puissants de ce monde et rivalisent pour faire partie de leurs conseillers. Derrière les oppositions doctrinales, se devinent parfois des conflits d’intérêts. Platon, dit-on, voulait rassembler tous mes ouvrages pour les brûler, mais on lui fit observer que c’était trop tard, puisqu’ils circulaient un peu partout. Dominique Lenfant fait le point sur ces questions : elle a bien raison de critiquer les commentateurs qui rejettent trop souvent les sources hellénistiques sans les analyser, et de pourchasser les concepts flous et approximatifs et et les anachronismes (athéisme ancien et moderne, impiété, liberté intellectuelle, tolérance). Vouloir brûler et brûler, ce n’est pas la même chose. Point d’autodafé à Athènes, mais il est indéniable que l’on ne pouvait pas y dire n’importe quoi sans s’exposer au conservatisme des autorités et à la verve des auteurs comiques. Cependant, contrairement à Protagoras, je ne risquais pas d’être traîné devant le tribunal de l’Héliée, puisque je ne me suis jamais intégré à la vie intellectuelle et politique d’Athènes92. Le conseil des Abdéritains était plus préoccupé par mon genre de vie et ma produgalité juvénile que par ma conception du divin quand il m’a convoqué. Platon n’avait pas d’autre ressource que de dissimuler ce qu’il me doit en me citant le moins possible, alors que, sur certains points, sa pensée s’apparente à la mienne. Je soupçonne donc que la rivalité avec Protagoras (ils ont en commun de s’intéresser à la Sicile, l’un pour conseiller les deux Denys comme un tyrannodidaskalos, l’autre en participant à la fondation de la colonie panhellénique de Thourioi et lui donner ses institutions) est l’une des causes de ma mauvaise réputation. Athènes ne voulait pas se laisser déposséder de son magistère intellectuel, jusqu’au jour où il lui fallut accueillir le maître d’Alexandre, Aristote, un Stagirite, pas tout à fait grec ! La damnatio memoriae est souvent moins insidieuse, des statues que l’on déboulonne et fracasse aux livres que l’on brûle parce qu’ils sont hérétiques, immoraux, démoniaques. En lisant les auteurs chrétiens, je me console en constatant que leur censure s’en prend à certains aspects de la religion païenne (divination, magie, astrologie), mais qu’ils sont nombreux à juger nécessaire d’être des pepaideumenoi pour

90 Hist. anim. V, 22, 553b 29-31.

91 Oeuvres attribuées à Hécatée d’Abdère : un traité sur la Philosophie des Égyptiens, un livre sur les Hyperboréens, une sorte de conte philosophique semblable à l’Atlantide de Platon et à l’île fortunée d’Iambule, un livre sur les Juifs. D. Laërce, IX, 58-60 (A 1 Anaxarque).

92 Luc., Alex. 47 : ὡς δῆθεν αὐτὸν καταφλέγων. L’auteur fait corps avec son oeuvre, son corpus littéraire. D. Lenfant, « Protagoras et son procès d’impiété : peut-on soutenir une thèse et son contraire ? », Ktèma 27, 2002, p. 135-154.

proposer des interprétations allégoriques, bien connaître les arguments philosophiques et s’en servir afin de proscrire la philosophie non-platonicienne et le matérialisme épicurien ou stoïcien. D’ailleurs, c’est moins à la philosophe d’Épicure lui-même qu’ils s’en prennent qu’aux hérétiques qui se sont laissé contaminer et, pour ainsi dire, à leurs yeux, notre philosophie est morte d’une mort naturelle, d’avoir trop perduré93. Mon rire, comme une flamme qui ne s’éteint jamais94, se voulait gentiment sarcastique pour mettre en garde contre le ridicule ; il a été interprété comme un symptôme de cette folie à laquelle, depuis le Moyen Âge, des humanistes donnent le nom de mélancolie en s’inspirant de la théorie des humeurs, comme si un excès de bile noire pouvait dérégler mon équilibre mental. Mais Jean qui rit et Jean qui pleure sont aussi inséparables que Démocrite et Héraclite, comme les deux visages du dieu Janus95. Montaigne préfère mon attitude face à la vie à celle d’Héraclite, non pas « parce qu’il est plus plaisant de rire que de pleurer », mais parce que l’Éphésien est trop complaisant et compatissant96. Du poème de Voltaire aux deux cousins du roman de la Comtesse de Ségur, Jean qui grogne et Jean qui rit, c’est toujours la même comptine, plus profonde qu’il n’y paraît97 :

Et le plus triste Héraclite / Redevient un Démocrite / Lorsque ses affaires vont mieux.

Dans la même veine, j’apprends que Voltaire a poussé le cynisme jusqu’à écrire à l’abbé Moussinot, « son trésorier » qui devait se servir au passage au lieu de compter sur la générosité de ses ouailles, qu’il n’y a pas d’autre pierre philosophale qu’une bourse bien remplie, 6000 livres de rente98. Les Anciens ont bien compris que nous pouvions être considérés comme deux figures de la mélancolie. Contrairement à Socrate, gentiment qualifié de « spécimen » dans le sous-titre du livre de l’aliéniste Louis Francisque Lélut qui sévissait à Bicêtre (hospice charitables sous Louis XIV et Vincent de Paul, avant de devenir en 1656 un hospice-prison, puis un hôpital !), je n’avais pas de ces hallucinations que l’on observe chez les « réformateurs en matière religieuse », ce qu’il appelle « fièvre sensoriale » ou « perceptrice » et qu’il rapproche de la mélancolie99. Je reviendrai bien sûr sur cette question cruciale quand je parlerai des

93 Aug., Cité de Dieu 18, 41: daemonicola ciuitate. D. Rohmann, Christianity, Book-burning and Censorship in Late Antiquity. Studies in Text Transmission (Arbeiten zur Kirchengeschichte 13), De Gruyter, 2016, chap. 4, p. 149-197, 198 et 221. Voir aussi p. 162, p. 167 et Aug., Lettres 118.2.12).

94 Hom., Il. I, 586-600 : ἄσβεστος γελώς. Comment Héphaistos réussit à dérider Héra et à provoquer une crise de fou rire chez les dieux.

95 Pour le symbolisme des deux Saint Jean associés aux solstices d’été et d’hiver, et un rapport possible avec Janus, voir R. Guénon, Symboles de la Science sacrée, Paris, Gallimard, 1962. p. 233.

96 MONTAIGNE rapproche Démocrite de Diogène de Sinope, le Cynique, et de Timon d’Athènes, le misanthrope (Essais, livre I, chap. 50, p. 493 de l’édition de 2001).

97 Voltaire, Oeuvres complètes, Paris, Garnier, 1877, t. 9, p. 558, poème daté de 1772. Sophie Rostopchine, Comtesse de Ségur, Jean qui grogne et Jean qui rit (1865), Paris, Casterman, 2004.

98 Voltaire, lettre de 1737 : voir le sous-titre d’une édition chez Moutard en 1781.

99 L. F. Lélut, Du démon de Socrate. Spécimen d’une application de la science psychologique à celle de l’histoire, Paris, Trinquart, 1836, p. 257 sq., 262, 327.

simulacres et des atomes. Il ne s’agit donc pas simplement d’un topos illustrant la versatilité et l’humeur changeante. Le portrait amène d’Antoine Coypel agrémente la page de couverture du livre de Halliwell sur la psychologie du rire d’Homère aux premiers Chrétiens, mais un compte-rendu, qui me donne envie de le lire au-delà des extraits en libre accès sur Internet, reproche à son auteur de « plonger » dans une thématique sinistre quand il se demande si la notion d’une existence absurde de part en part peut avoir un sens pour moi ou pour les Cyniques, sans parler de Lucien100. Héraclite n’est pas seulement mon contraire, mais mon alter ego101. C’est pourquoi je te propose de faire un détour du côté de l’Éphésien pour mieux me comprendre. Son logos est une activité rationnelle avant d’être une opération déclarative selon Michel Fattal102. En effet, λέγειν, ou legere, c’est d’abord « rassembler, cueillir, choisir » et le sens originel n’est pas celui d’un verbe déclaratif. Il faut aussi passer par le sens de « compte » ou « calcul » pour le comprendre, ainsi que par le latin intelligere qui ouvre l’espace de l’interprétation et du dialogue. Cet article m’intéresse d’autant plus qu’il oppose la philosophie unitaire et non dualiste d’Héraclite (et la mienne aussi, me semble-t-il) et la « philosophie des clivages et de la séparation » et n’hésite pas à évoquer « le primat du logos vis-à-vis de l’être » (Heidegger) et le logocentrisme occidental. Je t’invite à relire la traduction du dialogue de 1966-1967 entre Eugen Fink et Martin Heidegger103. Le logos d’Héraclite doit d’abord être situé au plan cosmologique, il est ce qui fait advenir toutes choses (panta) et administre leur ensemble (hola), feu et sagesse séparée de tout. Au deuxième niveau, celui de l’anthropologie et des comportements, la phronèsis particulière risque de rester à l’écart du logos, si elle ne sait pas écouter la parole, les gnômai du maître, lequel doit pourtant s’effacer pour laisser parler le logos qui dépasse sa petite personne104. Mais tandis que Fink met l’accent sur la cosmologie (la pensée de l’Un-tout et le Feu), Heidegger rétorque que son chemin va du logos au feu et s’empare de l’éclair héraclitéen comme une anticipation de l’événementialité (Ereignis). La question fondamentale qui les oppose est celle du rapport entre être et existence et de la possibilité d’une ontologie spéculative du savoir absolu. Fink part du texte pour comprendre les concepts fondamentaux d’Héraclite, par exemple l'Un et le Tout. Heidegger cherche à déterminer le sens de ta panta ou de tel 

100 S. Halliwell, Greek Laughter. A Study of Cultural Psychology from Homer to Early Christianity, Cambridge University Press, 2008 (ch. 7 et 9). S. Kidd, Mnemosyne 64, 2011, p. 310-313 : « the bottom falls out from the book » (il m’a fallu rechercher le sens de cette expression).

101 Je renvoie une fois encore à Gracián et à B. Vila Baudry 2007, p. 186 (cf. n. 3) : « le rire de Démocrite ne se charge de profondeur que si I'on y entend les larmes d'Héraclite. De la même facon, les larmes d’Héraclite ne deviennent fécondes que dans la confrontation avec le rire du philosophe d’Abdère et par les questions que cette confrontation suscite. »

102 Selon M. Fattal, « Le logos d’Héraclite : un essai de traduction », REG 99-470-471, 1986, p. 142-162, M. Heidegger (Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967, p. 132) rejoint les explications complexes des spécialistes de l’étymologie et de la sémantique. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, t. III, Paris, Klincksieck, 1968 et 1983, p. 625. H. Fournier, Les verbes « dire » en grec ancien, Paris, Klincksieck, p. 53. En revanche, je ne dirais pas, comme Hamelin (Les philosophes présocratiques, Strasbourg, 1978, p. 4, cité p. 142), que le conceptualisme des présocratiques est un conceptualisme qui s’ignore, contrairement à celui de Socrate.

103 M. Heidegger et E. Fink, Héraclite, trad. J. Launay et P. Lévy, Paris, Gallimard, 1973. Voir la thèse de D. Chaberty, Introduction à la phénoménologie cosmologique d’Eugen Fink, Université de Grenoble, 2011 (HAL, archives ouvertes.fr) pour l’évolution de la pensée de Fink dont la phénoménologie est fondée sur le monde et non sur l’ego (introduction, p. 9 et 19), et ses rapports avec la pensée de Husserl et avec celle de Nietzsche.

104 Fragments B 1, 72, 108, 50.

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ou tel mot, plutôt que le contexte de la phrase, comme si la signification était identique d’une proposition à l’autre105. Moments de l’énonciation et mouvement qui emporte le langage (mot-phrase-texte), comme le mouvement qui emporte toute chose dans l’espace-temps et fait que le feu-lumière apparaît comme foudre106. L’interrogation fondamentale porte sur la relation dialectique entre to hen et ta panta, entre logos immanent à la Physis et non spectateur transcendantal, et aletheia, « dévoilement » immanent à l’Un107. Au-delà de la querelle méthodologique, nous pouvons entrevoir un désaccord profond sur notre rapport au monde, sur les mots et les choses, et les affinités que l’on peut discerner entre nous deux (entre autres le primat du cosmologique par rapport à l’existentiel et le rôle du feu) justifient le détour que je viens de t’imposer. Comme Héraclite dans ce qui passe pour être son incipit, j’ai l’audace de solliciter une oreille attentive et je considère que je n’ai pas écrit en vain : mes logoi ne sont pas sans rapport avec le logos universel. Cependant, si λόγος au singulier apparaît dans certains fragments transmis sous le nom de Démocratès, ce n’est pas un logos transcendantal, mais la raison humaine avec ses forces et ses faiblesses : il est possible d’agir raisonnablement sans savoir ce qu’est la raison et de bien parler tout en agissant de manière honteuse108. Bien que certains, prenant le contrepied d’une tradition séculaire, contestent la rationalité des observations du recueil des Épidémies et soulignent à juste titre ses aspects théoriques et spéculatifs, il est indéniable qu’Hippocrate a « séjourné » à Thasos et dans la région d’Abdère pour diagnostiquer et pronostiquer, ce qui donne à la lettre que j’aurais écrite à Hippocrate un parfum de vraisemblance, à défaut d’authenticité109. D’ailleurs, Sozomène, auteur d’une Histoire ecclésiastique, qui devait avoir lu Airs, eaux, lieux, accroît encore la confusion en me déclarant originaire de Cos110. Hippocrate, qui avait peut-être entendu parler de mon travail sur la fièvre et la toux, serait venu à la demande de mes compatriotes vérifier que j’étais bien fou. Il m’aurait trouvé en train de disséquer des animaux afin de trouver le siège de la bile noire, m’aurait interrogé sur les raisons de mon hilarité et serait reparti, convaincu que c’étaient les Abdéritains qui étaient atteints de vanité et de folie111. Les lettres d’Hippocrate, bien qu’elles contiennent des éléments

105 Chaberty, op. cit., p. 665.

106 Id., p. 684 et 696.

107 Id., p. 688.

108 Démocratès, B 35, 53 et 76. Sext. Emp., C. les mathématiciens VII, 132 (Héraclite, B 1) ; cf. B 2 : distinction entre le Logos commun et les pensées propres à chacun).

109 R. Burton, Anatomie de la mélancolie, trad. fr., B. Hoephner et C. Goffaux (préf. J. Starobinski, postface J. Pigeaud), Paris, J. Corti, 2000. J. Starobinski, « Démocrite parle. L’Utopie mélancolique de Robert Burton », Le Débat 29, 1984, p. 49-72. W. D. Smith, Hippocrates. Pseudepigraphic Writings. Lettres – Embassy – Speech from Altar-Decree, Leiden, Brill, 1990. Y. Hersant, Hippocrate. Sur le rire et la folie, Paris, Rivages Poche, 1989, traduit les lettres 10 à 17, souligne l’intérêt de ce recueil apocryphe pour l’histoire de la médecine et de la folie, la Physiognomonie, Lavater, et commente le tableau de Rubens.

110 Sozomène, Histoire Ecclésiastique II, 24, 4. Éd. J. Bidez et G. Chr. Hansen, Livres I-II, (GCS 5), 1960. J. Bidez (texte grec), A.-J. Festugière (trad.), B. Grillet et G. Sabbah (introduction), G. Sabbah (annotation), SC 306, Paris, Cerf, 1983.

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qui permettent de déterminer que ce corpus hétéroclite n’a pu se constituer avant le IIIème siècle avant votre ère (cf. le problème 30 d’Aristote à propos de la mélancolie et le démiurge platonicien112), ont retenu des aspects essentiels de ma pensée et prouvent que j’étais jugé digne de figurer parmi les maîtres de sagesse. Les Abdéritains (lettre 10) auraient écrit à Hippocrate que je m’inquiétais des choses de l’enfer, que je disais que l’air est plein de simulacres, écoutais les oiseaux, et prétendais voyager dans l’espace infini, où il y aurait d’innombrables Démocrites semblables à moi. C’est ici l’occasion de citer un passage des Propos de table de Plutarque à propos des effets de l’alimentation sur la qualité des rêves, puisqu’il établit un rapport entre la théorie des eidôla et les visions des songes :

Favorinus, qui par ailleurs est un admirateur enthousiaste d’Aristote et attribue aux Péripatéticiens la plus grande crédibilité, a tiré hors de la fumée, tout obscurci qu’il était un vieux propos de Démocrite pour le fourbir et lui rendre son éclat, supposant l’opinion commune énoncée par Démocrite, à savoir que les images plongent dans les profondeurs de nos corps à travers les pores et, remontant à la surface, produisent les visions pendant le sommeil, et qu’elles viennent à nous de tous côtés à partir des ustensiles, des vêtements, des plantes, mais surtout des animaux qui, en raison de leur agitation incessante et de leur chaleur, nous apportant non seulement les similitudes morphologiques et les empreintes de tel corps (comme le pense Épicure qui suit sur ce point Démocrite avant de le laisser là), mais aussi qu’elles entraînent avec elles les apparences des mouvements et des projets de l’âme, des moeurs et des passions et se mettent à s’exprimer comme des êtres vivants en pénétrant dans nos corps, apportant ainsi distinctement à ceux qui les reçoivent les opinions, les paroles, les discours et les élans de ceux qui les transmettent quand les images qui pénètrent sont nettement articulées et non confuses113.

J’attire l’attention sur la subtilité d’un raisonnement qui combine l’externe et l’interne, comme si je savais déjà distinguer le rôle des stimuli extérieurs et le travail psychique. L’imbrication des locuteurs, Démocrite/Épicure et Florus/Favorinus/Plutarque, est si poussée que l’on ne peut déterminer si Plutarque ou Favorinus est l’énonciateur de la parenthèse, et surtout si Épicure m’a reproché quelque part de ne pas être suffisamment dogmatique. Le rapprochement

111 D. Laërce, Vies, IX, 42. 112 J. Croissant, Aristote et les mystères, Liège et Paris, Droz, 1932. C. Angelino et E. Salvaneschi, Aristotele, la « Melanconia » dell’uomo di genio, Gênes, Il Melangolo, 1981. J. Pigeaud, Aristote. L’homme de génie et la Mélancolie. Problème XXX, 1 (préface et traduction), Paris, Rivages Poche, 1988.

113 Freud (L’interprétation du rêve, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, p. 36-38), à propos de la théorie du rêve chez les Anciens avant Aristote, prend soin de distinguer ceux qui pensent que les rêves sont « porteurs de révélations faites par les dieux et les démons » et ceux qui considèrent qu’il « résulte des lois de l’esprit humain, lequel, il est vrai, est apparenté à la divinité. » Macrobe et Artémidore ne sont cités qu’en passant, ainsi qu’Hippocrate.

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permet de préciser la position de Plutarque et de ses personnages114 : parce que le philosophe doit prendre en compte le merveilleux (θαυμάσιον), il se garde bien de congédier sans autre forme de procès la théorie démocritéenne des émanations ou effluves (ῥευμάτων) qui produisent les rêves, mais se refuse à laisser croire qu’il s’agit d’êtres animés qui pourraient effrayer les convives (τὸ ἔμψυχον ἀφελὼν καὶ τὸ προαιρετικὸν). Sextus Empiricus me fait dire que nous sommes à l’écart de l’être115. Est-ce à dire que la vie ne serait qu’un songe, une vie rêvée, puisque l’eidôlon du rêve est bien un simulacre, un fantôme, un double de la réalité qui se révèle « comme n’étant pas d’ici », bien qu’il soit identifiable et nommable116 ? Il est intéressant de noter que Plutarque, dans le Contre Colotès, utilise mes deux traités sur l’hoplomachie et la tactique, mentionnés par Thrasylle parmi les traités relatifs aux arts, pour s’en prendre aux Épicuriens qui, en prônant le renoncement à l’action, ruinent la possibilité d’agir pour le bien de la cité et des citoyens. Colotès me fait l’honneur de m’attaquer le premier parce qu’il me considère comme l’archégète de la démarche sceptique bien avant Arcésilas, l’une de ses cibles117. Cependant, dans la Comparaison de Paul-Émile et Timoléon, il estime que je tombe dans la superstition quand je souhaite recevoir des images propices (εὔλογχος)118. Hippocrate ne me considère pas comme fou, mais il me reproche de rire de tout mal qui survient : « N’es-tu-pas en train de faire la guerre aux dieux » (θεομαχεῖς) quand tu sembles oublier que la vie est faite de joies et de peines (lettre 14) ? Je rétablis la vérité dans la lettre 17 :

Les hommes s’enorgueillissent dans leur intelligence déraisonnable et ne se laissent pas instruire par la marche irrégulière des choses, car ce serait un enseignement suffisant que la mutation de toutes choses, qu’elle entraîne dans de brusques revirements en imaginant toute sorte de roulements soudains. Eux, comme s’ils étaient sur un terrain solide et stable, oubliant les accidents qui surviennent incessamment en tous sens, souhaitent ce qui afflige, recherchent ce qui n’est pas utile, et se précipitent dans toute sorte de malheurs.

114 Plut., Propos de table VIII, 10, 2 et V, 6-7, 680 D ; 682 F-683 B (A 77).

115 Sext. Emp., C. les mathématiciens VII, 136 (B 10) ; 137 (B 6) ἐτεῆς ἀπήλλακται. Cf. D. Laërce, IX, 72 (B 117 : mais ici il s’agit d’un adverbe). Puisque ἐτεή signifie ce qui n’est ni convention, ni phénomène, il nous semble préférable de ne pas traduire par « réalité » (DUMONT 1988, n. 10, p. 1482).

116 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, La découverte, [1971]1981, p. 69-70.

117 Plut., C. Colotès 32, 1126 A (= B 157). J. Jouanna, « Démocrite et la naissance de l’art de la guerre : de l’ecdotique à l’histoire des idées (Diels-Kranz 68 [55] B 28 b c et 157 », REG 128-1, 2015, p. 199-213, démontre qu’il est nécessaire de revenir au texte des manuscrits (πολεμικήν et non πολιτικήν) et situe ces traités dans l’histoire de l’art de la guerre.

118 Ce passage ne figure pas dans Diels-Kranz. Cf. Sext. Emp., C. les mathématiciens IX, 19 (= B 166), parle de cette prière et utilise le même adjectif εὔλογχος dont l’étymologie renvoie à la notion de « lot » ou destin (λαγχάνω, Lachésis). 

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Enfin, dans la lettre 20, Hippocrate me décerne le titre de meilleur interprète de la nature (de l’homme sans doute) et du monde119. Cela vaut bien une auréole ! Si l’on en croit les propositions d’identification des personnages de l’École d’Athènes de Raphaël120, je n’y figure pas, contrairement à Épicure, Héraclite et Diogène le Cynique. Néanmoins, en haut et à gauche du tableau, nous voyons trois personnages énigmatiques, l’un d’eux, torse nu, accourt en portant un livre, accompagné d’un autre qui semble vouloir l’introduire dans le cénacle, tandis qu’un troisième, d’un geste de la main, semble lui ordonner de rebrousser chemin. Serait-ce Diagoras de Mélos, un esclave devenu mon disciple que j’aurais affranchi, célèbre pour son mépris des dieux, ou Démocrite lui-même ? Christoph Martin Wieland, dans son Histoire des Abdéritains, met en scène le pontife Stilbon, assurément savant, une tête d’oeuf aussi luisante que la planète homonyme, Mercure, bien pleine plutôt que bien faite, réceptacle de tous les préjugés populaires. Il veut faire des grenouilles qui prolifèrent autour du sanctuaire de Létô, sur lequel il a écrit un livre, une espèce protégée. Si Létô est la « nocturne (Nychia) ou la « cachée » (voir λανθάνω, lateo, latent), il n’est pas étonnant que ces plongeuses soient associées à son culte. On retrouve les grenouilles, dans le chant VI des Métamorphoses d’Ovide, à propos des errances de Létô en Lycie, au sud de la Turquie : enceinte de Jupiter et victime de la jalousie de Junon (Héra), elle veut étancher sa soif, mais des bouviers l’en empêchent. Pour les punir, elle les transforme en grenouilles. La grenouille est lunaire en Amérique et solaire chez les Indo-Européens, mais elle est constamment associée à l’eau et au sexe féminin. Elle est l’un des avatars de la Grande Déesse et par là-même accueillie dans les sanctuaires d’Héra et Artémis en Grèce. Lorsque le printemps arrive dans les marécages de mon pays, elles font entendre leur chant, mais un mythe Menomini (habitants originaires du Wisconsin et du Michigan) évoque un homme qui n’avait pas compris que leur chant pleure les morts de l’hiver121. Puisque ma pensée est parfois rapprochée des doctrines pythagoriciennes, notamment par Thrasylle, historien de la philosophie, mais aussi astrologue de l’empereur Tibère, j’en viens à évoquer l’iconographie de la Tombe du plongeur du musée de Paestum : l’une des fresques, celle de la dalle, représente un saut dans l’inconnu, dans l’Océan, qui nous permet de « convoquer » les figures d’Icare et Phaéton, ainsi que le saut de Leucade illustré par la poétesse Sapho qui se serait jetée dans la mer parce que son amour pour le « brillant » Phaon n’était pas payé de retour. Les colonnes sont au nombre de sept (triade et tétrade pythagoriciennes) ; deux arbres, dont l’un est brisé et l’autre en bien meilleur état, semblent symboliser l’idée d’une régénération dans l’au-delà.

119 Ps.-Hippocr., lettre 20 : Ἄριστόν τε φύσιος ἑρμηνευτὴν καὶ κόσμου ἔκρινα.

120 D. Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2005, p. 122 sq.

121 Voir l’article « Grenouille » dans le Dictionnaire critique de mythologie, Paris, CNRS Éditions, 2017. J. L. Le Quellec et P. Sergent citent un hymne du Rg-Veda (VII, 13) : le dieu de l’orage provoque le chant des grenouilles qui accompagne les pluies printanières quand les brahmanes sortent de leur silence qui a duré une année.

Le plongeon ne faisant pas partie à mon époque des disciplines olympiques, l’interprétation orphico-pythagoricienne est plausible122.

De quoi avais-je l’air ?

Si l’on interroge les Anciens, on ne sera guère avancé. Je doute que l’on m’ait élevé des statues, bien que certains voudraient me reconnaître dans une tête de bronze trouvée dans la Villa dei Papiri à Herculanum dédiée, semble-t-il, à l’épicurisme, ou sur des monnaies d’Abdère. Mon visage serait alors celui d’un homme d’âge mûr, aux cheveux bouclés et au visage avenant comme celui d’un épicurien plein de sérénité, mais Sidoine Apollinaire mentionne une peinture où je ris à gorge déployée123. Parmi les images qui sont censées me représenter, je retiens celles de Hendrick ter Brugghen et d’Antoine Coypel124. Ces deux images ont un point commun, un geste de l’index qui attire l’attention comme si je venais de remarquer quelque chose à la surface de la Terre, souvent présente dans mes portraits, comme si j’étais Gulliver observant les Lilliputiens. Il ne s’agit ni d’un index vengeur qui dénonce, ni d’une main de justice, ni du doigt du Dieu de Michel-Ange. Au hasard de mes lectures, je tombe sur un récit de voyage à Madagascar : les Malgaches pourraient me reprocher de pointer du doigt, au lieu de recourber les doigts parce que mon bras tendu risquerait de traverser un tombeau et de renvoyer vers nous les maléfices des esprits des ancêtres125. Je n’avais pas d’autre sceptre que mon bâton, ma main pour accompagner mon rire et mon sourire, et mon calame. En effet, je jouais un rôle de composition en essayant de faire concorder les traits de mon visage et ma gestuelle126. Mon faciès devenait alors facétieux, si je puis me permettre d’ajouter à l’incertitude étymologique et linguistique127. Je n’aime pas le ton paterne des apôtres doucereux et je pense, comme Martial, qu’un peu de sel, de fiel et de vinaigre sont des condiments nécessaires. Au sobriquet Gelasinos, le Rieur, je pourrais ajouter Midias, le Souriant. Savez-vous que gelasinus désigne chez Martial les fossettes du menton et de la joue et que Gélasinos est le nom d’un martyr chrétien en l'an 297

122 D. Laërce, IX, 37 (A 1). P. Somville, « La tombe du plongeur à Paestum », RHR 196-1, 1979, p. 41-51. La visée de l’article d’Agnès Rouveret, très différente, relève de l’histoire de l’art : « La Tombe du Plongeur et les fresques étrusques : témoignages sur la peinture grecque » RA, 1974, fasc. 1, p.15-32. 123 M.-Ch. Hellmann : « Démocrite d’Abdère », in DPhA II, 1994, p. 715-716 (notice iconographique). Sidoine Apollinaire, Lettres, IX, 9, 14. 124 Hendrick ter Brugghen (1588-1629) : tableau du Rijksmuseum d’Amsterdam. Antoine Coypel (1681-1722) : tableau du Musée du Louvre ; Démocrite est coiffé d’un bonnet en peau de renard et vêtu d’un manteau de velours.

125 Cette interdiction fait partie des tabous de la culture traditionnelle des Malgaches (fady). Je dois cette indication à Françoise Payen (La faute à Rousseau. Revue de l’autobiographie, oct. 2021). J’apprends aussi qu’il est fady de consommer de la viande de lémurien, parce que cet animal fantomatique a quelque chose d’humain.

126 Cic., De l’Orateur II, 58, laisse à Démocrite le soin de dire où se trouve le siège du rire et comment il ébranle le corps et modifie les traits du visage.

127 R. Dubuis et J. Roux, « Réflexions sur l’histoire de la facétie ou la difficile rencontre d’un mot et d’une notion », in Facétie et littérature facétieuse à l’époque de la Renaissance. Bulletin de l’Association d’Étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, dir. V. L. Saulnier (Actes du colloque de Goutelas, 29 septembre 1977), 1977, p. 12-18. 

de votre ère : il était mime avant de se convertir alors qu’il participait à une parodie de baptême128 ? Je sais bien que Spinoza et de nombreux philosophes voudraient nous interdire le rire, l’affliction et la haine, et prônent l’esprit de sérieux qui cherche à comprendre (sedulo curaui humanas actiones non ridere, non lugere, neque detestari sed intelligere129). Le sérieux c’est l’objectif, mais la démarche ascétique peut faire un détour par le rire. Car le sérieux, c’est parfois pesant comme le conformisme, et aussi caricatural et menaçant pour la vie en société que le fanatisme religieux. J’invite donc mes lecteurs à graver dans leur mémoire le portrait avenant et moins débraillé d’Antoine Coypel, bien qu’il me donne un teint rougeaud, plutôt que la trogne « caravagesque » de Hendrick qui donne l’impression que je reviens des thiases de Dionysos et que j’ai abusé du vin pur comme un Scythe, ou celle de Luca Giordano qui semble faire de moi une espèce de chemineau colporteur, puisque la paperasse de mes écrits, ou de ceux d’autrui, déborde de ma besace130. Dans mon petit vestibule, à côté de l’himation que je revêts pour ne pas choquer les citoyens quand je rejoins l’agora ou quand je suis invité, j’accroche ma tenue préférée, le tribônion du philosophe, ce petit manteau usé jusqu’à la trame dont les poètes comiques se moquent parce qu’ils ne comprennent pas qu’il symbolise le choix d’une vie de pauvreté et de renoncement. Je ne voulais pas faire commerce de mon savoir en paradant avec une escorte d’auditeurs complaisants ou en pérorant sur une estrade. Il subsiste deux traces posthumes du travail de Jean Genet sur Rembrandt131. Il écrit dans l’un de ses articles : « Rembrandt ! ce doigt sévère qui écarte les oripeaux et montre quoi ? une infinie, une infernale transparence. » De nombreuses peintures sur toile ou sur cuivre sont considérées comme des auto-portraits de Rembrandt, rieurs richement vêtus ou pensifs débraillés. J’ai du mal à imaginer qu’il m’ait donné l’apparence d’un jeune soldat hilare. Bien plus tard, il se représente en Zeuxis, ce peintre dont on dit qu’il est mort de rire en faisant le portrait d’une vieille dame, mais Jean Genet indique qu’il s’agit de moi. Si c’est le cas, je signale que les rayons X révèlent que le peintre m’avait d’abord donné un visage plus avenant, simplement souriant. Ayant ainsi fait le tour de la galerie imaginaire, comme si j’étais à la recherche de mon identité évanescente, je remarque que le XVIIème siècle s’est intéressé à moi, peut-être à cause de Descartes et de Gassendi, mais aussi dans le prolongement de l’humanisme critique du XVIème siècle et d’Henri Estienne132. Pour me caractériser, on peut en effet recourir à la notion métaphorique d’excentricité dont l’origine renvoie au registre de

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128 Mart., Épigr., VII, 25, 6 : Nec grata est facies cui gelasinus abest. HALLIWELL 2008 (rire et sourire : les deux radicaux du grec). J. Jehasse, « Démocrite et la renaissance de la critique », in Études seiziémistes offertes à M. le Professeur V.-L Saulnier, Genève, Droz, 1980, p. 49 (Alard, un médecin d’Amsterdam dans une version paraphrasée de la lettre à Damagète du Pseudo-Hippocrate) ; p. 51 (Tabureau et son dialogue du Democritic, un partisan de Démocritique, et du Cosmophile) ; p. 52 (rapport entre Démocrite et l’augustinisme).

129 Spinoza, Traité politique I, 4. Cf. Éthique III (Préface).

130 Luca Giordano, surnommé par son père, également peintre, Luca Fà-presto (Naples, 1634-1705). 131 Jean Genet, « Le Secret de Rembrandt » (L’Express, 1958) repris dans Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1966 ; « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes », Tel Quel, 1966 et 1967. C.-J. Darmon, « Le visage dans l’oeuvre gravé de Rembrandt », séance du 17 avril 2013 de l’Académie des Beaux-Arts, 2013, p. 32-33.

132 B. Boudou 2000 : Mars et les Muses dans l’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne, Genève, Droz, 2000, p. 445 : Estienne a pu puiser chez Sextus Empiricus, qu’il a édité en 1562, l’idée d’une « philosophie descriptive indépendante de tout présupposé » ; L'Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes ou traité préparatif à l'Apologie pour Hérodote, Droz, 2007 : l’écriture de l’ironie. 

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La thèse de Shuko Tanaka, intitulée « L’excentricité du romancier » t’a permis de remonter jusqu’au livre de Patricia Eichel-Lojkine, qui me cite en compagnie d’autres « môrosophes » (que j’écris avec un circonflexe pour renvoyer à μῶρος), Triboullet dans le Tiers Livre, Socrate, Diogène le Cynique et Lucien qui a forgé ce mot repris par Érasme134. Si je suis mort de rire, je pourrais me dire qu’il n’y a rien de plus enviable, comme Arlequin dans une pièce de théâtre. C’est ce que dit Voltaire dans une lettre à d’Alembert qu’il s’amuse à appeler « mon divin Protagoras, un des plus salés philosophes que je connaisse135. » Il fait allusion à une pièce d’Anne Mauduit de Fatouville (dit Nolant de Fatouville), Arlequin empereur dans la lune, un empire qui présente les mêmes travers que le nôtre. Il est amusant de constater qu’un philosophe aussi sérieux que Leibniz, dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain, se réfère à un propos récurrent des habitants de la lune, « c’est tout comme ici », pour préciser comment l’on peut concilier la « profusion des apparences » et l’idée d’un ordre qui régit toutes choses136. C’est encore au manteau d’Arlequin que Deleuze compare la nature : « Nature est manteau d’Arlequin tout fait de pleins et de vides ; des pleins et du vide, des êtres et du non-être, chacun des deux se posant comme illimité tout en limitant l’autre. » Il dit aussi : « notre corps sexué est d’abord un habit d’Arlequin137. » Mais, puisque nous voici dans un monde qui n’est plus sublunaire mais infernal, il faut bien que je m’explique sur les origines de ce personnnage de la commedia dell’arte qui porte un masque noir et un costume bariolé, un patchwork ou un ensemble de pièces en forme de losanges. Selon une légende médiévale que l’on rencontre pour la première fois en Normandie dans un texte d’Ordéric Vital à la fin du XIème siècle, les défunts damnés se réincarnent pour mener une chasse à courre, celle de la mesnie Hellequin138. L’origine germanique ne fait aucun doute : Hell c’est l’Enfer et son vacarme, et ce serait le dieu Wodan qui ménerait l’équipée sauvage. Pour ma part, je ne connais pas d’autre dieu souterrain qu’Hadès, et ce folklore des âmes damnées ne me plaît guère. Ici, il n'y a

133 Nietzsche, dans une lettre adressée à Carl Fuchs (1887), dit qu’il passe pour « excentrique », notamment quand il se décentre en (re)devenant philologue. Voir M. Cohen-Halimi, H. Poitevin, M. Marcuzzi, Querelle autour de « La naissance de la tragédie », Écrits de Friedrich Nietzsche, Friedrich Ritschl, Erwin Rohde, Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, Richard et Cosima Wagner, Paris, Vrin, 1995, p. 11.

134 S. Tanaka, Le rire et la mélancolie dans les romans de Milan Kundera, Université de Strasbourg, 2013, p. 340- 344. P. 475 : « le centre élimine les marges », c’est un effet de la mondialisation. Patricia Eichel-Lojkine, Excentricité et humanisme. Parodie, dérision et détournement des codes à la Renaissance, Genève, Droz, 2002. Ton ami Daniel Ménager a été son directeur d’habilitation. Le chapitre 1 : « Alberti et Momus », p. 49, p. 12, 13 (Ricoeur, La métaphore vive, 1975, p. 302), 27 (Bakhtine 1970), 95, 100, 106-107, 307 (l’Alsacien Sebastian Brant, Das Narrenschiff, La nef des fous, Bâle, 1497, publié pendant le carnaval de Bâle, disponible sur Internet grâce au CRDP de Strasbourg).

135 Voltaire, lettre 4227 datée de 1760 (Oeuvres complètes de Voltaire, t. 40, p. 508-510).

136 M. de Gaudemar, « Relativisme et perspectivisme chez Leibniz », Dix-septième siècle, 2005/1 (n° 226), p. 111-134.

137 DELEUZE 1969, p. 154 (répété p. 308) et p. 114). 138 P. Bouet, « ‘La Mesnie Hellequin’ dans l’Historia Ecclesiastica d’Ordéric Vital », in Mélanges François Kerlouégan, Université de Franche-Comté, 1994, p. 61-78 (Annales littéraires de l’Université de Besançon 515).

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point de vacarme, c’est sur terre qu’il faut chercher Tityos, Sisyphe et les sots qui vivent une vie infernale en raison de leurs désirs illimités139. Je viens de découvrir en lisant une thèse que le truculent Chesterton, dont on connaît le goût pour l’esthétique baroque et la jonglerie verbale, ne trouvait pas blasphématoire d’imaginer le Christ en Arlequin dont la défroque jongle avec les couleurs140. J’évoquerai pour finir une autre figure de saltimbanque et de Trickster, Till Eulenspiegel, en m’étonnant qu’il n’y soit pas fait référence dans le recueil consacré à la facétie quand il est question de l’espiéglerie. Une gravure sur bois et une statue le représentent sous les traits d’un cavalier qui brandit une chouette dont le symbolisme est assez clair pour qui se réclame de la sagesse d’Athéna, et un miroir qui nous invite tous à bien nous voir face à face, nos sottises, nos ridicules et nos crimes. Si j’en crois mes sources, Wikipedia, mais surtout Romain Rolland, il a eu la chance de devenir de plus en plus sympathique dès lors que l’on a perdu de vue la signification originelle de son nom, essuyer + derrière, miroir, que l’on peut traduire par « je t’emmerde », ou Torchecul, et qu’il est devenu l’emblème de la liberté de penser contre la bigoterie de tout poil, celle de Rome ou de Genève et des oppresseurs de la Belgique et Neerlande, Philippe II, Charles-Quint ou Charles le Téméraire141 :

Un frère de Polichinelle, un Panurge gothique, un de ces héros truands, glouton, fripon, poltron, raillard, paillard, pissard, menteur, diseur de bourdes, où le peuple de tous les temps trouve à satisfaire, en même temps que son rire et son animalité, son indépendance énorme et comprimée, qui se soulage, en gargouille chiant sur la tête des passants.

139 Lucr., III, 1000-1040. DELEUZE 1969, p. 316.

140 Y. Denis, G. K. Chersterton, Paradoxe et catholicisme, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 173, 429-430.

141 Le seul exemplaire conservé de la première édition de Strasbourg (1515) se trouve au British Museum. Une statue de Till est érigée à Kneitlingen en Basse-Saxe, son lieu de naissance présumé. Le livre, édité par Charles de Coster en 1867, a été préfacé par Romain Rolland (Till Ulenspiegel, Paris, Messidor, 1990). Son texte plein de fougue peut être lu sur le site Gallica de la Bnf (mis en ligne en 2012), p. 14-15 et 26 : « Je la vois comme une plaine où s’allument les feux de la Saint-Jean. »

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 II.  J’ai rencontré un sophiste. Dialogue de deux ombres

À partir des souvenirs de quelques rencontres inoubliables, je compose cette « dispute » posthume. Je pourrais dire « diatribe », mais en précisant immédiatement l’origine de ce mot qui renvoie au temps que l’on passe (ou que l’on perd) à discuter de questions philosophiques, quand on en a le loisir (σχολή, schola, école). Parmi les ombres que j’ai rencontrées, je pourrais faire la part belle à Héraclite pour lequel j’ai une grande estime, Socrate et Platon qui sont assez proches de moi en dépit des apparences et des vacheries décochées à mon encontre par le fondateur de l’Académie. Mais Nietzsche a sans doute raison de nous rapprocher parce que, contre Parménide, nous contestons que l’Être soit une « terre ferme et substantielle » :

  1. La culture grecque des sophistes avait surgi de tous les instincts grecs : elle fait partie de la culture du siècle de Périclès, tout aussi nécessairement que Platon n’en fait pas partie : elle a ses devanciers en Héraclite, en Démocrite […]. Notre mode actuel de pensée est, à un haut degré, héraclitéen, démocritéen et protagorien… il suffirait de dire qu’il est protagorien, parce que Protagoras réunit en lui Héraclite et Démocrite142.

Comme deux galets poussés par la vague du Styx ou de l’Océan souterrain, comme deux geais, colombes ou grues, nous nous sommes rencontrés parce que nous étions apparemment « de même espèce et de même forme », mais bien disposés à en découdre encore143. Protagoras semblait avoir oublié qu’il ne pouvait plus être ce « chasseur salarié » de jeunes gens riches, ce « trafiquant » de connaissances qui se rapportent à l’âme et dont il est le forgeron, cet « athlète » en paroles, cet homme aux facettes multiples qui se pare des pensées des autres et plaide le pour et le contre pour éviter de se prononcer144. Mais, vous allez le voir, il se poussait un peu moins du col, il était devenu un peu plus philosophe, un peu moins pontifiant. Parce que la mort ou les flammes du bûcher avaient dépouillé notre corps de toutes les parties molles irriguées par les vaisseaux sanguins, toutes ces efflorescences qui coloraient notre visage et nos membres et faisaient que nous étions reconnus, parce que nous étions réduits à notre voix et à notre armature-silhouette (en grec demas), nous étions aussi chauves l’un que l’autre, tellement démunis que nous n’avions pas pu payer l’obole due à Charon et qu’Hermès avait dû le faire à notre place, un prêt sans intérêt, ce qui était bien surprenant de la part du dieu du commerce dans tous les sens de ce mot145. Ni Protagoras, ni moi ne l’avons supplié de nous faire revenir à la lumière. Contrairement à la plupart des personnages de Lucien de Samosate, nous n’avons pas pleurniché en débarquant. En revanche, nous avons obtenu d’Hadès et Perséphone, comme vous allez le voir, un sursis qui nous a permis, pour quelques instants, de retrouver notre voix, de parler crânement et de profiter d’un « petit bonheur posthume », comme dit Brassens quand il anticipe la venue d’une ondine qui se penchera sur son tombeau à l’ombre de la croix. Ce pacte était moins risqué que celui qui avait été octroyé à Orphée. 

142 Nietzsche 1888-1889, fragment 14[116], cité par Ph. Choulet, « Nietzsche versus Héraclite : Nietzsche qui rit, Héraclite qui pleure », in Nietzsche philologue et philosophe, dir. A. Merker, Les cahiers philosophiques de Strasbourg 40, 2016, p. 143-168, § 35, note 47 (online 2018).

143 Sext. Emp., C. les mathématiciens VII, 116-117 (B 164). Pour les anecdotes concernant les relations entre Démocrite et Protagoras qui serait devenu son assistant, voir J. Warren, Epicurus and Democritean Ethics : an Archaeology of Ataraxia, Cambridge University Press, 2002, p. 16-17, notamment le commentaire de Plut., C. Colotès 1109A, Sext. Emp., C. les mathématiciens VII, 389 sq.et Arist., Mét. 1009b 11 sq.(l’argument οὐ μᾶλλον).

144 Plat., Soph. 231d : ἔμμισθος θηρευτής … ἔμπορος … κάπηλος … αὐτοπώλης.

La conversation s’engage

— Prot. Que fais-tu avec ce crâne ?

— Dém. Tu dois savoir qu’à la fin de leurs repas les Égyptiens portent à la ronde une momie dans un cercueil pour que les convives n’oublient pas qu’ils mourront146. Très bien, mais à quoi bon si l’angoisse de la mort empoisonne la vie de nos congénères ? Nous devrions avoir d’autres raisons de vivre et de vivre vieux que les fables effrayantes sur l’autre monde et sur les châtiments qui nous attendent. Je revendique sur ce point l’honneur d’avoir devancé Épicure et Lucrèce147, peut-être parce que nos voisins thraces, d’un peuple à l’autre, ne se représentent pas la mort de la même manière. Parmi les Thraces, les Gètes sont « tout à fait prêts à mourir » au point qu’ils considèrent la naissance comme un jour de deuil148, d’autres se consolent en se disant que les âmes rejoignent un séjour plus heureux auprès de leur dieu Salmoxis, d’autres enfin que les âmes meurent absolument, et que par conséquent l’état de mort est indifférent, bonheur et malheur n’ayant plus aucun sens.

— Prot. Je n’ai que faire de ton érudition ethnographique. Dis-moi plutôt ce que tu penses de la question suivante : faut-il dire « j’ai un corps » ou « je suis mon corps » ? Être et avoir. Les mots les plus simples sont les plus énigmatiques.

— Dém. Tu me prends pour un potache et tu cherches à me désarçonner. Empédocle avait déjà compris que le sommeil est une petite mort, un refroidissement modéré de la chaleur qui est dans le sang, et la mort un refroidissement complet. Derrière les mots conventionnels de nos tribus, naissance et mort, il faut lire mélange et séparation149. Ce passage d’un séjour à l’autre, que nous nommons trépas, si bien que la mythologie invente Charon, le nocher des Enfers, et que nous installons un trou noir au coeur de nos théâtres, n’est pas aussi brutal que nous le pensons. Il est graduel, puisque les ongles et les cheveux continuent de pousser pendant un certain temps, tant que l’âme ne s'est pas complètement séparée du corps150. Vivre dans une tristesse permanente comme Héraclite, auquel on m’oppose communément151, vivre sous l’emprise d’une maladie incurable ou sous l’empire du vice152, n’est-ce-pas mourir à petit feu ?

145 Luc., Dialogues des morts 22 (Ménippe et Charon).

146 Hdt., II, 77. 147 Dans le catalogue de Thrasylle (Diogène Laërce) figure une oeuvre intitulée Sur les choses de l’Hadès. Voir dans le recueil de Stobée, les maximes B 199, 201, 203, 204, 205, 206.

148 Pomponius Mela, Chorographie II, 18 : les Gètes sont paratissimi ad mortem. Cf. Hdt., V, 4 : les Trauses.

149 Plut., C. Colotès, 11, 1113 A (= Empédocle B 9). SALEM 2002, p. 216.

150 Tert., De l’âme 151. Celse, De la médecine II, 6. 151 Rabelais, Gargantua 20 : Eudémon et Ponocrates pleurent de rire en écoutant le sophiste Janotus de Bragmardo. « De ce fait, ils se trouvaient représenter Démocrite héraclitisant, et Héraclite démocritisant. » Voir la gravure de John Smith de Daventry (1652-1742) d’après un tableau d’Egbert van Heemskerck l’Ancien, National Portrait Gallery, Londres.

152 Porph., De l’abstinence IV, 21 (B 160). Cf. B 203 (Stob., III, 4, 177). 

Après tout, il faut que le sang de la vigne fermente pour produire le vin, et d’un cadavre putréfié peuvent naître des abeilles. Il est inutile de supposer, comme Anaxagore, des semences répandues à travers l’univers, ni l’activité d’un agent unique, le Pneuma divin, et cette « génération spontanée » ne prouve pas autre chose que la productivité de la matière sous l’influence du soleil et de l’eau153. — Prot. Dans cette dispute, je refuse de n’être qu’un simple faire-valoir et de me laisser submerger par le flot de tes paroles ! Tu n’as pas répondu à ma question, et tu parles du corps et de l’âme sans définir ce qu’il est, ce qu’elle est. — Dém. Comment veux-tu que je choisisse ? Si je répondais « j’ai un corps », ne serais-je pas en train de camper mon moi, un je qui utilise son enveloppe charnelle comme un organon, un instrument qui lui permet d’appréhender le monde ? Si je répondais, « je suis mon corps », ce serait absurde et tu m’accuserais à juste titre d’exclure toute possibilité de se connaître et d’appréhender le monde. Je répondrai donc que je suis à la fois corps et âme, synamphoteron, comme Socrate semble l’entrevoir pour un instant dans l’Alcibiade de Platon, avant de retomber dans ses raisonnements binaires, quand il déclare que la psychè est l’essentiel pour la connaissance de soi (« ce que nous sommes nous-mêmes »), et insiste lourdement sur le souci de soi (« le même en tant que même »), parce que ce qui gouverne est bien distinct de ce qui est gouverné154. — Prot. Je reconnais bien un mot de ton vocabulaire habituel : pour désigner l’enveloppe, le sac, la besace, tu dis σκῆνος, c’est-à-dire une hutte ou une tente et, comme toi, comme Hippocrate, Platon, Aristote et les écrivains de la secte chrétienne, je distingue σκεῦος, un objet inanimé, un outil inerte et ce qui est habité par une âme155.

153 Plut., Questions naturelles 2, 912 C et 31, 919 C = Empédocle B 81, contredit par Arist., Top. IV, 5, 127a 17). Virg., Géorg. IV, 287 (Aristée et la bougonie).

154 Plat., Alcibiade majeur 130a-c. Chr. Gill, « La connaissance de soi dans l’Alcibiade de Platon », Études platoniciennes 4, (dossier « Puissances de l’âme », dir. Arnaud Macé), 2007, p. 153-162. Commentaire des cours de Michel Foucault au Collège de France et analyses de Jacques Brunschwig. Gill distingue la conception moderne, « subjective-individualiste » et la conception « objective-participante » qui prédomine dans la pensée grecque ancienne. Dans l’éditorial, A. Macé écrit : « Contemporain de la subtilité des analyses des sophistes sur l’âme, et notamment de l’intuition que ceux-ci ont développée de sa capacité à être traversée par le monde qui l’entoure, divisée par les mouvements divergents dont elle est le lieu, modifiée par ceux-ci dans des proportions insoupçonnables, Platon s’approprie et approfondit ces idées. »

155 

— Dém. Quand tu dis que l’homme « est la mesure de toutes choses (χρημάτων), pour celles qui sont, de leur existence, pour celles qui ne sont pas, de leur non existence » (pour ma part, je préfère opposer « ce qui est », den), et « ce qui n’est pas », mèden), je me dis que, contrairement à Gorgias, tu ne pars pas du principe que rien n’existe, que l’être ne peut être appréhendé et que même si c’est le cas on ne peut le formuler ni l’expliquer. Sextus l’a bien compris, mais je m’interroge sur le mot κριτήριον qu’il semble t’attribuer, à moins qu’il ne s’agisse que d’un commentaire adjacent156. Je crois que tu t’empêtres tout autant que moi et que ton discours, soi-disant « terrassant » (καταβάλλω), est bien rase-mottes, à moins de l’interpréter comme signifiant que l’homme détient la science mathématique et peut maîtriser le monde grâce à la raison. Tu auras beau rêver d’un corps idéal qui s’inscrit dans un carré, mais capable aussi de dessiner par ses mouvements la figure idéale du cercle, comme l’homme de Vitruve revu par Léonard de Vinci. Je te propose donc de dépasser cette question en sortant du « microcosme » et en changeant d’échelle. Nous les Abdéritains, ainsi qu’Épicure, nous posons deux principes bien réels, les atomes et le vide. Tout le reste, couleur ou goût par exemple, n’est affaire que de convention. Dans les Esquisses pyrrhoniennes, Sextus, qu’il est convenu d’appeler Empiricus, soucieux de distinguer sa méthode de celle de tous les dogmatiques, commente mon opinion sur le miel qui paraît doux aux uns et amer aux autres et se demande si je suis vraiment un sceptique, si ma doxa n’est pas au fond un dogma, bien plus qu’une simple croyance :

Mais il y a une différence (διάκρισις) toute évidente entre Démocrite et nous quand il dit « en réalité (ἐτεῇ) les atomes et le vide » : en effet, ἐτεῇ tient lieu d’ἀληθείᾳ ; en effet, quand il dit que les atomes et le vide existent véritablement (ἀληθείᾳ), il diffère de nous, bien que l’irrégularité (ἀνωμαλίᾳ) des phénomènes soit son point de départ157.

— Prot. En effet, nous touchons ici à l’essentiel. Selon Plutarque, tu imagines un procès où comparaissent le corps et l’âme devant un tribunal soucieux de rechercher les causes de notre condition misérable, et tu déclares, t’arrogeant le rôle de l’accusateur public :

C’est elle en effet qui a détruit le corps par ses négligences (άμελείαις), qui l’a rendu dissolu par ses ivresses, qui l’a corrompu et déchiré par les plaisirs, de même que l’on rend responsable du mauvais état de l’outil ou de l’ustensile (ὀργάνου τινὸς ἢ σκεύους) son utilisateur imprudent.

 

155 Hippocr., Coeur 1 ; Plat., Axiochos 366a ; Paul, Corinthiens 2, 5, 1 et 4.

156 Sext. Emp., C. les mathématiciens VII, 65 (Gorgias B 3) ; Esquisses pyrrhoniennes I, 216. Plut., C. Colotès, 4, 1109A.

157 Sext. Emp., Esquisses pyrrhoniennes I, 214. 

Si je comprends bien, il ne faut pas accuser le corps, en particulier les organes sensoriels, aisthèseis, qui le mettent en relation avec le monde, mais l’âme158. Comme je ne suis pas sûr que tu prêtes une âme aux éléments et à la pierre elle-même159, comme je ne vois rien chez toi qui corresponde à l’âme du monde platonicienne, j’en suis réduit à me demander où tu localises Phrèn, Dianoia, Logos, intelligence ou raison, dans l’encéphale, le diaphragme, la cage thoracique, ou dans nos organes sensoriels, aisthèseis160. Les auditeurs d’un procès de ce genre ne diraient-ils pas que tu te contredis quand tu mets en doute les représentations phénoménales sans lesquelles savoir, croyance, opinion sonneraient bien creux ? —

Dém. Formulons la question en des termes plus concrets. Quand j’entrouvre la porte de ma caverne obscure, je vois de part et d’autre de quoi rire, comme dit Juvénal161, mais j’ai aussi besoin d’un rayon de soleil pour voir les grains de poussière, de tout petits aérolithes ou débris de peaux mortes accrochés au manteau que je viens d’enfiler après l’avoir secoué. C’est bien en observant le ciel, les nuages et les objets célestes (meteôra en langue classique ou metarsia plus tardif), et non les poules, les corbeaux et les pourceaux, que j’ai pu prévoir que la sécheresse allait prendre fin. Ce n’était pas simplement bâiller aux corneilles ! Quand le spectateur devient « spéculateur » au risque de tomber dans un puits, comme Thalès de Milet revisité par La Fontaine, qui « bâille aux chimères » et ne voit pas à ses pieds162. Peut-on dire, comme Karl Marx dans sa thèse, que je m’engage dans la voie d’un scepticisme radical en réduisant la réalité sensible à l’apparence subjective163 ? Selon Aristote, il n’y a pas pour moi d’autre vérité que « ce qui apparaît ». Apparence trompeuse qui vaut moins que la réalité fondamentale des atomes et du vide, ou apparition par laquelle le réel se manifeste, c’est toute la question. N’ai-je pas, moi aussi, tenté de « sauver les phénomènes », comme le fait Anaxagore au détour d’une phrase laconique et ternaire dont il ne faut pas négliger la syntaxe

158 Plut., De la passion et de la maladie, fr. 2 (B 159) ; Gal., De la médecine empirique fr., éd. Schöne (B 125) ; Diogène d’OEnoanda, fr. 2 Smith, sans le nom de Démocrite. Cf. Th. Bénatouïl, « L’esprit de l’atomisme », Concepts, Sils-Maria édition, a.s.b.l., 2005, p. 3-18. halshs-00006572 (mis en ligne en 2011). M. C. D. Peixoto, « L’innocence du corps, l’ambiguïté de l’âme : le rapport corps-âme chez Démocrite », in Les anciens savants : études sur les philosophies préplatoniciennes, ed. P.-M. Morel et J.-F. Pradeau, Strasbourg, 2001, p. 191-209.

159 N’en déplaise à Saint Albert le Grand, magicien et alchimiste à ses heures, dans son traité sur les minéraux (I, 1, 4 = A 164). Il suffit de lire le Pseudo-Alexandre d’Aphrodise (Probl. II, 23 = A 165 : la pierre d’Héraclée, la pierre par excellence, étant formée d’atomes plus subtils que le fer, est attirée par le fer. Il ne s’agit que d’une rencontre d’effluves qui ont des affinités.

160 Plut., De la passion et de la maladie, fr. 2 (= A 159) ; cf. Préceptes de santé 24, 135 E. Gal., De la médecine empirique (fragment). V. Brochard, Les sceptiques grecs, Paris, Vrin, [1887] 1969, p. 10-11.

161 Juv., Sat. 10, 28-54, cité par Montaigne, Essais, I, 50 (Le livre de poche, 2001, p. 493) : il préfère le rire de Démocrite qu’il rapproche de Diogène de Sinope, le Cynique et du misanthrope Timon d’Athènes, à la tristesse d’Héraclite.

162 La Fontaine, Fables II, 13 : L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits.

163 L’expression la plus frappante de ce scepticisme se trouve chez Sextus Empiricus, C. les mathématiciens, VII, 137 (B 6 et B 7) : ἐτεῆι οὐδὲν ἴσμεν περὶ οὐδενός, ἀλλ᾿ ἐπιρυσμίη ἑκάστοισιν ἡ δόξις. Le néologisme « opination » pour traduire δόξις, le processus sensoriel et cognitif et non l’opinion constituée, est pleinement justifié, mais Dumont propose pour cette phrase nominale une glose qui tient compte du rapport entre ἐπιρυσμίη et la notion de ῥυσμός : « pour tout homme, son ‘opination’ vient de ce qui afflue sur lui. » Cf. le LSJ (adventitious) et Hésychius.

nominale : « vue/les invisibles/les apparaissants » (ὄψις γὰρ τῶν ἀδήλων τὰ φαινόμενα)164. Quel est le sujet ? Quel est l’attribut ou prédicat ? De quoi troubler celui qui méconnaîtrait l’importance des blancs et des silences dans le langage. Mais je sais que nous avons en commun, comme Prodicos, de nous interroger sur le statut naturel ou conventionnel des noms et des mots165.

— Prot. En somme, il y a des choses qui sautent aux yeux ?

— Dém.– Pas du tout. J’évite soigneusement enargès/enargeia et la notion d’évidence. Ce que nous pouvons dire de la vue peut s’appliquer aux autres sensations mutatis mutandis. Un peu de dialectique s’il te plaît. Envisage la question en te plaçant tour à tour du côté de l’oeil et du côté de l’objet. Crois-tu, comme Empédocle et Platon (Timée, le plus beau de ses écrits, à certains égards le plus proche de moi et de l’ancienne physique) que c’est le feu du regard qui illumine l’objet (acies en latin, de la même famille qu’acutus, aigu), parce qu’il a des affinités avec la lumière ? Si tu dis que l’air et l’eau, y compris celle de la cavité oculaire, sont plus diaphanes que la terre et la pierre, et sont en somme poreux, puisqu’ils permettent le passage de la lumière, tu n’as rien dit qui nous permette d’y voir clair, si j’ose dire !

— Prot. Ma parole ! Tu te prends pour un aigle, pour Zeus ou pour Sophia ! Mais ton vide, tes atomes sont dépourvus de qualités sensibles. Comment peuvent-ils dès lors imprimer, faire impression ? Quel est le support où ils déposent leurs empreintes ? — Dém. Prenons une comparaison. Si je regarde le soleil, je ne vois rien. Il faut que la lumière soit décomposée à la surface des miroirs métalliques ou dans le prisme de l’arc-en-ciel, pour que le monde devienne mouvant et chatoyant. Pour les adeptes du réalisme figuratif qui imposent la rigueur illusoire du « dessin, de la perspective et de l’éclairage d’atelier », les « impressionnistes » ne sont que des imposteurs, alors que leur oeil perçoit « mille combats vibrants, de riches décompositions prismatiques »166. L’atmosphère est toujours embuée et vibratoire.

— Prot. Dois-je comprendre que ces atomes, formes ou idées indivises, sont « les avatars du vide. » Le mot est indien, mais Heinz Wismann, qui l’utilise pour intituler son livre, ne l’emploie sans doute pas pour nous renvoyer aux incarnations salvatrices de Vishnou. En tout cas, je n’ai rien entendu de tel quand je l’ai écouté en replay sur France Culture dans son dialogue avec Jean Salem167.

164 Selon Aristote, De l’âme 404 a 28-30, à la différence d’Anaxagore, Démocrite identifie âme et intellect, vérité et apparence. S. Emp., C. les mathématiciens VII, 140 (A 111), cite d’abord Diotime, un disciple de Démocrite, à propos de son premier « critère » (τῆς μὲν τῶν ἀδήλων καταλήψεως τὰ φαινόμενα) et rapproche ces mots de ceux d’Anaxagore (B 21a). R. Lefebvre, « Les paradoxes du rapport phôs / phantasia », REA 101, 1-2, 1999, p. 65-81.

165 Plat., Euthyd. 277e (Prodicos A 16).

166 M. Dufour, Étude sur l’esthétique de Jules Laforgue. Une philosophie de l’impressionnisme. Paris, Vanier, 1904. p. 28. Cet helléniste, traducteur notamment de la Rhétorique d’Aristote, a consacré cette brochure à Laforgue, poète, conteur, mais aussi admirateur de la philosophie de l’inconscient de Hartmann et de l’évolution créatrice de Darwin, adversaire de Taine et critique d’art.

167 WISMANN 2010. Émission de France Culture animée par Raphaël Enthoven le 11 novembre 2010.

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— Dém. Il faut d’abord exclure la notion d’une forme déterminée une fois pour toutes. En un certain sens, le journaliste-essayiste Raphaël Enthoven qui animait le débat en question avait raison d’opposer théorie corpusculaire (Aristote) et théorie ondulatoire (la mienne). Nul n’a jamais vu de ses pauvres yeux un atome, pas plus qu’un point ou l’instant présent qui nous échappe tout le temps. Voici comment Simplicius résume ma théorie telle qu’elle est présentée par Aristote, en combinant deux approches, l’une ontologique, l’autre cosmologique168 :

Démocrite pense que la nature des êtres éternels, c’est de petites substances, en nombre illimité ; et il leur suppose, d’autre part, un lieu d’étendue illimitée (ou « infinies », ἀπείρους). Il donne au lieu les noms que voici, vide, rien (οὐδενὶ) et illimité , et à chacune des substances les noms de chose, d’élément compact et d’existant (τῷ τε δενὶ καὶ τῷ ναστῶι καὶ τῷ ὄντι). Il pense que les substances sont si petites qu’elles échappent à nos sens […].

Où sont mes mots dans ce salmigondis qui les entrelace avec ceux d’Aristote, comme s’ils étaient vraiment synonymes, ce qui vous oblige à jongler avec les traductions ? Je note aussi votre embarras en ce qui concerne ἀπείρους que vous hésitez à traduire par « infinis » ou « illimités », votre infini n’est pas le nôtre, il n’y a pas de limite infranchissable comme les mots l’indiquent, il est toujours possible de passer à travers (limes, πέρας). Un point ne devient visible, ne laisse une empreinte qu’en tant que début d’une ligne et élément d’une figure. C’est pourquoi, nous les Abdéritains, nous disons que les atomes sont comme la matière (hylè, c’est fondamentalement le bois), le substrat dont proviennent toutes choses, les astres, les vivants, les plantes, mais aussi les visions nocturnes. Ils viennent peupler le vide parce qu’ils sont caractérisés par leur rythme (ῥυσμός), leur tournure, modalité ou volte-face (τροπἠ, le mot le plus difficile auquel Aristote et Simplicius substituent θέσις, comme si τροπἠ était un équivalent de τρόπος !) et leur assemblage ou toucher traversant (διαθιγή). Tous ces mots sont polysémiques et c’est volontaire de ma part. Le premier se dit aussi d’une statue, le second fait songer aux astres errants ou fixes, aux tropiques, et le troisième, assez énigmatique, je le reconnais, signifie que les atomes peuvent se contaminer les uns les autres. Je préfère donc la traduction de Heinz Wissmann, « toucher traversant »169.

168 Simpl., Commentaire sur le Traité du ciel d’Aristote, p. 294, 33 (A 37), cite Aristote. D. Pralon, « Aristote sur Démocrite. Fragment 208 Rose », in La Philologie au présent. Pour Jean Bollack, Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2010, p. 69-79 (lu online), note 12 : Démocrite n’a pas inventé le vocable δέν. Voir aussi H. Wismann, « Réalité et matière dans l’atomisme démocritéen », in Democrito e l’Atomismo Antico, a cura di Francesco Romano, Catane, 1980, p. 65 sq.

169 Simpl., Commentaire sur la Physique d’Aristote 28, 15 (A 38). Autre traduction acceptable : « contact mutuel », c’est-à-dire disposition ou arrangement. Cf. κακοθιγία, dont l’interprétation est difficile (B 223 : « conscience sans but selon Dumont).

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 — Prot. Pour éviter que tu ne m’embrouilles, je dresse ici le rôlet des questions jusqu’ici sans réponse : 1. que dire au sujet de l’atome et des simulacres (eidôla) qui ne soit pas naïvement et poétiquement métaphorique ? 2. comment vois-tu le rapport entre sujet et objet ? 2. l’individu est-il un électron libre ? 3. qui est le plus sceptique ou le plus dogmatique, Démocrite ou Épicure ?

— Dém. Tu as raison. Nous sommes bien obligés de parler par métaphores, puisque nous sommes à l’écart de l’être ou de l’essence (on, eteon, ousia), à condition de pratiquer l’autocritique à chaque instant. Nous sommes condamnés à nous exprimer, faute de pouvoir dire et pointer du doigt avec certitude. Les sons que nous émettons, quand nous disposons de la phonation, sont tout de même plus signifiants quand les mouvements des lèvres, de la bouche, des muscles du visage, ainsi que l’éclat des yeux, peuvent être perçus. Parler et dire, ce n’est pas la même chose. Heinz Wismann cite Germaine de Staël : en Allemagne, on ne peut vraiment converser, alors qu’en France il est possible de parler pour ne rien dire170. Je retiens ici qu’il dénonce les falsifications idéologiques dont Platon et Aristote sont les premiers responsables, bien avant Karl Marx et tous ceux qui croient me rendre hommage en faisant de moi une espèce de prophète de l’atomisme moderne. Parlons tout d’abord grammaire, puisque le fonctionnement de la langue joue avec tous les écarts entre signifié et signifiant. « Atome », dans mon discours, n’est pas un substantif neutre ou masculin, mais un adjectif féminin qui échappe à la distinction des genres, puisque le féminin est homonyme du masculin et signifie « indivis », non coupé, c’est-à-dire plein, et non « indivisible » ou insécable. Il est aberrant de le séparer d’idea auquel je l’ai accolé. Idea, ce n’est pas une « forme » statique (σχῆμα, bien que ce mot désigne aussi les figures du danseur et du pantomime), comme un squelette. Quand je parle de rythme, de trope et de « toucher traversant » à propos des atomes, je voudrais que tu songes, que vous songiez au trajet de la main quand elle amène et inscrit les lettres (ductus), pictogrammes, idéogrammes ou un mixte plus indistinct. C’est en ce sens qu’on peut lire dans le grand livre de la nature. Je ne suis donc pas matérialiste dans le sens où la philosophie de l’Occident païen, puis chrétien, l’a entendu. Pour moi, le plus petit, l’infinitésimal (α) est hors d’atteinte, tout autant que l’infiniment grand (ω). Je ne sais si le grand vide est en expansion ou en voie de rétrécissement, d’absorption dans ces trous noirs assez cauchemardesque dont les modernes ont découvert l’existence. Si tu dis apeiron, avant de penser à l’idée d’infini, dis-toi qu’il s’agit plutôt d’illimité, au-delà de toute possibilité d’expérience. Quant à l’antinomie sujet/objet, puisque le philosophe doit se fixer pour tâche de chasser les contradictions et de discerner la coexistence des contraires, il suffit de remarquer qu’il n’y a aucune raison logique de poser d’abord le sujet avant d’envisager son contraire en face de lui. Les vocables de la langue ne disent-ils pas que le sujet (je pense, donc je « suis », mais dans quel sens prendre ce verbe, être ou suivre ?) est assujetti ? L’objet n’est pas seulement un quid devant nous, un objectif dont le discours ontologique se donne pour tâche de définir la quiddité, avant de le ranger dans les tiroirs d’une armoire. Abandonnons, ne serait-ce qu’un instant, cette conception spatialisée et topographique du savoir qui est celle de l’histoire naturelle. Abandonnons-nous au flux de la mobilité éternelle, au tourbillon, à la spontanéité, au moins apparente, des atomes. Les objets « s’approchent » de nous (ἐμπελάζουσι), bénéfiques ou maléfiques, aimables ou repoussants, rêves ou cauchemars171Ce qui nous apparaît ou se montre à nous (δείκελον) n’est qu’un « effluve (ἀπορροία) qui ressemble par leur forme aux objets ». Je préfère l’appeler « image », εἴδωλον, que les Latins traduisent par simulacrum. De tous côtés, viennent des images qui pénètrent jusqu’au tréfonds de nos corps par des pores qui les laissent passer, par exemple dans nos rêves172.

Avant de me prononcer sur la dernière interrogation de ton rôlet, je te propose un détour par le discours sur les dieux et le divin. Pour nous tirer d’embarras, nous devons confronter les témoignages regroupés par Diels173 et le recueil des Opinions des philosophes attribué à Plutarque, où la question n’est pas traitée sur le mode d’un exposé continu et systématique ; cependant, l’examen de chacune des séquences et de leur ensemble permet de comprendre comment la doxographie me situe sur ce sujet174.

170 H. Wismann 2012 : Penser entre les langues, Paris, Albin Michel (entretien sur France-Culture en janvier 2020). Les langues française et allemande ne fonctionnent pas de la même manière. Wismann dit aussi que l’on n’est pas philosophe sans esprit de système, il ne suffit pas de penser ni d’être historien de la philosophie.

171 Sext. Emp., Contre les mathématiciens IX, 19 (B 166). C’est bien le sens de ἐμπελάζουσι.

172 Plut. Propos de table VIII, 10, 2, 734 F (A 77).

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Dans le chapitre sur les principes, la question du divin n’apparaît explicitement qu’à propos de la cause efficiente et formelle selon Pythagore et dans les lemmes concernant Empédocle, Socrate et Platon, Zénon. Quand il est question de la constitution du monde, la thèse platonicienne de l’unité du monde est vigoureusement contestée, ce qui n’est pas pour me déplaire175. La doxographie se situe donc sur le plan cosmologique avant d’aborder la question anthropologique et existentielle et de rendre compte des opinions concernant l’ousia de la divinité176. La doxographie propose d’abord trois fondements ou catégories (εἴδη) du culte des dieux (la nature, les mythes et les usages) avant de distinguer sept catégories, les astres, saisons et produits de la terre (1), les divinités utiles ou nuisibles (2 et 3), les passions et des entités abstraites (4 et 5), les inventions mythiques des poètes (6), les dieux évergètes (7).

Il est significatif que la mention d’Évhémère (à travers Callimaque) et de deux vers attribués à Euripide (Critias) se situe dans le prolongement de la notice relative aux dieux évergètes. Évhémère est également cité dans un fragment du livre VI de Diodore qui, après avoir renoncé à exposer en détail les opinions et les mythes relatifs à chacun des Immortels, nous fait passer, dans un passage de son livre I que Diels considère comme de mon cru, de la naissance du monde à la zoogonie, à l’anthropogonie, avant de conclure en disant que le besoin (χρεία) a enseigné à l’homme l’usage des mains, de la parole et de l’esprit. Hermippe, recopiant Jean Catrarès, suit la même démarche177La culture philosophique de Diodore doiτ être resituée dans le contexte de l’époque impériale, mais il est tout aussi nécessaire de ne pas méconnaître ce que 

173 Les témoignages (de A 74 à 80), précédés par des notices relatives à la cause finale, à la fortune et au hasard (de A 66 à 69). DUMONT 1988, p. 782-788.

174 LACHENAUD 1993, p. 71-77, 81-89 (et notes, p. 196-213, 217-226).

175 Ps.-Plut., I, 3, 875 F ; I, 5, 879 A-B.

176 Ps.-Plut., I, 6 et 7.

177 Diod. I, 6 ; I, 7 (= B 5, 1) ; fr. VI, 1 (= Évhémère, T 25 Winiarczick), d’après Eusèbe, Préparation évangélique, II, 2, 52-62. Hermippe : B 5, 2. K. Reinhardt, « Hekataios von Abdera und Demokrit », Hermes 47, 1912, p. 492- 513). Mais W. Spoerri, Späthellenistische Berichte über Welt, Kultur und Götter : Untersuchungen zu Diodor von Sizilien, Bâle, 1959, p. 62, conteste cette attribution et souligne que Diodore est étranger à l’atomisme de Démocrite et reflète plutôt le syncrétisme philosophique de son époque. La question de l’évhémérisme a été traitée plus récemment par Ph. Borgeaud, « Variations évhéméristes », RHR 234-4, 2017, p. 593-612, notamment p. 604, et A. Cohen-Skalli, « Une theologia dipertita chez Évhémère de Messène ? Observations sur le fr. VI, 1 de Diodore (Euhem. T 25 W.) », Ktèma 36, 2011, p. 349-368 ; ead., « Walter Spoerri (1927-2016) et les études sur Diodore de Sicile », Anabases 25. Traditions et réceptions de l’Antiquité, 2017.

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Cicéron, Lucrèce (l’importance de la χρεία, l’hypothèse phylogénétique natura/usus/ars178) et la vulgate philosophique de l’époque impériale ont conservé d’une pensée bien antérieure, d’Hésiode à Démocrite, Hécatée d’Abdère, Antiphon et les sophistes, Thucydide, Dicéarque179. Le Pseudo-Plutarque pourrait laisser croire que j’ai défini la divinité comme l’âme ignée du monde, mais le rapprochement avec Stobée prouve qu’il s’agit d’une erreur et que le compilateur a combiné ce qui concerne Démocrite et la fin de la notice consacrée à Diogène d’Apollonie, Cléanthe et Oenopide de Chios, et remplacé ἐν πυρὶ σφαιροειδεῖ par ἐμπυροειδῆ. Hermann Diels et Walter Kranz juxtaposent donc ce que je dis de la forme pyramidale de la flamme et du dieu-intellect (mieux vaut parler ainsi que d’écrire « Dieu ») qui réside en un feu sphérique. Des rapprochements de ce genre pourraient laisser croire que ma doctrine rejoint la doxa dominatrice, celle d’Anaxagore, Platon, Aristote et les Stoïciens, « ce feu artisan qui procède à l’engendrement du monde », alors qu’en général je parle des dieux au pluriel. Cependant, je confirme que l’âme est bien pour moi un composé igné (πυρῶδες σύγκριμα) d’atomes de forme sphérique, doté par conséquent d’une puisance qui est celle du feu divin180. Mais je ne puis concevoir un être suprême qui se donnerait du mal pour créer le monde et se soucierait du bien-être de l’homme. Balivernes et vieilles lunes que tout cela ! Cicéron, dont le talent oratoire et dialectique est bien reposant quand on veut sortir du maquis semé d’embûches des compilations doxographiques, ironise sur mes propos « plus dignes de ma patrie que de Démocrite181. » Allées et venues (circumitus) des images qui remplissent l’air, la nature qui les répand, notre intelligence, les images si grandes qu’elles embrassent la totalité de l’univers, qualités ou entités abstraites que nous affublons d’une majuscule (Concorde, Clémence, Désir …) ou bien Poena, Beneficium, tout devient divin à nos yeux, par convention, et nous croyons ainsi les incarner182. C’est bien à partir de ce qui les surprenait (paradoxa), éclairs, conjonctions des astres, éclipses, que les Anciens en sont venus à concevoir les dieux, parce que ces phénomènes les terrifiaient, et je t'expliquerai tout à l'heure que je m'efforçais de délivrer les hommes de ces terreurs183. Il faut cependant nuancer ce propos : j'admets que certains de ces 

178 Lucr., V, 925-1090. P.H. Schrijvers, Lucrèce et les sciences de la vie, Leiden-Boston-Köln, Brill, 1999, p. 65, 81-83, 88. 179 Th. Cole, Democritus and the Sources of Greek Anthropology, Cleveland, Western Reserve University (American Philological Association, Monograph, 25), 1967, reprend l’idée de K. Reinhardt tout en reconnaissant que Démocrite ne peut être l’unique source.

180 Ps.-Plut., Opinions des philosophes I, 7, 881 D (A 74 : forme sphérique). LACHENAUD 1993, p. 223 (cf. Stob., I, 1, 29, 13-15 ; Ps.-Gal., Hist. Phil. 35, 13 ; Diogène d’Apollonie, A 8 ; Oenopide de Chios, 41, 6 ; Cléanthe, SVF I, 132). Ps.-Plut. IV, 3, 5 (A. 102). Théophr., Du feu 52 ( A 73 : forme pyramidale). La numérotation des fragments, ici et tout au long, est celle de Diels.

181 Cic., De la nature des dieux I, 12, 29 et I, 43, 120 (A 74 : 3ème texte). 

182 Plin., HN II, 14 (A 76) congédie ces sottises, mais la littérature critique s’interroge sur leur signification. A. Henrichs, « Two Doxographical Notes : Democritus and Prodicos on Religion », Harvard Studies in Classical Philology 79, 1975, p. 93-123 ; ibid. 88, 1984, p. 140-152. Cf. Cic., De la nature des dieux I, 42, 118-119 et Diod., IV, 85, 7 ; fr. VI, 1, 2 (Eus., Préparation évangélique II, 2, 52-62). Cf. supra, note 168.

183 Sext. Emp., Contre les mathématiciens IX, 24 (A 75). Voir l’excellente mise au point de Chr. Vassallo, « Atomism and the Worship of Gods. On Democritus’ Rational Attitude towards Theology », Philosophie antique 18, 2018, p. 105-125. Le mot ἔννοια, comme φαντασία, est post-démocritéen, mais sa présence ne « disqualifie » pas le testimonium. Mon anthropologie religieuse rappelle celle de Lucrèce qui inclut dans son raisonnement les mouvements ordonnés des astres et les saisons (V, 1183-1184). Vassallo commente ensuite le papyrus 1428, cr. 3, col. 329 (Philodème, Sur la piété), Diogène d’Oenoanda, fr. 10 Smith et Plut., Propos de table, VIII, 10 (A 77). Il y a une correspondance absolue entre les images et les objets animés.

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phénomènes naturels bénéfiques aient pu inciter, toujours à tort, à croire en des dieux tout-puissants184. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Cicéron et les auteurs chrétiens ont semé la confusion : Jean Catrarès considère que selon moi (comme pour Thalès) l’air est plein d’images (eidôla), entre autres les « êtres divins » (τοὐς δαιμόνας) qui ne peuvent être pour lui que des idoles ou des démons ; Clément d’Alexandrie, après avoir cité l’opinion prudente de Xénocrate qui n’exclut pas la présence de l’idée du divin chez les bêtes brutes (alogois), estime que je suis bien obligé, par souci de cohérence (κἂν μὴ θέλῃ, ὁμολογήσει διὰ τὴν ἀκολουθίαν τῶν δογμάτων), d’admettre que, les animaux, comme les hommes, reçoivent des images en provenance de l’être divin185. Tu peux donc constater que je ne renonce pas à parler des dieux et de leur forme (ἰδέα). Je suis donc moins agnostique que toi186.

— Prot. Je constate en effet que tu es intarissable sur ce sujet.  

— Dém. Je suis bien un métaphysicien, à la fois parce que je manie des concepts et parce que je ne me contente pas de penser, dans le sens que Gilles Deleuze donne à ce mot en l’appliquant à lui-même :

Un concept, ce n’est pas du tout quelque chose de donné. Bien plus, un concept ce n’est pas la même chose que la pensée : on peut très bien penser sans concept, et même, tous ceux qui ne font pas de philosophie, je crois qu’ils pensent, qu’ils pensent pleinement, mais qu’ils ne pensent pas par concepts – si vous acceptez l’idée que le concept soit le terme d’une activité ou d’une création originale. Je dirais que le concept, c’est un système de singularités prélevé sur un flux de pensée. Un philosophe, c’est quelqu’un qui fabrique des concepts187.

184 Clém. Alex., Protr. 68, 5 ; Strom. V, 103 (B 30). SALEM 2002, p. 297-299. Si le mot λόγιοι signifie simplement « doués de raison » (traduction Dumont), et non des inventeurs dans le domaine de la culture, et s’il est bien de Démocrite, on pourrait y déceler une marque d’ironie. 

185 Hermippe, De astrologia I, 16, 122 = A 78 (recopié par Jean Catrarès). Clém. Alexandr., Strom. V, 88 (A 78). SALEM 2002, p. 216, 269, 294.

186 Eus., Préparation évangélique XIV, 3, 7 (Protagoras, B 4).

187 En 1980, lors d’un cours sur Leibniz à l’Université de Vincennes. Deleuze considérait que la logique est réductionniste (G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éd. de Minuit, 1991, p. 111). Mais, selon J. Bouveresse qui aime s’en prendre à la pensée postmoderne et estime que l’on ne peut se dispenser de rationalité, faire de la philosophie « un discours créateur » relève d’une conception esthétique et cosmétique (Rationalité et cynisme, III, 2, Paris, Éd. de Minuit, 1984).

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— Prot. D’habitude, Deleuze s’exprime plus clairement. Il faudrait tout de même que ces concepts ne soient pas que des flatus uocis sans rapport avec nos moyens d’appréhender le monde et la réalité objective.

— Dém. En effet. Sextus Empiricus peut dire qu’à mon avis, comme pour Platon, « seuls les noèta (saisissables par l’entendement) sont vrais »188. Je n’ai donc jamais identifié concevoir et sentir, contrairement à ce que pense un commentateur du traité de l’âme d’Aristote, Philopon. Si je suis sceptique en ce qui concerne la connaissance par les sens que je juge « bâtarde » ou « obscure », je suis dogmatique quand je fais confiance à l’intelligence pour saisir le vrai et l’absolu, « sans relation à autre chose » (sans pros ti), mais je redeviens sceptique quand je la juge incapable « de composer, dans le détail, la machine du monde » (les mots entre guillemets sont ceux de Marcel Conche qui considère sans doute que l’élève Épicure a dépassé le maître)189. Puisque je fais allusion à Épicure, je te renvoie au Contre Colotès de Plutarque : Colotès de Lampsaque, qui ne m’a pas lu « même en rêve », ne s’aperçoit pas que les objections qu’il formule contre moi se retournent comme un boomerang contre la doctrine d’Épicure190. Il est assez plaisant de constater que Plutarque fait mine de me réhabiliter quand il dit que j’ai traité de manière cohérente le passage du plan des principes (les atomes et le vide) à celui des composés et des qualités sensibles, alors que pour Épicure, toutes les représentations sensibles sont vraies. Mais l’essentiel pour lui c’est de réaffirmer que mes prémisses sont fausses. Le jeune Marx, qui refusait l’idée d’un déclin de la philosophie grecque après Aristote, a bien compris qu’il ne fallait pas couper la physique de son arrière-plan ou de son horizon phénoménologique, chaque philosophe exprimant de manière subjective la conscience de soi, dans son rapport au monde. Il faut toujours revenir au jeune Marx, pour mieux comprendre la genèse de sa pensée.

188 Sext. Emp., C. les mathématiciens VIII, 6 (A 59).

189 M. Conche, « Comparaison entre la méthode de Démocrite et celle d’Épicure », Raison présente 47, 1978, p. 17-40. Il me semble que sa manière d’argumenter rejoint parfois celle de Marx dans sa thèse qu’il ne cite pas. SALEM 2002, p. 175 : Démocrite distingue les degrès de connaissance et concilie le recours à l’observation empirique et la pensée rationnelle.

190 Plut., C. Colotès 1109 A. P.-M. Morel et F. Verde 2013 : « Le Contre Colotès de Plutarque et son prologue », Aitia 3, 2013, ENS Éditions, 2013 (en ligne). P.-M. Morel : « Démocrite chez Cicéron », in S. Franchet d’Espèrey, C. Lévy (éd.), Les Présocratiques à Rome, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2018, p. 41-56. Cic., De fin. I, 6, 17 : perpauca mutans, sed ita, ut ea quae corrigere ult, mihi deprauare uideatur. Clém. Alex., Strom. VI, 2, 27, 4, accuse Épicure d’avoir plagié Démocrite : Ἀλλὰ καὶ Ἐπίκουρος παρὰ Δημοκρίτου τὰ προηγούμενα ἐσκευώρηται δόγματα.

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— Prot. Que penses-tu de l’hypothèse épicurienne et lucrétienne de la « déclinaison » (clinamen) ? — Dém. Mes successeurs voulaient sans doute surmonter une difficulté théorique. Comme le disent Diogène d’Oenoanda et Cicéron191, mes arguments supposent que les atomes n’ont aucune liberté de mouvement, qu’ils n’ont aucun poids et que leurs chocs et rencontres s’expliquent par le fait qu’ils ne sont pas tous ronds, mais parfois anguleux ou crochus. Ils sont donc soumis à la nécessité et non au hasard, tout comme la découverte d’un trésor parce que l’on a creusé pour planter un olivier, ou la mort d’Eschyle parce qu’un aigle a lâché une tortue. Le trésor thrace de Rogozen, dans la région de Vrasta en Bulgarie, n’a pas été découvert par des archéologues, mais grâce à une pelleteuse qui creusait pour aménager un puits192. Dans un premier temps, Lucrèce observe que la nature n’aurait rien créé sans le clinamen et ce postulat n’est pas démenti par l’observation, bien au contraire. Deleuze écrit à ce sujet193 :

C’est pourquoi le clinamen ne manifeste aucune contingence, aucune indétermination. Il manifeste tout autre chose : la lex atomi, c'est-à-dire la pluralité irréductible des causes ou des séries causales, l’impossibilité de réunir les causes en un tout. En effet, le clinamen est la détermination de la rencontre entre séries causales, chaque série causale étant constituée par le mouvement d'un atome et conservant dans la rencontre sa pleine indépendance.

Mais le matérialisme déterministe de Lucrèce s’infléchit ensuite quand il établit un rapport analogique entre le clinamen et la volonté humaine autonome, brisant ainsi les chaînes du destin194. Dès lors, nous pouvons résister et combattre, au lieu de subir avec résignation les chocs. Daniel Ménager attire notre attention sur des passages qui peuvent surprendre chez Amiel pour lequel l’existence individuelle est « une résistance passagère à la destruction, une réaction contre les influences du dehors » : « Vivre, c’est réagir, c’est surtout rayonner. La passivité, c’est l’état inerte. Il ne vaut pas la peine d’être vivant si l’on anticipe la mort par l’apathie195. » Erri de Luca, dans Le tour de l’oie, résume une histoire racontée par George Orwell : un prisonnier birman s’approche docilement de la potence, mais fait un écart de côté  pour éviter une flaque (en février 2021, la situation n’est pas meilleure)196. Ce geste fait sursauter un certain Eric A. Blair, membre de la Police impériale des Indes. Orwell comprend « ce que signifie détruire la vie d’une personne en bonne santé et en pleine conscience. » Méfions-nous des charmes vénéneux d’un discours dogmatique qui ferait de l’apathie un art de vivre à l’abri de toutes les contingences.

191 Successivement Diogène d’Oenoanda (fr. A 50 Smith). Cic., De la nature des dieux I, 26, 73 (A 51), Simpl., Commentaire sur la Physique d’Aristote 330, 14 (A 68).

192 A. Soubigou, « Le trésor des princes thraces comme outil de la diplomatie bulgare », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin 46, 2017, p. 17-30. Voir les images sur le site la-bulgarie.fr.

193 DELEUZE 1969, p. 312. Ibid., p. 77, il cite Borgès, « La loterie à Babylone », Fictions, Oeuvres complètes, Gallimard, Paris, t. I, p. 484) : « Si la loterie est une intensification du hasard, une infusion périodique du chaos dans le cosmos, ne conviendrait-il pas que le hasard intervînt dans toutes les étapes du tirage et non point dans une seule ? N'est-il pas évidemment absurde que le hasard dicte la mort de quelqu'un, mais que ne soient pas sujettes au hasard les circonstances de cette mort ?»

194 MOREL 2013, p. 149-152.

195 Daniel Ménager, Convalescences. La littérature au repos, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 72-73. Voir aussi p. 154-155 : Nietzsche fait l’éloge d’Épicure, dans un fragment du Gai Savoir : un oeil « qui a vu s’apaiser sous son regard la mer de l’existence. »

— Prot. Peut-être, mais arrêtons-nous de voleter comme des chauves-souris en échangeant de petits cris. Pour le moment, je suis incapable de résister à ton bagoût de beau parleur. Allons restaurer nos forces dans le bistrot du marchand de vin pour y déguster son saucisson d’âne et son confit d’oignons et de figues. Eh oui, comment parler des Enfers sans emprunter à la géographie et aux objets du monde sublunaire ? Après avoir fait claquer nos idées comme boules et quilles, devisons tranquillement comme les joueurs de cartes de Cézanne ou deux vieux gamins qui jouent aux osselets. Allons boire au même rhyton, comme deux Scythes, front contre front, qui fraternisent en échangeant le vin et le sang mélangés197. Cependant, nous nous abstiendrons d’y mêler du sang et de gaspiller le précieux breuvage en jouant à le lancer de rhyton à rhyton, de gobelet à gobelet, ou de les fracasser derrière notre dos, à la russe.

Interlude

Sur notre chemin, à croire que c’était un 14 février, à la transition entre l’hiver et le printemps, ce qui était bizarre en ce lieu où le temps calendaire n’est plus de mise, mais plutôt une éternité indistincte (aevum-ἀίων), nous aperçûment, en restant à distance parce que nous n’avions pas encore bu, une troupe de bacchants et bacchantes qui fêtaient Saint Triphon Zarézan, s’imaginant sans doute qu’ils trouveraient sous terre des vignes qu’il fallait tailler et arroser de vin. Apparemment, la baignade dans le fleuve de l’oubli (Léthé), pour échapper à la chaleur infernale de cette plaine dénudée, ne leur avait pas fait oublier leurs petites habitudes, et ils n’étaient pas près de se réincarner, puisqu’ils n’avaient pas perdu le souvenir de leur vie antérieure, ce qui est absolument indispensable, dit-on, pour entrer dans le cycle purificateur des vies successives198. Bien qu’il n’y ait pas de masculin correspondant à ménade, je ne veux pas laisser croire que les transes dionysiaques soient exclusivement féminines (le masculin « bacchant » existe). Mais nous n’avions pas envie de retomber en enfance et de nous mettre à danser comme Cadmos et Tirésias dans les Bacchantes d’Euripide, ni de jouer au puer-senex qui combine tous les âges de la vie, comme le Socrate du Phèdre, un peu nain, à peine dégagé de sa gangue terrestre, un peu Silène ou Satyre avec son nez camus, pas du tout grec, et les yeux à fleur de tête, comme ceux des grenouilles. Nous étions désormais hors d’âge, comme Tagès  qui, dès sa sortie d’une motte de terre sous l’apparence d’un enfant, possède la sagesse d’un vieillard détenteur de l’etrusca disciplina199. N’enlevez pas à Socrate son nez camus, ni à Cyrano son promontoire. Si vous le faites, vous leur infligez le triste sort du major Kovaliov de Gogol 200: privé de son nez, il n’a plus l’air de rien, il n’est plus à l’image de Dieu. Il n’est même plus Personne parce qu’il n’a plus de visage (prosôpon). N’imaginez pas que cette mutilation (maschalismos d’une extrémité du corps empêchera leurs ombres de venir vous hanter201.

196 Erri De Luca, Le tour de l’oie, Paris, Gallimard, 2019, p. 131 (Il giro dell’oca, 2018).

197 Hdt., IV, 70. V. Schiltz, 1975 : « À propos de l’exposition ‘Or des Scythes’ », CRAI, 1975, p. 443-453. À l’opposé du versoir, la tête de taureau du rhyton, qui n’est pas seulement minoen ou mycénien, avec sa corne relevée vers le ciel, rappelle la seconde naissance de Dionysos (Eur., Bacch. 100).

198 Plat. Rép. X : le mythe d’Er. Chr. Kossaifi, « L’oubli peut-il être bénéfique ? L’exemple du mythe de Léthé : une fine intuition des Grecs », Interrogations ? 3, 2006.

À la table du bistrot, un vieux fou hirsute, oubliant qu’il était déjà en enfer, vint s’asseoir pour nous raconter, en jurant croix de bois, croix de fer, l’apologue de Rhyton et Cratère qui, trouvant les Enfers plus enviables que le paradis des Îles Fortunées où il ne reste plus rien à espérer ni à envier, avaient décidé, chacun pour soi, de le quitter pour une escapade passagère. Le Thrace, Pot d’argent niellé d’or dans lequel on boit à pleine goule et le Grec, Pot de terre paré de figures noires que les lèvres effleurent délicatement, s’étaient croisés et avaient décidé de trinquer en s’entrechoquant avec moult précautions. Rhyton avait fait provision de ce vin rouge que les Bulgares appellent aujourd’hui Mavrud, transcription d’un adjectif grec qui signifie noir, basané comme les Maures. Cratère, qui ne voulait pas se conduire comme Polyphème, les Scythes et les Thraces ou certains empereurs romains, commit le sacrilège de le baptiser avec l’eau du Léthé ou d’un autre fleuve des Enfers, Amélès qui symbolise l’existence de l’âme « enfoncée dans le corps et dans le flux temporel »202. Point trop n’en fallait, sinon ils risquaient de tout oublier, y compris qu’ils étaient morts. D’ailleurs, Rhyton ne s’en offusqua pas. Ils se mirent à chanter un hymne en l’honneur de ce Dionysos « libérateur » qui délivre l’homme de ses peines et que les Latins appellent Liber Pater, parce qu’ils ne savent plus qu’il faut y voir une ancienne divinité italique, le dieu qui répand à profusion (racine loib./lib., libation), ou parce qu’ils ignorent d’autres étymologies qui apparentent eleutheros, libre d’entraves, et eleusomai, « j’irai », ou rattachent à la fois Liber, eleutheros et l’allemand Leute à un radical indo-européen dont le sémantisme est celui de la croissance accomplie qui fait l’homme203. Les dévots de Dionysos, ce sont les véritables Ménades des montagnes de Thrace ou le choeur des Bacchantes, et non les femmes de Thèbes frappées de folie parce que leur cité, comme Penthée, est incapable d’accueillir Dionysos :

Qui, au jour le jour, goûte le bonheur de la vie, celui-là je le proclame heureux comme les dieux.

Jean-Pierre Vernant souligne que ce dieu « ne prône pas la fuite hors du monde ni ne prétend ménager aux âmes, par un genre de vie ascétique, l’accès à l’immortalité » : L’« éclat joyeux et brillant de l’art, de la fête et du jeu », le ganos, qui est aussi la robe du vin, grâce au spectacle  tragique, vient dissiper les brumes du « complexe orphique204. » L’altérité de Dionysos et celle d’Orphée ne peuvent donc être superposées.

199 D. Briquel, « Le paradoxe étrusque : une parole inspirée sans oracles prophétiques », Kernos [En ligne], 3 | 1990, mis en ligne le 19 avril 2011, p. 68, 72.

200 N. Gogol, Les nouvelles pétersbourgeoises. Le nez, trad. H. Mongault, in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1966 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 597-621.

201 Y. Muller : « Le ‘maschalismos’, une mutilation rituelle en Grèce ancienne », Ktèma 26, 2011, p. 269-296. Si le meurtre d’Apsyrtos, frère de Médée (Apollonios de Rhodes) n’est qu’un « meurtre travesti en rituel sacré », cette pratique propitiatoire et expiatoire visait à empêcher que le mort ne saisisse le vif et le public y songeait quand il entendait le verbe passif μασχαλίζεσθαι (formé sur « aisselle »). Les parties du corps sont des prémices, apargmata (Od. XIV, 427-428 : Eumée fait un sacrifice). « Si ton oeil te fait trébucher… », dit l’évangéliste Matthieu, 5, 29 (traduction personnelle du grec σκανδαλίζει). Oreste se coupe un doigt et sacrifie aux Érynies.

202 J.-P. Vernant, « Le fleuve ‘Amélès’ et la ‘Mélétè Thanatou’ », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger 150, 1960, p. 163-179.

203 Voir un résumé commode dans R. Muller, La doctrine platonicienne de la liberté, Paris, Vrin, 1997, p. 49-52.

204 Eur., Bacch. 911. J.-P. Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes d’Euripide », L’Homme 93, janv.-mars 1985, p. 57 : Tirésias et Dionysos sont experts en « thaumaturgie sophistique », plutôt que Penthée qui voudrait l’être. Voir aussi dans Archives de Sciences Sociales des Religions 23, p. 221-223, la recension de l’essai de D. Sabattucci, Saggio sul misticismo greco, Rome, Ateneo, 1965 (trad. J.-P. Darmon, Essai sur le mysticisme grec, Paris, Flammarion, 1982).

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La discussion reprend

— Dém. Il me semble que nous devrions nous mettre d’accord sur un protocole d’interlocution. À toi le rôle d’interrogateur ! Tu maîtrises en effet, comme Socrate, l’art de poser des questions et de pousser l’interlocuteur dans ses derniers retranchements, dans les cordes du ring205. Il m’incombera de te répondre sans barguigner, sans fausse honte, ni forfanterie, au lieu de gesticuler comme un poisson pris dans une nasse.

— Prot. Je propose que nous confrontions tes idées et celles de Platon dans le Théétète et le Timée qui me semblent souvent proches de ta pensée. J’ai parfois l’impression que la différence entre vous est une affaire de vocabulaire. Je prends comme exemple la notion platonicienne de khôra, cette place, cette étendue, ce territoire, cet espace indistinct qui échappe autant à l’intellect qu’à la perception sensible. Platon emploie pour la définir ce que les grammairiens appellent un oxymore, ce qui revient en fait à éviter toute définition : « une sorte d’être invisible (anoraton eidos) et sans forme (amorphon) qui reçoit tout », comme une cire molle qui reçoit les empreintes, une matrice inorganique206. Il s’agit d’un postulat indispensable pour expliquer la genèse de ceci et cela. Ce concept est-il si éloigné de ce que tu appelles le vide ?

— Dém. Je comprends ton embarras. Pour traduire khôra, tu viens de proposer plusieurs termes en évitant celui qui vient immédiatement à l’esprit, « matière », hylè. La khôra n’est ni l’être, ni le non-être absolu, mais un être hybride ou bâtard dont l’essence est de ne pas avoir d’essence selon une note de Léon Robin 207. Jacques Derrida veut laisser khôra sans article défini et à l’abri de toute traduction. À ma connaissance, il est le premier à commenter le passage où Platon compare khôra aux cribles ou aux tamis qui permettent de séparer le bon grain et l’ivraie et de distribuer les semences. Comment peut-on dire en même temps que le démiurge (père) fabrique  le monde à l’image des paradigmes intelligibles, comme si sa main apposait un sceau sur le réceptacle (matrice et mère), et parler de la khôra comme d’un crible ? Ce crible n’est pas manié par le démiurge : la khôra relève de la physis, elle est de l’ordre de la nécessité, elle n’intervient qu’une fois dans l’histoire du monde, comme une secousse ou un séisme208. Pour moi, le vide est un élément constitutif de l’univers. C’est tout de même plus intelligent que de résumer ma théorie en disant que je me suis contenté d’opposer, comme le plus obtus des sophistes, être = plein et non-être = vide. Une simplification aussi grossière peut se comprendre chez des apologistes chrétiens, mais elle est difficilement supportable chez Aristote209. Dans le Théétète210, Platon aurait tout de même pu me citer quand il résume la doctrine du flux universel :

[…] c’est de la translation, du mouvement et de leur mélange réciproque que se forment toutes les choses que nous disons exister, nous servant d’une désignation incorrecte, puisque rien n’est jamais mais devient toujours ; citons à ce sujet tous les sages, l’un après l’autre, à l’exception de Parménide, Protagoras, Héraclite et Empédocle, et parmi les poètes, les plus éminents dans chacun des deux genres de poésie […].

205 Plat., Euthyd. 295b-c.

206 Plat., Tim. 50c et 51a ; Théét. 194c-d.

207 L. Robin, note 150, p. 1473 (Collection de la Pléiade, Paris, 1950). 

Puisque tu as fait allusion à l’image de la cire qui reçoit les empreintes, il faut préciser que l’utilisation de ce lieu commun ne prouve pas que Platon, Aristote, Descartes et moi-même nous ayons la même théorie en ce qui concerne la sensation. Selon Platon, le sujet produit des émanations qui rencontrent des objets et sa théorie est inséparable de celle de la réminiscence. Selon Aristote211, le sujet reçoit l’empreinte parce qu’il en est capable potentiellement, parce qu’il se souvient ou croit se souvenir : « la sensation est la faculté apte à recevoir (δεκτικόν) les formes sensibles sans la matière. » Qu’est-ce-à dire ? Que se passe-t-il entre le sujet de la perception et l’objet perçu ? Si l’on prend l’exemple de la vision, je ne suis pas convaincu par les explications de mes prédécesseurs, et Théophraste remarque que je m’abstiens de décider si la sensation résulte de la rencontre entre des semblables (Parménide, Empédocle, Platon), ou entre des contraires (Anaxagore, Héraclite)212. Cependant, je fais « l’hypothèse d’un effluve émanant de la figure extérieure », ce qui me conduit à supposer qu’il imprime sur l’air, hypothèse absurde selon Théophraste. Jean-Paul Dumont s’appuie sur les termes de Théophraste pour m’attribuer une deuxième théorie « plus raffinée » (moins matérialiste ?) que la théorie des simulacres : une image ne peut se produire si l’empreinte ne fait pas volte-face (μὴ στραφέντος τοῦ τύπου) et ne « ne retourne [pas] vers l’oeil ». Cette théorie, plus proche de ton « phénoménisme » et de Platon, serait à mettre en relation avec le « mystérieux » 

208 Plat., Tim. 52e-53a. J. Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 23, 29-30. Marta Hernandez, « La khôra du Timée : Derrida, lecteur de Platon », Appareil [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 26 septembre 2013, consulté le 20 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/appareil/1780 (Colloque L’espace et l’architecture : état des lieux, MSH Paris Nord). Voir, p. 6, la citation tirée de Psyché, Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 502.

209 Ps.-Hippolyte de Rome, Réfutation de toutes les hérésies I, 13 (A 40) ; Hermias, Satire des philosophes païens 13 (A 44) ; Arist., Phys. I, 5, 188a 22 (A 45) : στερεὸν signifie littéralement « qui a du volume », des dimensions, d’où la traduction par « étendu » chez Dumont, et les synonymes approximatifs, « plein » (πλῆρες chez Simplicius) ou « compact » (ναστός).

210 Plat., Théét. 152d-e. 194c. 211 Arist., De l’âme II, 12, 424a 17.

212 Théophr., De la sensation 49 (A 135).

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 séjour à Athènes213. Revenons à l’essentiel : comme Platon, je vois bien que les quatre éléments subissent le changement, que l’air s’embrase et se condense en nuages, que le plomb se liquéfie, que la terre devient boue ou pierre :

Or, c’est évidemment corporel, visible et tangible que doit être ce qui est devenu ; en revanche, séparé du feu, rien ne saurait jamais être visible, ni tangible en l’absence de quelque solide, et il n’existe pas de solide, sans de la terre214.

Mais je n’ai que faire de ce démiurge qu’il imagine, ni créateur puisqu’il n’a pas créé les éléments et se contente de les doser, ni bienfaiteur providentiel puisqu’il enferme les hommes dans la gangue d’un corps et l’ombre d’une caverne où l’on ne voit que les fantômes des réalités transcendantales. Cette caverne est à la fois mirifique et tout aussi dystopique que sa République. Dès qu’il se met à décrire ce non-lieu, il est ramené vers la Ville après les cérémonies religieuses au Pirée, la ville orthogonale d’Hippodamos de Milet, et il se heurte à la violence de Thrasymaque et à la surdité de ceux qui refusent son récit215. Mais laissons cela pour l’instant. Le monde est né, dit-il, par l’union de la nécessité et de l’intellect, et il parle d’une « cause errante », co-responsable et complice (synaitios). Pour ma part, j’écris que toutes choses sont engendrées par la nécessité, car le tourbillon (dinè), que je nomme nécessité, est la cause de la génération de toutes choses216, et j’observe que Platon envisage comme un cauchemar que sa théorie des idées éternelles conçues comme des réalités intelligibles ne soit qu’un amas de mots217.

— Prot. Objection, votre Honneur. Je vois bien que ta théorie des formes n’a rien à voir avec celle de Platon, mais je constate que tes mots, atomoi ideai et eidôla, prouvent que ta philosophie, elle aussi, est fondée sur l’opposition entre sensible (visible) et intelligible (theôrèta).

213 Théophr., ibid 52 ; Arist., De la sensation et des sensibles 438a5-10 ; Ps.-Plut. IV, 13, 901 B. DUMONT 1998, p. 810 et notes, p. 1475-1476. R. Kelli, « Democritus’ ophtalmology », CQ 62.2, 2012, p. 496-501, commente les termes ἀνάκλασις, ἔμφασις et δείκελον.

214 Plat., Tim. 31b.

215 J.-F. Hamel, « Le paradoxe pragmatique de l’utopie. L’agonique de l’énoncé et de l’énonciation chez Platon, More et Zamiatine », Études littéraires 31 (3), 1999, p. 123-137, p. 127 et 132 : le mythe de la caverne fait apparaître une contradiction « entre l’énoncé décrivant la vérité éternelle et paisible d’une communauté idéale et, d’autre part, son énonciation turbulente ». À propos de Nous les autres de Zamiatine, il écrit : « Face au corps social unifié, total et sans excédent, le corps individuel paraît non seulement clivé, mais irrémédiablement morcelé, voire fétichisé, dans l’écriture et par l’écriture. Logiquement, le corps social ne peut pas ne pas subir le même traitement […]. C'est ainsi par la matérialité de l’écriture que D-503 dissémine peu à peu non seulement son propre corps, mais le corps social, qu'il le réduit littéralement en pièces ». D-503 est le protagoniste du roman. Cet article porte la marque de deux aspects de notre époque post-moderne : le discrédit des idéologies révolutionnaires et les réflexions sur le langage et l’écriture (Wittgenstein cité en exergue et Derrida entre autres). Dès lors, l’utopie, comme un horizon qui s’éloigne au fur et à mesure que l’on avance, échappe à la sclérose du temps et nous entraîne dans le colimaçon sans fin de la tour de Babel. C’est cette image de Ievgueni Zamiatine qui fournit l’occasion de se référer à la notion d’atopie (p. 134-135 : Roland Barthes).

216 Simpl., Commentaire sur le Traité du ciel d’Aristote, p. 294, 33 (A 37). D. Laërce, IX, 45 (A 1).

217 Plat., Tim. 51b-c (cf. 46e et, pour la « cause errante », 48a).  

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— Dém. Je réponds d’abord sur ton deuxième point : Jean Salem s’efforce d’arbitrer entre le point de vue de Jacques Brunschwig qui considère que je ne laisse pas le dernier mot aux sens et celui de Montano qui insiste sur la méthode inductive en disant que le dilemme est insoluble si l’on n’admet pas qu’il existe plusieurs degrés de connaissance218. Reste à savoir quelle est la démarche qui permet de progresser. Quant aux atomes, ne chinoisons pas. Ἀναγκή στῆναι καὶ μὴ εἰς ἄπειρον ἰέναι, « il faut bien s’arrêter et ne pas poursuivre à l’infini ». Aristote, semble-til, ne trouve rien à redire sur ce point : admettre qu’un corps, une grandeur, soit totalement divisible conduirait à supposer qu’une grandeur puisse être constituée à partir de points et de contacts, mais je me garderai d’être aussi prolixe que lui, aussi subtil que Zénon d’Élée, le premier penseur de l’espace-temps. Ce proverbe vaut aussi bien pour l’enchaînement des causes que pour les particules les plus petites219. Un atome, personne ne l’a jamais vu, mais nos hypothèses sont aussi efficaces que celles d’Anaxagore et Platon pour expliquer que tout ne se confond pas dans un immense tohu bohu babylonien et biblique, ou dans le chaos hésiodique de la Nuit. Effectivement, la collision des atomes peut faire naître des êtres qui ne sont pas tous beaux et harmonieux, parfois monstrueux comme certaines créatures imaginées par Empédocle, si le mélange n’est qu’un pêle-mêle, huile et vinaigre ou mayonnaise ratée : « les premières naissances d’animaux et de plantes ne produisaient pas des êtres totalement achevés, mais consistaient en membres séparés et disjoints220. »

— Prot. Pour deux de tes oeuvres tu as choisi comme titre diakosmos que l’on traduit, sans doute à tort, par « système ». Je m’interroge en effet sur le sens que tu donnes au préfixe dia-, puisqu’il peut suggérer l’idée d’une distribution organisée ou, à l’inverse, d’une dispersion anarchique. Je pense que tu n’étais pas assez géomètre pour entrer à l’Académie. Le monde n’est pas selon toi régi par des équations fondamentales qui déterminent les relations entre les éléments. Ne dis-tu pas qu’il n’y a pas d’autre mouvements que secousses et chocs ?

— Dém. Ces liens et ces mouvements multiples, je les appelle Nécessité, alors que Platon postule un mouvement parfait de rotation, imprimé par le premier moteur, l’intellect divin relayé par le démiurge qui implante l’âme du monde. Pour en rendre compte, il décrit un fuseau unique qui transperce la sphère de part en part. Il est tenu par les Trois Parques, Lachésis, le sort qui nous est échu dans le passé, Clothô qui file le présent plus ou moins vite pour tel ou tel et Atropos qui incarne le futur sans retour qui nous attend. La tige (èlakatè) et le crochet (anchistron, un mot que j’utilise à propos des atomes crochus) sont « adamantins », faits d’un acier trempé ou aussi durs que le diamant, comme les portes de l’enfer dans le poème de John Milton. Les Parques chantent harmonieusement comme les Sirènes sur chacun des cercles221. Mais

218 SALEM 2002, p. 175. Cf. Sext. Emp., C. les mathématiciens VII, 138-139 : connaissance légitime et connaissance bâtarde (B 11).

219 Ps.-Plut. I, 16, 2 (cf. A 47). Arist., Phys. VIII, 5, 256a 29 ; De la génération et de la corruption I, 2, 316a 13 (A 48 b).

220 Empéd. A 72 (Ps.-Plut. V, 19, 3) : « les premières naissances d’animaux et de plantes ne produisaient pas des êtres totalement achevés, mais consistaient en membres séparés et disjoints .» Plat., Phil. 64 e : οὐδὲ κρᾶσις ἀλλά τις ἄκρατος συμπεφορημένη.

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cela n’a rien qui puisse nous consoler. L’auteur d’une épigramme funéraire découverte en 1933 dans l’île des morts, Rhénée près de Délos, reproche aux Moires d’avoir filé à rebours en faisant mourir à la fleur de l’âge un certain Apôllos222. Cela me rappelle Hérodote : en temps de guerre, l’ordre naturel de succession des générations est inversé, puisque les aînés organisent les funérailles des jeunes223. Diodore de Sicile et deux Byzantins, Jean Catrarès qui recopie l’astronome-astrologue Hermippe, et Jean Tzétzès qui imite Hésiode, résument assez bien ce que je pense de l’histoire du monde et de son évolution à partir du chaos originel, de cette confusion universelle (Hésiode et Anaxagore ne disent pas autre chose), bien que Catrarès christianise ma théorie en y introduisant son dieu224. Anaxagore et sa théorie du noûs organisateur constituent un jalon essentiel entre ceux qu’il vaudrait mieux appeler préplatoniciens que présocratiques, ou « premiers philosophes » (Homère et Hésiode sont tout aussi penseurs que Pythagore à qui l’on attribue l’invention du mot philosophie) et Platon. Cependant, Socrate, après avoir espéré, dans l’enthousiasme de la jeunesse, que les livres d’Anaxagore lui permettraient de sortir de son ignorance, dresse un constat de faillite des physikoi qui ne parviendraient pas à expliquer la génération et la corruption. Il dit pourtant, dans le Phèdre, prenant l’exemple de l’éloquence de Périclès, qu’il faut un complément de bavardage (adoleschia) et de spéculation rêveuse ou hasardeuse (meteorologia) pour pratiquer les arts supérieurs225.

— Prot. Avec Platon, il faut toujours se méfier, parce qu’il manie l’humour et l’ironie et parce qu’il n’a pas l’esprit de système. Dans le Timée, l’une de ces dernières oeuvres, semble-t-il, la doctrine mythique de la réminiscence du Phédon et du Ménon n’est plus présente, et il se donne un mal fou pour proposer une explication anthropologique de l’orientation de l’âme vers l’être véritable, qui tranche avec la négativité du corps dans sa première philosophie226.

— Dém. Soit. Mais, depuis Cicéron, les historiens de la philosophie ont pris l’habitude de dire que Socrate fut le premier à faire descendre du ciel la vraie philosophie, et à la faire entrer dans nos villes et nos maisons, pour régler nos vies et distinguer le bien et le mal227. Ne trouves-tu pas injurieux que par là-même nous soyons rejetés parmi les immoralistes, nihilistes et matérialistes ? Il serait plus objectif et plus proche d’une démarche dialectique de dire que du grand monde au petit monde, du cosmos à l’homme, nous pouvons constater des analogies et correspondances. La théorie des humeurs d’Hippocrate, qui vint observer les relations entre l’exposition des villes (Thasos et Abdère entre autres) aux vents dominants, le Borée sec et froid ou le Notos, chaud et humide, est ici très utile pour avancer. Quatre éléments, quatre saisons et quatre humeurs dans le corps de l’homme, définies par deux qualités élémentaires (sec/humide ; froid/chaud), tout se tient, et le raisonnement du médecin et du philosophe doit passer des parties au tout et réciproquement. Les changements de 

221 Plat., Rép. X, 616c.

222 P. Roussel, « Les fuseaux des Moires », REG 46, 1933, p. 273-276.

223 Hdt., I, 87. 224 Diod., I, 7-8 ; Hermippe, Astronomie II, 1, 4 (Catrarès) et Tzétzès, scholie à Hésiode) : ces trois textes sont regroupés par Diels-Kranz sous le n° B 5.

225 Plat., Mén. 81b-d ; Phéd. 71a ; Phèdr. 269e-270a.

226 JOUBAUD 1991, p. 19 et 233. 227 Cic., Tusc. V, 4. 55.

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saison (crases = mélanges, crises) sont nuisibles à la santé parce qu’ils rompent l’équilibre, de même que tout excès de phlegme, de sang, de bile noire et de bile jaune s’avère nocif. Par exemple, la mollesse spongieuse du poumon tempère la chaleur du coeur et du sang228. Pour Alcméon de Crotone, la santé du corps repose sur l’équilibre des puissances contraires qui se partagent le pouvoir sans outrepasser leur rôle, comme dans une cité à l’abri des dissensions. Il appelle cela « isonomie ». Il dit aussi que les hommes meurent parce qu’ils ne peuvent rattacher le début à la fin, ce qui fait songer à la figure idéale du cercle. Or, dans le Cratyle, Socrate compare le flux perpétuel du devenir aux écoulements des catarrheux. Dans le vocabulaire hippocratique, le catarrhe est en somme un rhume de cerveau, et Platon, dans la République, s’en prend aux médecins épigones qui font du corps « un marécage de fluides et de gaz » et définit paradoxalement le bon mouvement de l’âme comme une absence de mouvement229. Quant à la mélancolie dont je serais affecté, elle n’aurait pas d’autre cause qu’un excès de bile noire qui ne peut s’évacuer. Un simple problème de plomberie, ni tare congénitale, ni malédiction punitive. S’il s’agissait d’une forme de folie, je peux me consoler en me disant que « le génie n’est pas un fou », mais « un fou virtuel » qui devait se surveiller. Sans Hippocrate, Platon n’aurait pas grand’chose à dire sur la différence entre mélancolie et épilepsie, le « mal sacré », et tous deux ne peuvent s’empêcher de réintroduire un raisonnement dualiste en disant que l’épilepsie affecte le corps et la mélancolie l’intelligence. Il est étrange qu’Hippocrate ne soit pas cité dans l’exposé sur les maladies de l’âme dans le Timée230.

Comme le dit Charles Mugler, le corps humain est voué à l’anéantissement en raison de sa complexité, puisqu’il est composé de quatre éléments, feu, air, eau et terre, unis par des liens et des chevilles (desmoi, gomphoi, tenons, mortaises et entretoises) invisibles, alors que les dieux-astres doivent leur perennité à la « simplicité structurale de leurs corps »231. Cette explication me suffit. Il me plairait d’être comparé à un beau meuble ou à la carène d’un charpentier de marine, mais je n’ai que faire du démiurge de Platon qui, après avoir institué « la régularité inébranlable des cycles de feu », se met au repos et délègue aux dieux secondaires le soin de concocter les mélanges qui correspondent aux autres espèces de vivants232 !

228 Hippocr., Régime VI, 470 Littré (édition critique et commentée de R. Joly, CUF, 1967).

229 Alcméon de Crotone, B 4 ; Plat., Crat. 440c-d ; Rép. 405d ; 415a-d et 421b. Voir L. Saudelli, « Langage et médecine : la fin du Cratyle platonicien », REG 133-1, 2020, p. 1-21, notamment p. 8 : la cible du discours platonicien n’est pas Héraclite, mais des Héraclitéens qui déduisent du flux universel « une théorie sceptique du langage », alors que, selon Héraclite, le mot est un indice de la chose (B 93). V. Goldschmidt, Essai sur le Cratyle. Contribution à l’histoire de la pensée de Platon, Paris, Vrin, [1940] 1982, p. 207 : au flux universel, Platon oppose la stabilité des idées, des actes et des valeurs.

230 Plat., Tim. 87 a-88 a. Hippocrate n’est guère mentionné par Platon (Prot. 311 b, et surtout Phèdre 270 c). Hippocr., Épidémies VI, 8 [32] ; Airs, eaux, lieux 12 ; Aphorismes VI, 21 : « Si tristesse et crainte durent longtemps, un tel état est mélancolique ». Arist., Probl. XXX, 1 (attribué à Théophraste).

231 Ch. Mugler, « Le corps des dieux et l’organisme des hommes », Annales de la faculté des lettres et sciences humaines de Nice 2, 1967, p. 7-13, cité par JOUBAUD 1991, p. 125.

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— Prot. Je comprends que, parmi les enseignements que les Thraces ou les Scythes, comparables à certains égards, peuvent nous apporter, tu retiens ce qui t’arrange, l’unité du corps et de l’âme.

— Dém. En effet, les Bulgares, avec une constance qui défie les changements politiques, quand ils présenter leur pays et leur culture, soulignent que, selon les Thraces, l’esprit et le corps ne faisaient qu’un, tandis que, pour les Grecs, le corps est une punition infligée à l’âme immortelle. Payons-nous les fautes de nos ancêtres ? Cette idée d’une culpabilité héréditaire et d’une responsabilité collective est insupportable. À tout prendre, je préfèrerais accepter qu’il y ait plusieurs maisons dans le royaume d’Hadès, et que nous y soyons répartis en fonction des fautes que nous avons commises. Mais, tout compte fait, je refuse viscéralement de considérer mon corps (sôma) comme le tombeau de mon âme (sèma) et la marque de mon incapacité intellectuelle. Si notre âme est divine, une étincelle du feu divin, je ne vois pas pourquoi nous devrions attendre mille ou dix mille ans pour contempler l’intelligible. Cependant, certaines coutumes scythes et thraces, telles que les décrit Hérodote233, m’étonnent et me scandalisent. Tous les quatre ans, ils envoient un messager pour faire savoir à Salmoxis (Zalmoxis) ce dont ils ont besoin. Ils le jettent sur des lances pointées vers le ciel. S’il meurt, ils se disent que la divinité lui a été propice et qu’il vit désormais auprès d’elle ; s’il en réchappe, tel un fakir, il passe pour un méchant homme (kakos). Ordalie doublement singulière : normalement, je veux dire pour les Grecs, c’est la divinité qui vient au devant de l’homme en lui envoyant des signes et des oracles, et la mort qui nous prive de la lumière du jour n’est pas considérée comme une faveur. Je passe sur les détails horribles des funérailles royales renouvelées à un an de distance : concubine favorite, échanson, cuisinier, écuyer, chevaux accompagnent leur maître dans sa tombe et cinquante jeunes gens sont étranglés et empalés, sans doute pour empêcher qu’ils ne reviennent sur terre importuner leurs bourreaux. Georges Duby raconte que Richard Ier, duc de Normandie, qui narguait « les forces mauvaises qui rôdent dans les ténèbres », passant un jour près d’un cercueil ouvert, ordonna au mort qu’il avait entendu bouger de se recoucher avant de le couper en deux parce qu’il avait désobéi. Un peu plus loin, il cite Burchard de Worms qui nous apprend que dans le nord-est de la Gaule il a fallu prescrire aux femmes de « ne plus ficher en terre par un pieu » les cadavres des femmes mortes en couche et des nourrissons non baptisés234. Les Bulgares se souviennent du récit des Grecs du Pont rapporté par Hérodote, mais sans faire état des propos sceptiques de l’historien sur Zalmoxis, ce shamane qui n’était peut-être qu’un imposteur, puisqu’il aurait fait construire une demeure souterraine avant de reparaître au bout de trois ans, prouvant ainsi sa divinité. Homme ou dieu, chthonien ou céleste, je ne sais. Cependant, la description détaillée des funérailles royales est malheureusement confirmée par des découvertes archéologiques. Mais passons. Même Platon est capable de reconnaître les conséquences du principe de l’unité du corps et de l’âme pour la pratique de l’art médical. Le beau Charmide se réveille avec une migraine qui lui alourdit la tête ou une ophtalmie. Désireux de trouver un remède, il vient s’asseoir auprès de Socrate qui lui recommande l’usage d’une plante et d’une incantation, parce que les bons médecins, généralistes au sens plein du terme, au lieu de découper le patient en rondelles, comprennent que, pour soigner les yeux, il faut aussi soigner la tête, les parties et le tout de l’homme. Tel est l’enseignement dont il a pu bénéficier après avoir  vaillamment combattu à Potidée en rencontrant des médecins thraces "qui, dit-on, rendent les gens immortels » (ἀπαθανατίζειν)225. Laissons choir cette prétention,

232 Plat., Tim. 41-43. 233 Hdt., IV, 72-76, 94-96. 234 G. Duby, Oeuvres, « Servir les morts, I, Les morts dans la maison », p. 1327 ; II, « Les femmes et les morts », p. 1333 (édition de la Pléiade), Paris, 2019.

235 Plat., Charm. 155-157.

vaillamment combattu à Potidée en rencontrant des médecins thraces « qui, dit-on, rendent les gens immortels » (ἀπαθανατίζειν)235. aussi dérisoire et insupportable que les délires scientistes des transhumanistes et, puisqu’il est question d’incantations (épôdai), disons avec Platon qu’il peut s’agir de « discours qui contiennent de belles pensées », ce qui pour moi n’a rien à voir avec des paroles magiques et abracadabrantesques, d’autant plus que, si Charmide est déjà sage moralement, il n’a pas besoin des incantations de Zalmoxis ou d’Abaris l’Hyperboréen236. Il me semble que l’on tourne en rond. — Prot. De quelle sagesse parles-tu ? À coup sûr, il ne peut s’agir de la sagesse des sept Sages, ni de sophia au sens ancien de ce mot qui est encore celui de notre époque, mais de sôphrosynè. Charmide répond que la sagesse, c’est « de tout faire avec ordre et bien posément » (κοσμίως … ἡσυχῇ), que l’on marche ou que l’on discute avec quelqu’un. Il est immédiatement contredit, puisque l’agilité et la rapidité sont nécessaires pour lire ou lutter. Si je n’exclus pas que l’on puisse parler d’hommes sages ou avisés, c’est dans la mesure où l’on possède le savoir des mots, l’art de discourir, et surtout cette capacité de discerner en toutes choses et pour chaque circonstance (kairos) le bien et le mal qui coïncident selon moi avec l’utile et le nuisible237. J’accepte donc d’être considéré comme amoral ou mieux immoral. — Dém. Ce discours me semble un peu provocateur, et je ne comprends pas comment, avec de telles convictions, tu as pu participer à l’entreprise panhellénique de la colonie de Thourioi en

 

236 Hdt., IV, 36. 237 Il n’est pas inutile de rappeler, comme le fait souvent P. Vesperini (La philosophie antique. Essai d’histoire ? Paris, Fayard, 2019), historien de la philosophie plutôt que philosophe (cf. infra, n. 331), que la notion de sophia englobe toutes sortes de savoirs, y compris techniques, et que le philosophos n’est pas un philosophe au sens moderne du mot depuis Hegel. « Pour Platon, philosopher c’est servir les Muses » (op. cit., p. 131). Voir la note critique d’André Laks, REA 123-1, 2021, p. 377-380. C. Bady, « L’expulsion des philosophes de 93-94 p. C. Philosophie et sociabilité aristocratique dans la Rome des Flaviens », REA 122-1, 2020, p. 107-125.

 Sicile. Oeuvrer pour le bien commun, c’est prendre des risques, et ce n’est pas toujours agréable, tu l’as appris à tes dépens.

— Prot. Quoi de plus normal pour un sophiste qui a fait le choix du nomadisme culturel et refuse de borner son horizon aux limites de la polis ? J’éprouvais le besoin de faire comprendre, à travers l’expérience novatrice de Thourioi, que, contrairement à ce que la bien-pensance platonicienne et aristotélicienne veut nous faire croire, la cité ne se constitue pas naturellement à partir des communautés premières elles-mêmes naturelles, dès qu’elles se suffisent à ellesmêmes pour satisfaire les besoins naturels, et l’homme n’est pas par nature un animal politique, comme l’affirme Aristote238. Ne te laisse pas influencer par ceux qui m’accusent d’être un hédoniste ou un utilitariste qui n’aurait pas d’autre visée que son plaisir et son intérêt. Selon moi, la cité suppose une convention et un pacte politique, ce que Rousseau appelle contrat social. Elle est le résultat toujours précaire d’une expérience historique que le citoyen doit faire sienne à travers un apprentissage. Délivrées de la toute-puissance de l’anax mycénien ou du monarque absolu, délégué de Dieu sur terre, les communautés villageoises, ethniques et religieuses risquent de s’affronter violemment, au lieu de vivre et agir ensemble, si « le politique », l’art politique, qu’il faut distinguer soigneusement de « la politique », n’intervient pas pour dépasser les conflits, bien au-delà de l’art jupitérien de gouverner d’en haut239. L’axe horizontal, dans la vie de tous les jours, doit primer sur l’axe vertical. — Dém. Holà ! Je te prends en flagrant délit d’anachronisme. J’observe avec un certain amusement que les concepts politiques, par exemple ceux de peuple et classes sociales, liberté et démocratie, sont parfois transposés sans aucune précaution pour parler de nous, les Anciens. Havelock, connu pour son insistance sur l’importance de l’invention de l’alphabet grec et la persistance de la culture orale jusqu’au IVème siècle240, avait auparavant critiqué vigoureusement le postulat d’une continuité entre la pensée des pré-platoniciens (y compris Socrate) et l’idéalisme platonicien ou la téléologie aristotélicienne241. Dans sa jeunesse, il avait aussi écrit un livre où il me rangeait aux côtés d’Hérodote et de toi-même parmi les « libéraux », (les sophistes, tu le sais bien, ne le sont pas tous, il sufit d’évoquer Antiphon, Calliclès et Thrasymaque)242. Ses interprétations furent mieux reçues par les philosophes (sauf Leo 238 Arist., Pol. I, 1252a-1253a. 239 A. Bevort, « Le paradigme de Protagoras », Socio-logos [En ligne], 2 | 2007, mis en ligne le 29 mars 2007, consulté le 30 mai 2020 (journals.openedition.org/socio-logos/110). Ce sociologue se réfère notamment à J.-P. Vernant, P. RICOEUR, « Pouvoir et violence » in Politique et Pensée, Colloque Arendt, Paris, Payot, 2004 ; H. Arendt, Qu’est-ce que la politique, Seuil, 1995 [2014] , M. Hansen, Polis et Cité-État, un concept antique et son équivalent moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2001, mais aussi à des sociologues qui s’opposent au réductionnisme utilitariste et aux thèses libérales du dépérissement du politique. 240 E. A. Havelock, The Muse Learns to Write: Reflections on Orality and Literacy from Antiquity to the Present. New Haven, Yale University Press, 1986. 241 Havelock, Preface to Plato. Cambridge: Harvard University Press, 1963. 242 Havelock, The Liberal Temper in Greek Politics, New Haven, Yale University Press, 1957, p. 11, 36, 125-155, 239, 318. Havelock était membre du parti travailliste anglais, puis du mouvement socialiste canadien après son 59 Strauss), notamment les structuralistes, et les théoriciens de la littérature que par les « classicistes ». Je viens d’apprendre que trois semaines avant sa mort, à l’âge de 83 ans, dans une conférence à Harvard (Plato’s Polictics), il persista et signa : « The stuff of politics is conflict and compromise ». Ce n’est pas un hasard si André Motte jette un pont de lianes entre Démocrite et Bertrand Russell et cite au passage Karl Popper243. Plutarque reproche aux atomistes, et surtout à Épicure, de ne pas boire jusqu’à la lie les conséquences pratiques de leurs principes et de se contredire : comment peut-on nier la Providence ou l’idée d’une divinité qui surveille, récompense et punit tout en conservant la piété envers les dieux, comment peut-on dire que l’on ne recherche dans l’amitié que le plaisir et recommander de supporter pour ses amis les douleurs les plus cruelles244 ? Mais dire que les lois ne suffisent pas ce n’est pas la même chose que de dire qu’elles sont faites pour les faibles et de leur opposer l’état de nature pré-prométhéen. Plutarque ne s’exprime pas comme Saint Épiphane, « ancré dans sa foi chrétienne » (voir le titre de l’une de ses oeuvres, Ἀγκυρωτώς) qui dénature mon concept d’euthymié et ce que je dis de la convention quand il me prête des propos incohérents qui ne risquent pas de vous vacciner contre les blandices de la sagesse des païens245 : Il disait que ce qui semble juste n’est pas juste, et que l’injuste est le contraire de la nature. Car, disait-il, les lois sont une invention (ἐπίνοιαν) mauvaise et le sage ne doit pas obéir aux lois (τοῖς νόμοις πειθαρχεῖν), mais vivre librement. Dans le débat entre nature et loi, je ne dois pas être mis sur le même plan qu’Antiphon, Calliclès, Thrasymaque, voire Gorgias. Quand j’évoque ma vie à l’étranger et l’apprentissage de la frugalité, quand j’emploie les mots αὐταρχής et αὐταρκεία, il n’est question que de besoins alimentaires et de ressources pécuniaires, et tout cela ne prouve nullement que j’avais anticipé l’autarkeia épicurienne, auto-suffisance ou « contentement », sur les deux plans individuel et communautaire246. Clément d’Alexandrie attribue cette notion à mon compatriote Hécatée, mais un passage de Diodore ne permet pas de rattacher le recours à cette notion à la philosophie d’Épicure, puisqu’il est question d’un roi égyptien, Tefnakt, qui proscrit le luxe après une campagne en Arabie où il a dû se contenter de peu247. émigration. Dans cette conférence de 1988 (« Plato’s Politics and the American Constitution », Harvard Studies in Classical Philology 93, 1990, p. 18, il s’oppose à la rigueur mathématique platonicienne. 243 A. Motte, « De Démocrite à Bertrand Russell et retour », Liège, Faculté ouverte, 1984 (mis en ligne en 2019), Peitho / Examina Antiqua 1 (10). K. R. Popper, La société ouverte et ses ennemis, t. 2, Paris, Seuil, p. 215. Je n’ai pu lire son ouvrage posthume, Démocrite d’Abdère, Aux origines de la pensée éthique (en appendice, texte original et traduction des fragments et témoignages éthiques), Bruxelles, Ousia, 2022. 244 Plut., C. Colotès 1111, 1123, 1124. 245 A 166 : Épiphane, Panarion. Contre les hérésies III, 11, 9. Panarion signifie huche à pain ou coffret à pharmacie. 246 B 209, 210 (Stob., III, 5, 25 et 26), 283 (Stob., IV, 33, 23) et 246 (Stob., III, 11, 6). J. Bollack, La pensée du plaisir. Épicure : textes moraux, commentaires, Paris, Le sens commun, Éditions de minuit, 1975, p. 491, traduit par « contentement ». 247 Clém. Alex., Strom. II, 130 (Hécatée d’Abdère, A 1). Diod., I, 45, 2 (Héc. B 10). Cf. Plut., Isis et Osiris 8. 60 Le monde anglo-saxon, moins prudent que la plupart des spécialistes des humanités en France, ne cesse de s’interroger sur la naissance de la démocratie en Grèce. Cynthia Farrar considère Protagoras comme le premier théoricien de la démocratie, et E. W. Robinson s’appuie sur des documents épigraphiques pour prouver qu’Abdère et Téos ont un régime démocratique. En effet, nos sources, essentiellement athénocentriques, pourraient nous conduire à oublier qu’Athènes n’est qu’une étape dans le parcours des sophistes248. Cependant, l’expression « gouvernement populaire » doit être maniée avec prudence, et l’interprétation des événements de 508/7 est un sujet de controverse. Tandis qu’Ober met l’accent sur un mouvement populaire, Raaflaub situe la rupture décisive vers 460 et Cynthia Farrar se demande ce que les démocraties libérales modernes peuvent retirer de l’expérience athénienne (« direct involvement » des citoyens, démocratie d’opinion et référendaire, plutôt qu’un régime fondé sur le rôle des politiciens à plein temps et des administrations249. Mais je retiendrai surtout ce qu’elle disait dans son livre de 1988 : comme Thucydide, nous croyons à la possibilité d’une science politique plus démocratique et plus concrète que celle de Platon et Aristote. Il s’agit en effet de déterminer dans quelles conditions l’homme peut affirmer son autonomie et concilier ses aspirations avec la vie en société250. Selon Johnson, dont les arguments ne relèvent pas de l’histoire des institutions et des idées, puisqu’il ne cite pas le locus classicus, les Supppliantes d’Eschyle, ni la grande Rhétra, ni la communauté des hoplites251, le fragment B 251 constitue probablement la première occurrence des notions de démocratie et de liberté. Mais, si l’on songe aux sentences que l’on trouve chez Hérodote, Solon ou les Tragiques, l’idée qu’il vaut mieux être pauvre mais libre que jouir de la prospérité sous un régime tyrannique n’a rien d’étonnant (astounding). D’ailleurs, Johnson souligne à juste titre l’importance du thème de la jalousie et de l’envie qui engendrent la discorde et l’éloge du juste milieu252. La voix que j’ai voulu faire entendre est à la fois sarcastique à l’égard des riches et compatissante pour les pauvres et les victimes de l’injustice. Ouvrir les yeux, ne pas « passer à côté », sans se juger supérieur ou plus chanceux, n’a rien de petit-bourgeois253. Le sens de l’intérêt personnel bien compris, plus efficacement que les contraintes de la loi, peut inspirer une bonne conduite, ne serait-ce que pour éviter d’être rongé par le remords et d’avoir honte de soi-même 254. Ici encore, 248 C. Farrar, The Origins of Democratic Thinking. The Invention of Politics in Classical Athens, Cambridge University Press, 1988, p. 77. E. W. Robinson, Democracy beyond Athens : Popular Government in the Greek Classical Age, Cambridge University Press, 2011, p. 140-144, p. 211, 212, 215 (observations critiques sur l’athénocentrisme de J. de Romilly). 249 Voir les contributions de K. A. Raaflaub, J. Ober, C. Farrar et R. Wallace, in Origins of Democracy in Ancient Greece, Berkeley, University of California Press, 2007. 250 C. Farrar, op. cit., p. 1-2. Ch. 6 : « Democritus : reflecting man — the individual and the cosmos » (notamment p. 192 : B 43, 45, 69, 107, 171, 214, 255, 257, 267 et surtout B 3, 188, 191, 266) ; p. 228, commentaire de B 191 ; p. 238 : B 164 ; p. 244: B 258-9 : société = cosmos. 251 JOHNSON 2020, p. 227-232. J. Mejer, « Democritus and Democracy », Apeiron 37, 2004, p. 1-9. Voir Raaflaub et Wallace 2007 (ch. 2). Esch., Suppl. 605 : δήμου κρατοῦσα χείρ. 252 Stob., IV, 1, 42 (B 251) ; III, 1, 210 (B 191) et III, 38, 53 (B 245: στάσις) ; B 293; B 191. 253 Stob., IV, 5, 43 (B 261) : παριέναι. 254 Stob., IV, 5, 46 (B 264 : αἰδεῖσθαι) ; II, 9, 13 (B 174 : τούτωι πάντα τὰ τοιαῦτα ἀτερπείη, ὅταν τευ ἀναμνησθῇ, καὶ δέδοικε καὶ ἑωυτὸν κακίζει). 61 je pense que la distinction entre les deux faces de l’αἰδώς, honte du sujet face à lui-même ou face à face avec autrui n’est pas vraiment paradoxale, ni vraiment innovante : il faut se respecter soi-même pour mieux respecter les autres. Bien que je n’élabore pas une théorie de l’autonomie morale comme Rousseau ou Kant, à mes yeux, les lois s’avèrent insuffisantes si le sujet ne se donne pas une méthode pour s’interroger sur ses intentions et contrôler sa volonté de puissance, s’il n’accueille pas les exhortations bienveillantes255. Je ne suis pas bien placé pour te suivre sur ce terrain de l’engagement politique. Mais le pense comme toi que la recherche du plaisir et du bien-être n’est pas incompatible avec la sagesse et le souci des autres. Cependant, je désapprouve que l’on se contente de cultiver son jardin, fût-ce celui des Épicuriens, pour parvenir à la sérénité, et je redoute que cela ne conduise à se placer sous la coupe d’un maître ou contremaître, d’un guide, pour ne pas dire un gourou. Puissent les hommes comprendre que le bonheur et la sérénité ne se décrètent pas, et qu’ils dépendent de chacun de nous et des rapports que nous nous efforçons d’établir avec le monde qui nous entoure et, avant tout, avec la société des hommes, nos socii. Je suis nomade à ma manière. J’arpente les chemins et les rues, j’essaye de faire comprendre à mes congénères pourquoi je juge leurs comportements contradictoires ou absurdes à l’aune de ce que je crois sensé, sans prétendre avoir dans ma besace le triangle magique qui me permettrait de prononcer un verdict incontestable. Clément d’Alexandrie me prête des propos assez prétentieux : je me félicite d’avoir visité autant de pays et d’être aussi rigoureux dans l’agencement des lignes (γραμμέων dont il ne faut pas aplatir le sens) de mes écrits et dans mes démonstrations que les arpenteurs égyptiens. Mieux vaudrait écrire harpédonaptes : ces arpenteurs géomètres « attachent le cordeau » à noeuds disposés régulièrement, ἅρπη désigne la faucille (Hésiode), le cimeterre de Persée et le triangle qui sert à mesurer des angles droits, cette équerre parfaite et fondée sur les nombres 3, 4 et 5256. Je ne désespère pas de rencontrer un jour un nouveau Socrate, un nouveau Diogène qui me suggèreront, sans grandes phrases, que je m’égare. Je n’ai pas sous les yeux mon traité intitulé Tritogeneia. Mais, cette figure allégorique de la sagesse pratique (Phronèsis) ayant suscité une grande perplexité chez les Anciens comme chez les Modernes, il n’est pas inutile de résumer le catalogue des interprétations. Si l’on interroge les étymologistes, il faudrait choisir entre plusieurs explications : Athéna est née près du lac Triton en Égypte, en Béotie (le lac Copaïs) ou en Arcadie ; elle appartient à la troisième génération divine ou elle est l’aînée des enfants de Zeus ; elle est née le troisième jour dans la calendrier attique ; le préfixe tri- est intensif, comme dans τρίσμακαρ, « trois fois heureux » ; enfin, le mot éolien τρίτω désigne la tête. Chacune de ces explications est assortie d’une

255 Stob., III, 38, 53 (B 245) : ἰδίην ἐξουσίαν. DUMONT 1988, p. 904, affaiblit le sens (« penchant »). Nous sommes bien dans un tout autre monde que celui de Platon et d’Aristote (Éth. Nic. 10, 9, 1197 b, 7-13). 256 Clém. Alex., Strom. I, 15, 69 (B 299). Ce témoignage est, comme l’on pouvait s’y attendre, rejeté par Diels parmi les fragments inauthentiques. Mon appétit de savoir (Wissenslust, dit Marx) est sans limites : cf. Philod., De la musique IV, 31, éd. Kemke, p. 108, 29 (B 144) : Δημόκριτος μὲν τοίνυν, ἀνὴρ οὐ φυσιολογώτατος μόνον τῶν ἀρχαίων, ἀλλὰ καὶ τῶν ἱστορουμένων οὐδενὸς ἧττον πολυπράγμων. Avant d’être archiviste (trad. Dumont), il faut avoir vu et entendu pour pouvoir traiter des sujets divers. Les détails de mon histoire naturelle (pimprenelle, joubarbe, caméléon, basilic) ne méritent pas un tel mépris.

prolifération de commentaires souvent intéressants et parfois complémentaires : rapports entre la Pallas de Troie et une déesse lunaire, l’Artémis taurique qui reçoit un culte à Lemnos et préside à l’humidité fécondante, nature commune d’Athéna et d’Héphaisos en tant qu’artisans, rapports possibles avec la triade pythagoricienne. Dans les Nuées d’Aristophane, le Raisonnement juste reproche aux disciples du Raisonnement vicieux incapables de danser la pyrrique d’une manière digne de Tritogénie257. Revenons à l’essentiel : Athéna Tritogeneia représente pour Démocrite la raison. De l’exercice de la raison procèdent trois qualités : bien délibérer, parler sans se tromper et agir comme il se doit258. Contrairement à Anaxagore, je ne distingue pas l’âme de l’intellect259. Aristote donne un assez bon résumé de mon argumentation hypothético-déductive : l’âme et l’intellect sont du feu, le plus subtil et le plus incorporel des éléments ; c’est pourquoi, étant sphériques, ils sont moteurs et se meuvent d’eux-mêmes. Jean Philopon, un Chrétien d’Alexandrie, remarque cependant que personne n’a jamais dit que le feu est absolument incorporel, il l’est relativement en raison de la subtilité de ses particules (λεπτομέρεια)260. Ces deux commentateurs ont bien compris que c’était une question de plus et de moins, et non une différence de nature qui sépare le corps et l’âme. J’apprécie que Macrobe, dans son commentaire du songe de Scipion, traduise en parlant d’un souffle (spiritus) introduit dans les atomes et, un peu moins, qu’Aristote, avec un zeste de malignité, rapproche ma théorie de l’histoire de Dédale qui verse de l’argent fluide (hydrargyrus, vif-argent ou mercure) pour animer son Aphrodite de bois, telle que la raconte Philippe, un auteur comique261. Je ne savais pas que le père du malheureux Icare pouvait être un artisan-démiurge du même niveau qu’Hermès quand il anime Pandore, cette poupée asexuée, en lui donnant un sexe et une voix262. Je ne me souviens pas avoir radicalement opposé deux

257 E. Kretschmer, « Mythische Namen, 6. Tritogeneia und die Tritopatoren », Glotta 10, 1920, p. 38-45 ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologique, s.v. Τριτογένεια, 1968 ; J. Taillardat, « Tritogeneia, tritogenes (l’enfant premier-né) », RPh 69, 1995, p. 283-288. A. Vasselin, « D’une Athéna à l’autre. L’emploi du nom ‘Pallas’ dans les sources athéniennes du VIe au IVe siècle », Kentron 35, 2019, p. 201-218. A. Motte, op. cit., p. 154. Plat., Critias 109 c-d et 111e et 112e ; Aristoph., Nuées 988-989 et scholie au vers 985. Esch., Eum. 292-296 : Oreste appelle au secours la déesse guerrière.

258 B 2 : Orion, Dictionnaire étymologique, p. 153, 5 Sturz : Τριτογένεια ἡ ᾿Αθηνᾶ κατὰ Δημόκριτον φρόνησις νομίζεται. Γίνεται δὲ ἐκ τοῦ φρονεῖν τρία ταῦτα· βουλεύεσθαι καλῶς, λέγειν ἀναμαρτήτως καὶ πράττειν ἃ δεῖ. Cf. scholie à l’Iliade I, 111. La figure étymologique φρόνησις/ φρονεῖν est difficile à traduire et la traduction de Dumont par « raison » est discutable, puisqu’il s’agit plutôt d’une pensée qui raisonne prudemment (σωφροσύνη, cf. B 208, 210, 211). Voir C. Farrar, op. cit., ch. 6 : « Democritus : reflecting man-the individual and the cosmos », p. 192-264). M. R. Johnson, op. cit., p. 212-213 : mon éthique est parfaitement compatible avec les valeurs démocratiques, il dépend de nous, en tant qu’êtres autonomes, de nous conformer à des maximes rationnelles et d’inciter les autres à faire de même pour le bien de la communauté politique. 259 Arist., De l’âme I, 2, 404b 1 et 405a 5-13 (Anaxag. A 100 ; Démocr. A 101). 260 Arist., ibid., 405a 5, et le commentaire de Jean Philopon, 83, 27 (A 101). Épic., Lettre 1, p. 20 Us., emploie le mot à propos de l’âme. 261 A 103 (Macr., Comm. Songe de Scipion I, 14, 19) et A 104 (De l’âme 406b 15). Le vif-argent désigne ce métal sublimé, pour la première fois en français dans le Charroi de Nîmes. Théophraste décrit sa production à partir du cinnabre broyé avec du vinaigre.

262 G. Lachenaud, Les routes de la voix. L’Antiquité grecque et le mystère de la voix, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 31-33 (Hésiode).

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parties de l’âme, la partie rationnelle (λογικόν), située dans la poitrine ou dans le cerveau (les variations que l’on observe dans la doxographie sur ce point prouvent qu’il vaut mieux, en la matière, s’exprimer prudemment), et la partie irrationnelle (ἄλογον), dispersée dans l’ensemble du mélange corporel. Ici encore, Philopon me semble plus rigoureux : « concevoir et sentir sont une même chose et ces fonctions procèdent d’une seule faculté263. » Quant aux notions de « partie gouvernante » (ἡγεμονικόν), ou de citadelle de l’âme (ἀκρόπολις), elles me semblent bien prétentieuses, n’en déplaise aux Stoïciens, bien que Marc-Aurèle soit plus lucide quand il parle de notre petit domaine intérieur (ἀγρίδιον ἑωυτοῦ). À tout instant, prenant conscience de notre fragilité, nous comprenons que ce chef ne dispose pas d’un pouvoir de décision autonome et qu’il subit l’assaut des sensations trompeuses et des passions difficilement controlâbles, que notre for intérieur n’est qu’un faubourg poreux. Comment pourrions-nous affirmer que, grâce à la pensée rationnelle, les choses extérieures « n’atteignent pas notre âme et restent bien tranquilles à l’extérieur », comme le pense Marc Aurèle264.

— Prot. Bien que pour toi l’âme soit tout aussi corruptible que le corps et disparaisse en même temps que lui, tu distingues apparemment des degrès de divinité quand tu abandonnes les définitions théoriques pour aborder les questions éthiques de l’humanisme pratique : Celui qui fait le choix des biens de l’âme, choisit des choses plus divines (θειότερα) ; celui qui choisit ceux de l’enveloppe charnelle (σκήνεος que j’ai déjà commenté) choisit les choses humaines (ἀνθρωπήϊα). »

— Dém. Je suis surpris qu’un grammairien aussi avisé que toi, aussi soucieux de bien parler le grec (ἑλληνίζειν), ne remarque pas qu’il y a une certaine dissymétrie entre les deux catégories, ἀνθρωπήϊος n’ayant pas de comparatif. Personne n’arrivera à prouver que cette sentence recueillie par Stobée n’est pas de moi ou n’a rien à voir avec ma pensée. En voici une autre qui te paraîtra peut-être outrecuidante : Si à mes maximes on prête une attention qui engage l’intellect (γνωμέων μευ τῶνδε εἴ τις ἐπαΐοι ξὺν νόῳ), on accomplira beaucoup d’actions dignes d’un homme de bien, et l’on n’accomplira pas beaucoup d’actions mauvaises265. Tu vois bien qu’il n’est pas indifférent selon moi de choisir le bien ou le mal, et selon Cicéron, je n’étais pas aveugle au point de ne plus faire la distinction. Voici une autre sentence recueillie par Stobée :

Il convient (ἁρμόδιον) aux hommes de faire plus grand cas de l’âme que de l’enveloppe charnelle. Car la perfection de l’âme corrige l’état vicieux (μοχθηρίην ὀρθοῖ) de l’âme, alors que la force de l’enveloppe, en l’absence du raisonnement, n’améliore en rien l’âme266.

263 Ps.-Plut. IV, 5, 1 et Philopon, Commentaire sur le Traité de l’âme d’Aristote, 35, 1, Hayduck (A 105).

264 Marc Aurèle, Pensées IV, 3, 10 : Τὰ πράγματα οὐκ ἅπτεται τῆς ψυχῆς, ἀλλ᾽ ἔξω ἥστηκεν ἀτρεμοῦντα. Cf. IV, 3, 5 : ἤτοι πρόνοια, ἤτοι ἄτομοι. P. Hadot, La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1992.

265 B 37 (attribué à Démocratès). Selon Johnson, op. cit., p. 217, n. 32, le fragment B 35, sous le nom de Démocratès, qui sonne aussi fièrement que de l’Héraclite, pourrait être le début du Περὶ ἀνδραγαθίας ἢ περὶ ἀρετῆς, ou un abrégé de B 191 (Stob., III, 1, 210) et B 3 (Stob., IV, 39, 3) qui serait le début du Περὶ εὐθυμίης.

266 Stob. II, 31, 59 (B 181).

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— Prot. Personnellement, je fais confiance à de bonnes lois pour amener les hommes à bien se cοnduire, ce que nous appelons excellence ou vertu.

— Dém. Je pense au contraire que les paroles incitatives et persuasives de nos congénères (προτροπῆι … καὶ λόγου πειθοῖ), à condition qu’ils nous veuillent du bien et que leur conduite soit elle-même exemplaire, sont un meilleur guide que la loi et ses contraintes267. C’est une illusion bien platonicienne, aux antipodes de l’enseignement socratique, de croire qu’il faut chercher la nature du juste et de l’injuste ailleurs que dans le discernement dont l’homme est capable, sous prétexte qu’il est plus facile de lire précisément dans le grand espace de la cité que dans l’espace réduit de l’individu268. Soumettre les sociétés humaines au pouvoir des philosophes, c’est courir le risque qu’ils en usent de manière aussi abusive que les despotes les plus ignorants et les plus cyniques qui prétendent tout contrôler et combattre l’Axe du mal, sans se rendre compte qu’ils nous condamnent à la dissidence ou à l’hypocrisie. Se conformer en apparence aux bons usages et aux bonnes règles n’empêche nullement en effet d’agir mal en cachette. Tout moraliste se trouve confronté à un dilemme : faut-il parler de faute ou d’erreur ? Je crois, comme Platon, que nul n’est vicieux ou méchant volontairement et que le mal est en somme une maladie, amnésie, ignorance ou δυσμαθία qui rend rétif à l’apprentissage. L’argumentation dans le Sophiste est un peu différente, puisque l’Étranger, sans recourir à des explications inspirées par la théorie des humeurs, propose d’abord à Théétète de distinguer deux formes de défectuosité (κακία), l’une analogue à une maladie physique, et l’autre analogue à « une disgrâce inhérente (αἶσχος ἐγγιγνόμενον)269. La perplexité de Théétète ne me surprend pas, puisque l’Étranger, après avoir brandi les mots dissension (stasis), désaccord (diaphora), difformité (ametria), opte finalement pour stasis. Je retiens ce mot en raison de son importance dans le vocabulaire politique, dissension ou discorde, mais d’abord position et prise de position. Comment surmonter ces conflits entre volonté et désir, comment calmer ces pulsions désordonnées et ces tempêtes sous un crâne ? Musique et gymnastique peuvent y contribuer parce qu’elles sont fondées sur la recherche de l’harmonie et des justes proportions. La faute est toujours une faute de goût, une fausse note qui détonne et déraisonne, et je renvoie au sens métaphorique de πλημμέλεια, bien que dans le vocabulaire de la Septante il prenne la signification de transgression peccamineuse. Stobée attribue à Démocratès la sentence qui suit :

Tout ce dont l’enveloppe charnelle a besoin, tous peuvent aisément se le procurer sans effort et sans souffrance ; en revanche, ce qui exige effort et souffrance, ce n’est pas l’enveloppe charnelle qui le désire, mais une conscience sans but270.

266 Cic., Tusc., V, 39, 114 (A 22). Stob., III, 1, 27 (B 187).

267 Stob. II, 31, 59 (B 181).

268 Hamel, op. cit., p. 125.

269 Plat., Tim., 86c-d. ; Soph., 228a.

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C’est ainsi que Dumont et Liddell-Scott (aimlesness) interprètent le mot κακοθιγίη (forme ionienne, indice d’authenticité). Cela ne permet guère d’en goûter la saveur : le verbe θιγγάνω signifie « toucher » et ἀστοχία est un synonyme approprié. Ἁμαρτάνω, commettre une erreur ou une faute, c’est d’abord rater la cible ou se tromper de cible271. Ce qu’il faut rechercher, c’est un heureux mélange de plaisir et d’intelligence272. Pour qualifier ce que certains de vos philosophes, qui se prétendent « nouveaux », appellent « la vie bonne », sans doute pour inciter l’homme à maîtriser ses passions, plutôt que de viser l’excellence en adoptant une posture hautaine parce que l’on se juge plus vertueux que quiconque, j’utilise deux mots, euestô (bien-être) et euthymié. La vie est toujours un mixte de plaisir et de douleur.

— Prot. Quand je lis certaines de tes maximes, j’ai l’impression que tu pourrais dire, comme Platon, qu’un état qui n’est ni pénible ni agréable est véritablement repos273. Puisque tes biographes disent que tu as eu des contacts avec les Chaldéens, pourquoi ne pas aller plus loin vers l’Orient274? L’histoire des cultures est bien plus complexe que l’histoire des grands hommes, de leurs hauts-faits ou méfaits, en temps de paix ou en tant de guerre. Il convient d’observer un juste équilibre entre les hypothèses diffusionnistes qui supposent des foyers originels d’où toute pensée proviendrait, et l’idée tout aussi absurde d’un peuple qui ne devrait rien aux autres. Miracle grec, syncrétisme, influence, acculturation, interpretatio graeca ou romana et le petit dernier, « tranferts culturels ».

— Dém. Ah oui ! C’est bien compliqué. Étais-je de mon vivant, une réincarnation de Bouddha, en tout cas un adepte, le sachant ou sans le savoir, d’une forme de sagesse qui aspire à un état neutre, absolument sans plaisir ni douleur ? J’ignore par quelles voies mystérieuses j’aurais pu être influencé par je ne sais quels gymnosophistes ou brahmanes Je te rappelle qu’Aristoxène de Tarente a sans doute inventé la rencontre entre Socrate et un sophiste indien, et que, selon Plutarque, Aristocratès affirme que Lycurgue a rencontré des gymnosophistes275. Mais je constate que notre contemporain Hérodote ne dit rien de ces enseignements, qu’ils soient védiques (le karma des Brahmanes) ou bouddhiques (le nirvâna), sauf l(abstention de chair animale prônée 

270 Stob. III, 10, 65 (B 223) : Ὧν τὸ σκῆνος χρῄζει, πᾶσι πάρεστιν εὐμαρέως ἄτερ μόχθου καὶ ταλαιπωρίης· ὁκόσα δὲ μόχθου καὶ ταλαιπωρίης χρῄζει καὶ βίον ἀλγύνει, τούτων οὐκ ἱμείρεται τὸ σκῆνος, ἀλλ᾿ ἡ τῆς γνώμης κακοθιγίη.

271 Plat., Théét., 194a.

272 Plat., Phil., 27d ; 64d-e. JOUBAUD 1991, p. 250-252 et 260, se réfère à M. Foucault, Histoire de la sexualité 2. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.

273 Plat., Rép., IX, 584a.

274 La philosophie Vaisechika, dont l’auteur est Kanada, est citée notamment par M. Espinoza : « La réalité ultime : atomes et réalités substantielles », in Scripta Philosophiae Naturalis 1 (Université de Strasbourg), 2012, p. 89- 115. Il écrit p. 93 : « L’atome des anciens constitue la première tentative de résolution de notre problème, la connaissance de la nature des composants ultimes de l’univers, s’ils existent. » Il est aussi question de Leibniz (p. 102-106, 112) et de l’« ontologie thomienne des saillances et des prégnances » (R. Thom, Esquisse d’une sémiophysique, Inter Éditions, Paris, 1988).

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par Empédocle, par les pythagoriciens et par nos lointains descendants qui veulent suivre un régime alimentaire non carné. En tout cas, je n’ai pas mangé mon père, ni ma mère comme les Indiens Callaties d’Hérodote276. Je tiens à préciser que l’ataraxie du sage ou ἀπαθεία, est, selon moi, un objectif inaccessible. Diogène Laërce a bien raison de faire remarquer que je n’identifie pas l’εὐθυμία avec le plaisir, contrairement à ce que supposent des esprits malveillants. Épicure est victime de la même caricature, mais la critique est peut-être plus justifiée dans son cas. En effet, je m’inscris dans la tradition de la philosophie grecque qui valorise la modération et réprouve tout excès. L’εὐθυμία est pour moi le telos de la vie, le summum bonum comme dit Cicéron, mais les variantes lexicales interdisent de me prêter une attitude dogmatique. Le mot ἀθαμβία prouve à quel point il est important de s’affranchir de la superstition théologique et providentialiste277. Alors que Cyril Bailey considère que je ne fais pas d’efforts pour relier la notion d’euthymia (« cheerful man ») à ma physique278, Gregory Vlastos soutient la thèse contraire en analysant mon vocabulaire et les liens que j’établis entre physique et éthique. En effet, la vie de l’homme, bien réglée ou déréglée n’est pas seulement déterminée par la forme et le ῥυσμός de ses atomes, mais aussi par l’enseignement (διδαχή) qui corrige et modifie. Partir du principe que l’homme est en devenir pour le meilleur ou pour le pire, c’est laisser entrevoir la possibilité d’échapper, à la nécessité implacable, à la barbarie et à une vie déréglée, en accueillant : les encouragements et la parole persuasive279. Vlastos rappelle opportunément que j’ai écrit des traités de médecine et s’appuie sur un témoignage de Stobée : le raisonnement vaut mieux pour améliorer l’âme qu’un bon état physique et l’âme ne doit pas accuser le corps, puisque c’est elle qui le met en mouvement. Parler des theiotera ne dispense pas de rechercher leurs causes naturelles et ce que je dis du démon au coeur de l’homme peut être rapproché d’Héraclite280. L’antithèse entre le mouvement qui perturbe et la stabilité, ainsi que le terme εὐεστώ et ce qui est dit des effets de l’environnement bon ou mauvais vont dans le même sens281. L'argumentation médicale et la démonstration morale ont pour fondement les

275 Plut., Lyc., 4, 8 : Aristocratès, auteur d’une Histoire des Spartiates (Ier ou IIème siècle) disait également que Lycurgue avait rencontré des gymnosophistes ; Plut., Alex., 64. C. Muckensturm-Poulle, « L’espace des gymnosophistes », Actes du colloque Anthropologie indienne et représentations grecques et romaines de l’Inde (4-5 déc. 1992), Collection de l’Ista, Besançon, p. 113-124 ; « Quelques mythes grecs sur les Indiens d’Hérodote à Strabon, DHA, suppl. 3, 2010, p. 57-71, not. p. 59, 64.

276 Hdt., III, 38 et 99.

277 D. Laërce, IX, 45 ; Clém. Alex., Strom., II, 130, 4 sq. ; Cic., Fin. 5, 87. WARREN 2002, p. 27, 33, 38-40, 43, 164, 193. 278 C. Bailey, The Greek Atomists and Epicurus, Oxford, 1928.

279 B 61 (Stob., III, 37, 25). Clém. Alex., Strom. IV, 151 (= B 33). G. Vlastos, « Ethics and Physics in Democritus », Philosophical Review 54.6 (1945): p. 578-92 ; 55.1 (1946) : p. 53-64, reproduit par M. R. Johnson, Classical and Medieval Literature Criticism 136, p. 259-273, notamment p. 263 et notes 78 et 79), sous le titre « Man makes himself », souligne à juste titre l’importance du vocabulaire dérivé de la notion de ῥυσμός. Cf. B 181 (Stob., II, 31, 19. συνέσει τε καὶ ἐπιστήμῃ ὀρθοπραγέων), mais il n’est pas assuré que ἀνδρεῖος signifie « pleinement homme » (trad. Dumont).

280 B 159, 171. Cf. Héraclite, B 119.

281 A 152 et B 172.

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les notions d’équilibre, de limite et de mesure282. D’ailleurs, je ne confonds pas la recherche de l’euthymia avec celle du plaisir et je ne suis pas aussi relativiste que toi : Le bien et le vrai sont identiques pour tous les hommes, mais l’agréable (ἡδὺ) varie de l’un à l’autre. Parmi les quatre formes d’excellence définies par Platon selon Diogène Laërce, la première, φρόνησις, est cause du bien-agir et la dernière, σωφροσύνη, morphologiquement apparentée, permet de « maîtriser les désirs et de ne pas être esclave des plaisirs. » Pour ma part, je ne réprime pas les désirs qui montent du corps et l’énergie vitale qui pousse à l’action. Sénèque utilise tranquillitas comme équivalent, mais Jean Salem remarque que « tranquillité » affaiblit la portée de l’εὐθυμία qu’il ne faut pas confondre avec l’indolence. Je dirais de même pour cheerfulness assez proche de « joie », un peu trop New Age. En revanche, la notion hégélienne de Wohlgemuthheit, citée par Milan Kundera, me paraît à la fois plus littérale et plus philosophique283. J’emploie aussi les adverbes γαλήνως et εὐσταθῶς : le premier se réfère à la bonace, au calme plat de la mer et le second à l’idée de stabilité. L’âme, si elle parvient à cet état, n’éprouve ni peur ni crainte superstitieuse (δεισιδαιμονία).

— Prot. En effet, les réflexions morales occupent une grande place dans ce que les générations qui nous ont suivis ont retenu de ton oeuvre tout en les traitant avec condescendance. Je veux bien admettre que tu leur donnes souvent un tour sentencieux, celui d’une gnomé qui vaudrait pour toujours, indépendamment du contexte dans lequel nous les proférons, ou d’un aphorisme dont la forme laconique résume en peu de mots des pensées entrelacées, tant il est vrai qu’un fin dialecticien peut se contenter d’entrechoquer quelques vocables pour séparer ou rassembler les opposés, au lieu de se laisser aller à un discours prolixe. Tous les livres de sagesse, Solon, Théognis, Salomon, Ahiqar, ont choisi ce mode d’écriture, ainsi que Nietzshe, Gide, Artaud et Cioran qui ont renouvelé le genre284.

— Dém. Oui, mais mes détracteurs me reprochent souvent d’être incapable de relier à mon discours cosmologique mon discours éthique, dont le corpus, tel qu’il est présenté traditionnellement depuis L. Holsten, rassemble deux collections : d’une part, les fragments transmis sous le nom de Démocratès, qui proviennent d’un manuscrit du XVIIème siècle ; d’autre part les fragments transmis sous mon nom. Faut-il supposer qu’un lapsus calami a déformé  Démokritos en Démokratès285 ? Denis O’Brien remarque à juste titre que le rejet de l’ensemble des sentences d’or reviendrait à rejeter de nombreuses sentences recueillies par Stobée (31 sur 86 de ces « Sentences d’or »). De nombreux commentateurs parlent de lieux communs, de platitudes ou de contrefaçons grossières, et ce mépris pour la pensée gnomique et la sagesse populaire, considérée comme philistine ou petite-bourgeoise, me semble injuste, si ce n’est idéologiquement suspect286.

282 B 233, 236, 211.

283 D. Laërce, IX, 45 (A 8) ; B 3 (Stob., IV, 39, 25) et B 191 (Stob., III, 1, 210). Sénèque, De la  tranquillité de l'âme.

284 Pour la forme de la maxime, voir K. Horna, « Gnome », R.E. Suppl. VI, 1935, col. 74-87. Ch. Moret, Tradition et modernité de l’aphorisme : Cioran, Reverdy, Scutenaire, Jourdan, Chazal, Genève, Droz, 1997. JOHNSON 2020, p. 220-222 : les maximes de Démocrite présentent les aspects formels de l’enthymème aristotélicien, mais elles sont parfois développées et les formes brèves peuvent être dues aux compilateurs.

S’il est vrai que certaines maximes semblent s’inspirer d’une éthique socratisante et platonisante, plus idéaliste, moins hédoniste287, ou comportent des éléments qui préfigurent l’éthique épicurienne288, il faut pas se hâter d’y voir l’effet d’une rétroprojection sur Démocrite des doctrines morales ultérieures. En tout cas, des témoins aussi importants que Cicéron, Philodème, Sénèque et Plutarque interdisent de parler d’un silence qui dura un millénaire jusqu’au jour où Stobée trouva cet amas de gnômai289. Un article de Guillaume Navaud explore des pistes fort intéressantes. L’attribution à un nommé Démocratès résulterait d’un jeu de mots bien adapté à une gnomologie vulgarisante. En tout cas, indépendamment de cette hypothèse, l’importance des processus de vulgarisation qui expliquent les glôssai et facilitent la mémorisation des maximes morales, y compris à l’école, est indéniable : l’abondance des recueils d’aitiai ou aitia à l’époque hellénistique et impériale le prouve. Callimaque et Démocrite avaient en commun l’intérêt pour les idiomatismes, l’étiologie et une vision matérialiste de l’Hadès290. Je remercie Miriam Campolina Diniz Peixoto d’avoir plaidé pour que l’on reconnaisse une certaine cohérence de ma pensée, entre la théorie des atomes et du vide, l’épistémologie, la psychologie et le discours éthique, en démontrant que la notion de mesure, le « rien de trop » d'une tradition multi-séculaire vaut pour l'harmonie du cosmos comme pour la sagesse

285. B 35 à 115 et B 169-197. J.-M. Flamand, notice « Démocratès » dans DPhA II, 1994, p. 644-645 ; ibid., O’BRIEN, p. 697 : les manuscrits contenant ces sentences et les éditions. Depuis L. Holsten (1638), von Orelli (1819), Mullach (1843), Natorp (1893) et Diels « ont enrichi de ces sentences » le corpus de mes fragments éthiques. O’BRIEN a pu lire la thèse inédite de J. F. Procopé, Cambridge, 1971.

286 SALEM, p. 305, n. 3, relève, sans commentaire, le mot Biedermannsmoral (une morale d’honnête homme, bonhomme et simplette, comme dans le titre de Max Frisch, Biedermann und die Brandstifter. Lehrstück ohne Lehre) utilisé par Erwin Rohde. J’ai retrouvé ce mot dans ses Kleine Schriften, Tübingen-Leipzig, 1901, t. 1, p. 215 (« Über Leucipp und Demokrit »). Rohde eut le même maître que Nietzsche, F. Ritschl, et il prit position pour défendre la Naissance de la Tragédie contre Wilamowitz qui pourtant reconnaissait son auteur comme un bon philologue, mais ne supportait pas son délire dionysiaque et prophétique. Selon Nietzsche, « le philistin de la culture » est le contraire du nourrisson des Muses, mais il se croit cultivé (Considérations inactuelles 1, 2, OEuvres complètes, Gallimard, 1976, t. II/1).

287 J. Annas, « Democritus and Eudaimonism », in Presocratic Philosophy. Essays in Honour of Alexander Mourelatos, ed. V. Caston et D. Graham, Ashgate, 2002, p. 169-181.

288 WARREN 2002 : bien des aspects de l’éthique épicurienne permettent de remonter à Démocrite.

289 SALEM, p. 305, semble se rallier à la supposition de Z. Stewart, « Democritus and the Cynics », Harvard Studies in Classical Philology, p. 179-191 : les Cyniques seraient responsables de ce cheminement souterrain. Voir WARREN 2002, p. 30.

290 G. Navaud, « Les maximes de Démocrate et Callimaque », REG 119-1, p. 114-138. P. 130-131 : un bon exemple d’affadissement, la critique du bavardage des chicaneurs et des « embrouilleurs de fils » chez Stobée, II, 31, 73 (Démocrate 51 = B 85), Plut., Propos de table, I, 1, 614 D 11-E 5 ; Clém., Strom. I, 22. P. 117-118 : l’histoire de la vie d’Ahiqar et ses aphorismes moraux chez Théophraste et Démocrite (B 299). Chr. Taylor, The Atomists Leucippus and Democritus. A text and translation with a Commentary, Phoenix Pre-socratics 5, (Phoenix, suppl. 36), Toronto, London, 1999, p. 226. MOREL 1996. Anth. Pal. VII, 524.

pratique291. Je prends un exemple. Quand je recommande un bon usage de nos serviteurs, voici comment je m’exprime : « Use de tes serviteurs comme des membres de ton enveloppe corporelle, chacun pour la tâche qui lui revient .» Voilà bien une maxime qui montre à quel point il faut se méfier des mots. À première vue, elle semble bien méprisante pour les domestiques, mais si nous pensons qu’ils font corps avec notre corps, nous serons peut-être plus enclins à les respecter, et pas seulement comme une pioche ou une lyre292. Et puis, n’est-ce-pas une manière de suggérer qu’il faut d’abord se chérir soi-même pour avoir le souci des autres ? Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse. Peu importe que la référence à la volonté des dieux ou aux affinités entre l’âme humaine et le divin soit absente, cette absence n’est qu’un aspect de ma doctrine qui n’humilie pas l’âme au point de la confondre avec un corps quelconque, puisque je lui attribue une corporéïté exceptionnelle dont nous avons constaté les effets au cours de notre discussion : la mobilité de l’âme disséminée dans le corps nous permet de nous mouvoir. L’âme est un corps, mais un certain corps abrité dans le corps, ce qu’Aristote a, semble-t-il, du mal à concevoir, parce qu’il ne peut s’affranchir du principe de non-contradiction : « puisque l’âme réside dans la totalité du corps doué de sensation, il y aura nécessairement deux corps à la même place, si l’âme est un certain corps »293. L’âme, c’est l’araignée immobile au milieu de la toile (le corps) à laquelle elle est harmonieusement attachée : à la moindre blessure, elle se précipite vers la partie affectée. Bien que cette image que j’emprunte à un scholiaste du Commentaire sur le Timée de Chalcidius me plaise, j’observe qu’elle ferait croire que, selon moi, l’âme crée notre corps comme l’araignée tisse sa toile294. Les vivants, qui subissent les assauts du monde extérieur, cessent de vivre quand ils ne sont plus capables de résister et de garder à l’intérieur les petits atomes sphériques. —

Prot. Je suis de plus en plus convaincu que ta pensée est bien éloignée des matérialistes de la philosophie dite des lumières ou de la théorie marxienne. Recherchant ce qu’Alexander Kojève, dont Ricoeur a été l’auditeur à l’École des Hautes Études, pensait de toi, j’ai constaté qu’il t’accordait une grande importance en tant qu’initiateur d’une physique dont l’objet est la « réalité-objective » (sic) que l’on mesurera de plus en plus (en faisant abstraction de la « Phénoméno-graphie » des sciences naturelles ou aristotéliciennes), ce qui n’était pas à proprement parler ton cas, bien que l’on t’attribue des traités mathématiques295 :

En ce qui concerne les Théologiens, leur rôle philosophique (en quelque sorte conscient et involontaire) consistait essentiellement à tirer de temps en temps l’attention de la Philosophie sur la présence dans l’Univers du phénomène sui generis qu’est l’existence humaine individuelle et libre, voire historique, que les philosophes laissés à eux-mêmes ignorent trop facilement, même s’ils ne vont pas jusqu’à la nier purement et simplement. Quand aux Physiciens, ils remplissent le même rôle en ce qui concerne l’aspect également sui generis de l’Univers (voire du Cosmos-dont-on-parle dans le Monde-où-l’on-parle) qu’est la Réalité-objective, par opposition tant à l’Être-donné qu’à l’Existence-empirique phénoménale. Or Démocrite semble avoir été le premier à découvrir entièrement cet aspect de l’Univers et à le montrer complètement aux Philosophes296.

291 PEIXOTO 2000, 2001, 2011-2012. Ces travaux ne sont pas cités par JOHNSON 2020.

292 Stob., IV, 19, 45 (B 270) : Οἰκέταισιν ὡς μέρεσι τοῦ σκήνεος χρῶ ἄλλωι πρὸς ἄλλο. 293 Arist., De l’âme I, 5, 409b 1.

294 Héracl., B 67 a (cf. Plat., Tim. 34b). CONCHE 2011, p. 322.

295 Cic., Fin. I, 6, 20 : le soleil, selon Démocrite, « est d’une grandeur immense », alors qu’Épicure dit qu’il est « tel que nous le voyons », d’une taille de deux pieds environ. Cf. Ps.-Plut. II, 21 (890 B). Sur Démocrite et les mathématiques, voir SALEM 2002, p. 179-185.

296 A. Kojève, Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne, 3 vol., Paris, 1968 [1997], vol. 1 (Les Présocratiques), p. 300 et 303. 

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 Ce n’est pas le lieu de suivre Kojève dans les sinuosités de sa théorie des trois discours (Théologie, Science, Morale ; thétique, antithétique, parathétique ; pratiques, théoriques et philosophiques), et je n’approuve pas qu’il attribue à Hegel la théorie absurde de la fin de l’histoire, ni que le négatif (non-sens, le mal dans le monde) soit tour à tour généralisé et exorcisé297. Je veux bien admettre les termes « thétique » et « anti-thétique » pour qualifier la pensée de Parménide et celle d’Héraclite et l’opposition entre les écoles éléatique et héraclitéenne (pour parler comme lui), ce qui est déjà plus hasardeux. La complexité de chacun des philosophes est drastiquement réduite quand les philosophes sont rangés par écoles comme le faisaient les Anciens. Ils ne valent plus pour eux-mêmes, en tant qu’événements dans l’histoire de la culture, ni même en tant que moments d’une histoire dont le telos serait la philosophie hégélienne du Logos universel. Platon et Aristote prolongent respectivement Parménide et Héraclite. En mettant l’accent sur les aspects « objectifs » de ma pensée, Kojève ne peut que méconnaître et considérer comme accessoire ou para-thétique sa dimension à la fois ontologique et existentielle.

Puisque nous nous accordons pour regretter que la dimension morale et métaphysique de ta doctrine soit négligée et que ton discours éthique soit méprisé298, dis-moi si Aristote  a vraiment raison de dire dans son traité sur la Génération  et de la corruption que tu omets ou refuses de traiter de la cause finale (τὸ οὗ ἕνεκα) et ramènes toutes choses aux effets de la nécessité, c’est-à-dire à la résistance, la translation et l’impulsion de la matière, comme le précise le Pseudo-Plutarque299. Ne tourne pas autour du pot et dis-moi comment tu te débrouilles avec des notions comme celle de hasard et de providence300.

297 R. Picardi, « Le lieu de la dialectique hégélienne dans la pensée de Paul Ricoeur », Revue des sciences philosophiques et théologiques 99, 2015/4, p. 599-639, cite les leçons de Kojève (1933-1939)sur La Phénoménologie de l’Esprit. RICOEUR 1975 (conférence de 1973) s’en prenait à la doctrine hégélienne et hyppolitienne de l’immanence complète de l’être au logos et voulait que la réflexion se situe aux deux limites inférieure et supérieure du discours (n. 68 : De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965 ). R. Picardi cite (n. 31) une boutade de Ricoeur (« Phénoménologie de l’esprit, chap. I-IV », Archives Ricoeur, Dossier 90.08, f. 12695) à propos du livre de Jean Hyppolite, Logique et existence. Essai sur la logique de Hegel, Paris, PUF, 1953 : « Que d’efforts pour exorciser le discours sur quelque chose, sur l’être, sur Dieu ! ». J’ajoute : felix culpa et enrôlement du mal dans une vision béate et nécessitariste de l’histoire se rejoignent en quelque sorte.

298 A. Motte, op. cit., juge regrettable que André Laks et Glenn Most renouent en 2016 « avec un passé qu’on croyait révolu » en formulant un jugement entièrement négatif sur l’éthique de Démocrite (comme Kojève et Léon Robin). P. Vesperini, « Philosophie et cultes à mystères : d’une historiographie l’autre », in N. Belayche et F. Massa (éd.), actes de la journée d’études « Les philosophes et les mystères dans l’Empire romain » (Fondation Hardt, 12 septembre 2017), À paraître. hal-03101128, observe que, dans le livre de Laks et Most, Épiménide disparaît dans un ensemble intitulé « Contexte et antécédents : les dieux et les hommes », alors que la religion est au « coeur » des débuts de la philosophie. Je renvoie au dialogue entre Conche et Vesperini, « Épicure et le religieux. En réponse aux observations de Marcel Conche », Philosophie Magazine, 2017. Les duellistes s’accordent pour considérer qu’Épicure n’a pas inventé une nouvelle religion. La piété d’Épicure envers les dieux de la cité ne peut être mise en doute. Mais je laisse le dernier mot à Conche : « Ainsi protégé, il peut élaborer au Jardin un système rationnel qui s’inscrit justement contre la religion. »

— Dém. Ah ! la cause finale ? Faut-il comprendre que le lien entre cause et conséquence manifeste, comme dans le meilleur des mondes, la sollicitude d’un être suprême qui veille sur toutes choses, comme le dit le chrétien Lactance301, alors que la doxographie associe Aristote, Épicure, Anaxagore et les Stoïciens qui considèrent que la tychè est bien une cause, mais qu’elle est accidentelle, instable et obscure, tout en disant que, contrairement au hasard, elle est le propre ou concerne les êtres pourvus de raison302. Les ratiocinations ont pour effet de distordre et pervertir le sens des mots, notamment en les affublant d’une majuscule parfois superflue. « Nécessité » devient « destin » chez Cicéron303. Providence et prévoyance se confondent304, « hasard et fortune » sont souvent associés dans un doublet qui n’indique pas d’emblée s’il s’agit de deux vrais synonymes ou d’équivalents approximatifs, d’autant plus qu’un troisième terme, automaton, « qui se meut de soi-même »305, profondément ambigu, peut aussi bien renvoyer, dès Homère, à la spontanéité des objets inanimés, qu’aux personnes qui posent des actes de leur plein gré306. Reprenons l’exemple choisi par Aristote. Si je me promène pour me relâcher le ventre, ce choix est déterminé par une cause antérieure, un trouble gastrique ou intestinal. Si l’effet recherché ne se produit pas, je pourrais dire, en jouant sur les mots comme Aristote (j’espère qu’il ne se prend pas au sérieux), que j’ai agi « en vain » (ματήν), alors qu’il faut remonter au verbe μάω pour comprendre qu’il s’agit d’un mouvement empressé qui exprime le désir et l’énergie vitale307. Pour ma part, quand je patauge dans les flaques des marécages, les garrigues ou les rues d’Abdère, je me confie au hasard qui me fera rencontrer un oiseau, une grenouille, une plante, par exemple la pimprenelle, ou une roche que je ne connaissais pas, un homme ou une femme que je reconnais ou que je n’ai jamais vus. Je n’ai rien prémédité quand je me suis mis en mouvement à la rencontre d’autres mouvements. Mouvement et moment ne sont en

299 Arist., De la génération et de la corruption V, 8, 790b 2 : Δημόκριτος δὲ τὸ οὗ ἕνεκα ἀφεὶς λέγειν, πάντα ἀνάγει εἰς ἀνάγκην οἷς χρῆται ἡ φύσις (A 66). Cf. Ps.-Plut. I, 26, 2, 884 F (A 66).

300 Voir les contributions de F. Frazier, G. Roskam, M.-R. Guelfucci, F. Becchi et A. Casanova dans Tychè et Pronoia : la marche du monde selon Plutarque (colloque international, Toulouse, 2009), ed. D. Leão et F. Frazier, Coimbra, Classica Digitalia, 2010.

301 Lact., Inst. div. I, 2 (A 70).

302 Arist., Phys. II, 4, 196b 4 : Εἰσὶ δέ τινες οἷς δοκεῖ εἶναι μὲν αἰτία ἡ τύχη, ἄδηλος δὲ ἀνθρωπίνῃ διανοίᾳ ὡς θεῖόν τι οὖσα καὶ δαιμονιώτερον ; Ps.-Plut. I, 29, 885 C-D : κατὰ συμβεβηκὸς…ἄδηλον καὶ ἄστατον (Stobée ajoute d’ailleurs mon nom). Cf. ibid .II, 3, 886 D , où l’idée de providence est nettement écartée.

303 Cic., Du destin 17, 39 (A 66).

304 Plat., Tim. 30c, 44c, 45b. Diogène Laërce (Thrasylle) attribue à Démocrite un Περὶ είδώλων ἢ περὶ προνοίας.

305 Hés., Trav. 103, à propos des maladies qui viennent en silence se promener chez les hommes. Ce à quoi il faut ajouter que les malades peuvent guérir sans l’intervention des médecins et des apothicaires (Hippocr., Épid. VI, 5, 1). Comment ne pas songer à αὐτοκινητόν (LACHENAUD 1993, p. 277) ? Il est clair en tout cas que les notions de hasard, de fortuit et même d’accidentel ou contingent ne conviennent pas à toutes les occurrences. SALEM 2002, p. 81-83, 86, cite Zeller à ce propos (le mot ne désigne pas l’accidentel, Zufällig, mais le naturellement nécessaire, Naturnotwendige) mais traduit tout de même par « hasard », bien qu’il conteste l’interprétation aristotélicienne et s’en tienne au credo matérialiste (les lois de la nature) en méconnaissant ce que la philosophie de Démocrite peut avoir de vitaliste.

306 Hom., Il. II, 408 : Ménélas n’a pas besoin d’un ordre pour répondre à l’appel d’Agamemnon.

307 Arist., Phys. II, 6, 8, 197b. Les étymologistes, plus sérieux qu’Aristote, établissent un rapport avec le verbe μάω (μέμαα, etc.) dont la connotation est celle d’un mouvement empressé qui manifeste le désir. L’adverbe ματήν est attribué à Leucippe (B 2).

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qu’un seul et même mot, dans cet espace-temps qui se dilate ou se rétracte de manière plus imprévisible que la machine cardiaque. Mais je peux choisir de laisser la nature venir à moi, ou de renoncer à mon humeur vagabonde en m’interrogeant sur les causes. Je ne crois pas avoir employé le mot automaton et je soupçonne qu’Aristote et Simplicius ont intégré à leur philosophie de la nature, une idée qui était déjà présente dans la tradition médicale antérieure, en la remodelant308. Quand il commente un passage de la Physique d’Aristote, Simplicius fait preuve d’une grande perspicacité :

La formule « selon l’antique théorie qui élimine la fortune » paraît concerner Démocrite, car cet auteur, bien qu’il paraisse avoir fait usage de la fortune dans la formation du monde, dit cependant que, dans les plus petites parties, la fortune n’est cause de rien ; ainsi il fait appel à d’autres causes », pour expliquer la découverte d’un trésor où l’accident qui a causé la mort d’Eschyle309.

— Prot. Dans cette conversation à mots rompus, puisque tous les vocables viennent du fond des âges, avant d’affleurer dans le discours d’un tel ou d’un tel qui se croit original, comme ces philosophes qui poussent tout seuls310, je suis saisi d’un doute. Comme le mot automaton est utilisé par Aristote et Héron à propos des marionnettes (νευρόσπαστα)311, je me demande quelle est la puissance qui tire les fils, la nécessité, ou une puissance démonique, comme Zeus quand il ordonne à l’artisan Héphaistos, relayé par Athéna, Aphrodite, les Grâces et les Heures et enfin Mercure qui lui donne son nom, de fabriquer Pandore comme une vierge idéale dotée de l’art du mensonge312, ou comme la divinité anonyme qui adresse un signe (τέρας, θῶμα) aux hommes en ouvrant les portes d’un temple et en laissant passer des armes de guerre313. Héron d’Alexandrie a inventé un mécanisme ingénieux pour fabriquer ce miracle et abuser les fidèles qui assistent à un sacrifice, comme les metteurs en scène au théâtre, ou comme Thémistocle, quand il veut persuader les Athéniens de quitter la ville et de se fier au « mur de bois » de leurs trières en alléguant l’absence du serpent protecteur de l’Acropole314.

308 R. Lo Presti, « La notion d’automaton dans les textes médicaux (Hippocrate et Galien) et la Physique d’Aristote. Hasard, spontanéité de la nature et la téléologie du comme si », Les Études classiques, 80, 1-2, 2012, p. 25-54.

309 Simpl., Commentaire sur la Physique d’Aristote 327, 24 (A 67) et 330, 14 (A 68) : ἐκεῖνος γὰρ κἂν ἐν τῇ κοσμοποίᾳ ἐδόκει τῇ τύχῃ κεχρῆσθαι, ἀλλ᾿ ἐν τοῖς μερικωτέροις οὐδενός φησιν εἶναι τὴν τύχην αἰτίαν ἀναφέρων εἰς ἄλλας αἰτίας.

310 Plat., Théét. 180c : αύτόματοι άναφύονται.

311 Plat., Lois, I, 644c-645a. Xén., Banquet, 4, 55. Ps.-Arist., De mundo, 398b ; Arist., Métaphysique, 983a 13 ; De la génération des animaux, II, 2 et 7 (734 b 10 a 10, 742 a). Ch. Magnin, Histoire des marionnettes en Europe depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, Paris, 1852, notamment p. 14, 21-25, 34, 78.

312 Hés., Trav. 60-80. 313 Hdt., VIII, 37, 1-2. Cf. Hom., Il. V, 749 : les portes du ciel.

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— Dém. Eh bien moi, je ne rêve pas d’un monde où il n’y aurait pas de différence entre les esclaves, « instruments animés de travail » et les « autres instruments inanimés. » Une loi d’Abdère, proche d’une loi édictée par Platon, stipule qu’une maladie ne peut être alléguée comme une clause rédhibitoire pour annuler la vente d’un exclave si l’acheteur en a été informé par le vendeur. Il semble que la loi ait aussi concerné les bêtes de somme, et le mal sacré ou épilepsie faisait l’objet d’une disposition particulière qui précisait le délai autorisé pour contester315. Aristote tient, dans sa Politique, des propos à la fois contradictoires et scandaleux : « si les instruments pouvaient sur un ordre donné travailler et se mouvoir d’eux-mêmes comme les statues de Dédale et les trépieds de Vulcain316. » Nous devrions apprendre à ne pas considérer les esclaves comme des instruments que l’on pourrait remplacer par d’autres instruments, ce que vous appelez des robots, sans redouter qu’un jour ils ne deviennent si sophistiqués qu’ils pourront prendre le pouvoir. Ces apprentis sorciers se comportent comme les Telchines de Rhodes et de Crète auxquels Pindare semble faire allusion317. Ils devraient méditer ce que Socrate et Euthyphron disent à propos de l’instabilité de leurs raisonnements qui leur échappent constamment : c’est Socrate, fils de sculpteur et lui-même sculpteur, qui est le vrai Dédale318. Oui, le Nil n’a pas besoin des mots qui nous échappent pour couler et irriguer l’Égypte, et les Égyptiens doivent se contenter d’observer le nilomètre, de constater que le rythme saisonnier est inverse de celui des fleuves du Nord et qu’il serait catastrophique que les sédiments s’accumulent dans les régions situées au sud de Memphis ; s’il en était ainsi, il leur faudrait gagner leur pain à la sueur de leur front et espérer que l’eau des puits creusés par les esclaves sous Sésostris ne soit pas saumâtre319.

314 Héron d’Alexandrie, Pneumatika et Automatika. Voir H. Fragaki 2012 : « Automates et statues meveilleuses dans l’Alexandrie antique », Journal des Savants, 2012, p. 25, 37, 52, 54, 63. Plut., Thém. 10 : ὥσπερ ἐν τραγῳδίᾳ μηχανὴν ἄρας. Hdt., VII, 142-143.

315 M. Feyel, « Nouvelles inscriptions d’Abdère et Maronée », BCH 66-67, 1942, p. 176-199 (p. 184, 188).

316 Arist., Pol. I, 1, 2. Cf. Hom., Il. XVIII, 376.

317 Pind., Ol. 7, 50-53.

318 Plat., Euthyphr. 11b-c ; cf. Mén. 97.

319 Hdt., II, 14 : lorsque le fleuve a arrosé les champs (ἐπεάν σφι ὁ ποταμὸς αὐτόματος ἐπελθὼν ἄρσῃ τὰς ἀρούρας) et qu’il se retire, on peut lâcher les cochons et semer ; cf. III, 100 : un grain analogue au millet qui pousse, chez certains Indiens, sans qu’on le sème.

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III

Épilogue

Une fois encore, comme lorsque nous mourûmes (moins équivoque que « nous sommes morts »), le temps qui nous était imparti s’est écoulé. Nous devons obéir à un modérateur implacable, muet comme une tombe pendant toute notre discussion. Un pas en arrière pour retomber dans l’ombre d’une nuit éternelle, comme si nous tirions notre révérence, puisque nous ne pouvons faire autrement, mais certainement pas pour manifester que nous respectons les sbires de la camarde. C’est vous, lecteurs et interprètes, que nous saluons en vous faisant don de nos pensées irrévérencieuses. Comme le Goethe fictionnel de Kundera, nous retournons « savourer la volupté du non-être total » dont Novalis, son grand ennemi, disait qu’il a « une couleur bleutée. »320, Imaginons un instant l’impossible, une mer illimitée et parfaitement calme : nous venons d’y jeter nos pensées comme une bouteille à la mer, aucun clinamen ne vient infléchir leur chute dans l’insondable, mais à la surface, à partir du point de fuite, des ondes se déplacent, de plus en plus douces et incertaines, comme des auréoles. Vous êtes bien obligés de rester à la surface, d’être superficiels en parlant de nous. Si vous le reconnaissez, cet aveu n’a rien à voir avec un constat d’échec, ni avec la posture d’un savant modeste. Comme dit Deleuze, qui a consacré un appendice à la théorie lucrétienne du simulacre, « c’est toujours en longeant la surface, la frontière qu’on passe de l’autre côté par la vertu d’un anneau (celui de Moebius)321

Questions de méthode

Confrontés aux traces qui subsistent de nos pensées, vous devez, au préalable et tout au long de votre travail de présentation, de classement et d’interprétation, cultiver le doute méthodique. En effet, les témoignages et les citations, qu’il est souvent malaisé de distinguer, sont le résultat de pratiques discursives qu’il convient de distinguer soigneusement avant de décider qu’ils constituent des indices fiables permettant de restituer tout ou partie de la pensée d’un auteur. C’est pourquoi Stéphane Marchand choisit l’exemple de l’écriture pyrrhonienne de Sextus Empiricus qu’il définit comme « une écriture altérée, où la charge du discours est laissée à d’autres dans une pratique élaborée de la citation. » Il remarque que cette démarche,

320 M. Kundera, L’immortalité, Paris, Gallimard, Folio, 1990, p. 321.

321 DELEUZE 1969, p. 1969, p. 21 et note 7 (Lewis Carroll, Michel Tournier) ; p. 31 et p. 88-91 (le point commun des structuralismes : le sens, non pas du tout comme apparence, mais comme effet de surface et de position) ; p. 307-324 (appendice consacré à la théorie lucrétienne du simulacre).

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en écartant l’illusion d’une neutralité absolue et surtout l’ambition reconstructrice, s’apparente à la doxographie, dans la mesure où elle fait entendre les voix discordantes, la diaphônia et « la productivité incontrôlable de la pensée humaine »322.

Je regrette de ne pouvoir te confirmer que le recueil des Opinions des philosophes fait bien partie du corpus des oeuvres morales de Plutarque. Pour ton édition de 1993, tu as bénéficié des discussions avec Philippe Rousseau et André Laks323, et des observations de ton « réviseur », Daniel Babut, auquel Carlos Lévy a rendu hommage en 2009, en dressant le portrait d’un savant prestigieux dont les travaux manifestaient qu’il est nécessaire, pour pratiquer l’histoire des philosophies anciennes, d’être un philologue rigoureux, afin de mériter d’être considéré en retour comme un philosophe324. Selon Hermann Diels (1879), une compilation qu’il appelle Vetusta Placita serait à l’origine de ce recueil doxographique qu’il attribue à Aétius, en se fondant sur Théodoret de Cyr qui le cite en effet aux côtés du Pseudo-Plutarque (que je persiste à appeler ainsi plutôt que de me plier à la convention en disant Aétius) et de Stobée. Si l’on excepte A. V. Lebedev, dont les remarques philologiques et l’exposé consacré à l’histoire du genre doxographique méritent considération, l’existence d’Aétius, un doxographe daté du premier siècle (ou un peu plus tôt, mais en tout cas dans une temporalité proche de celle de Plutarque), semble faire partie de la tradition académique. Pour des raisons de commodité, je me réfère au classement de Diels, bien que la distinction, de plus en plus contestée, entre fragments proprement dits (signalés par la lettre B) et les commentaires biographiques et doctrinaux (lettre A ou C) conduise souvent à surestimer l’intérêt et la fiabilité des passages retenus comme « fragments » et qu’elle entraîne des redondances325.

André Laks et Glenn Most renoncent à l’appellation « Présocratiques » ou « Préplatoniciens » et remplacent la distinction A/B par une indexation plus complexe, plus satisfaisante pour nos contemporains : P (« personal information »), D (doctrine dans un témoignage ou dans un fragment), R (réception) et T (textes qui sont rangés dans une rubrique thématique)326. Un simple mot, « réception », manifeste qu’en dépit de certaines ressemblances avec la somme de Diels-Kranz la perspective est celle de l’histoire des interprétations qui doit nécessairement délimiter un espace temporel et faire alterner des actes de découpage et de couture. La nostalgie des textes perdus, Empédocle…, mais aussi d’un autre « fantôme » (le mot est de Diels) considéré comme la source ultime des compendia, les Vetusta Placita, laisse place à une autre forme d’ambition qui se traduit par un rétrécissement du corpus ou par son extension (Socrate est rangé parmi les sophistes). 

322 S. Marchand 2020 : « L’histoire de la philosophie à l’épreuve du scepticisme », in Chantal Jacquet, Faire de l’histoire de la philosophie ou les présents du passé, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 29-43.

323 LACHENAUD 1993, p. 15-28. A. Laks, « Du témoignage comme fragment », in Collecting Fragments-Fragmente Sammeln, Aporemata 1, ed. G. W. Most, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1997, p. 237-272 ; id. Histoire, doxographie, vérité. Études sur Aristote, Théophraste et la philosophie présocratique, Peeters, 2007.

324 Carlos Lévy, BAGB 2009, p. 174-181.

325 LACHENAUD 1993 ; id. 1998. Théodoret de Cyr, Thérapeutique des maladies helléniques V, 16 : les mots καὶ μέντοι καὶ Ἀέτιου n’ont rien d’emphatique, contrairement à l’avis de Diels, selon A. V. Lebedev, « Did the doxographer Aetius ever exist ? », in Philosophie et culture. Actes du XVIIe congrès mondial de philosophie, Montréal, éditions Montmorency, p. 813–817, 1988 (online 2013, avec un postscript de 2013 en réponse aux trois volumes d’Aëtiana de J. Mansfeld et D. T. Runia, Brill, 1997, 2009, 2010). Il s’agit plutôt d’un ajout accessoire. Théodoret commettant souvent des lapsus, Lebedev considère comme presque certain qu’il a substitué le nom d’Aétius à celui du Stoïcien Arius Didyme, ami d’Auguste et de Xénarque, le dernier philosophe cité dans les Placita de Stobée (I, 49, 1b = Plac. IV, 3, 10), donné par Eusèbe. Lebedev se demande même si les Placita attribués à Plutarque ne sont pas des notes de lecture rassemblées après sa mort. M. Frede, « Doxographie, historiographie philosophique et historiographie historique de la philosophie », Revue de métaphysique et de morale 97.3, p. 311-325. Pour une réflexion sur la pratique antique de la sélection et du rapprochement des fragments, voir D. Konstan, « Excerpting as a reading practice », in Thinking through excerpts, Studies on Stobaeus, éd. G. Reydams-Schils, Turnhout, Brepols, 2011, p. 9-22. Dans le même recueil, J.-B. Gourinat, « Aëtius et Arius Didyme sources de Stobée », p. 143-201.

326 A. LAKS et G. MOST 2016 estiment que la pertinence de ce codage se vérifie souvent (vol. I, p. 7-13), mais ils doivent recourir à un système de références croisées.

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Cette problématique du fragment et de la citation, qui ne se résume pas à la question de la délimitation des ipsissima uerba sur lesquels on attire l’attention du lecteur en usant d’artifices typographiques (caractères gras ou lettres espacées, italique pour ce qui est jugé suspect), tu l’as retrouvée en éditant d’autres textes de nature bien différente : les scholies anciennes à Apollonios de Rhodes qui rassemblent des éléments issus de commentaires suivis et des notices grammaticales ou lexicographiques327, les fragments de Timée de Tauroménion où tu retrouvais des scholies et surtout le commentaire polémique de Polybe dont il fallait examiner la pertinence328, et désormais les livres semi-fragmentaires de Cassius Dion consacrés aux règnes de Caligula et Claude dont tu es en train de préparer l’édition pour la Collection des Universités de France. L’examen du texte conservé te conduit à s’interroger sur les raisons pour lesquelles le récit du règne de Caligula est plus riche que celui du règne de Claude. En ce qui concerne les historiens, tu te réclames souvent de Guido Schepens, notamment pour la notion de cover-text dont les trois fonctions sont de conserver (preserve), recéler (conceal) et intègrer dans un nouveau contexte (enclose)329. Comme toute l’équipe des collègues français qui participent à l’édition de Cassius Dion330, tu es convaincu de la nécessité de travailler autrement que Boissevain au début du siècle précédent : pour certains passages en effet, il n’hésitait pas à reconstruire ce que Dion avait dû écrire à partir des données de la tradition indirecte, alors qu’il serait préférable d’utiliser plus systématiquement une présentation synoptique comme il le fait parfois, en privilégiant les témoins les plus fiables oules plus intéressants, par exemple les Excerpta historica commandés par Constantin Porphyrogénète331. La déperdition n’est pas seulement le résultat d’un accident ou de la volonté délibérée de faire en sorte que tombent dans l’oubli des textes jugés sans intérêt, de mauvais goût ou scandaleux. Ce que les témoins ont retenu du texte originel révèle leurs centres d’intérêt et leurs visées pragmatiques.  

327 G. Lachenaud, Scholies à Apollonios de Rhodes (Textes traduits et commentés), Paris, Les Belles Lettres (Coll. Fragments), 2010 ; id. « Relations synonymiques et commentaires dans les Scholies à Apollonios de Rhodes », in Le déploiement du sens…, p. 115-128 (voir infra, n. 336).

328 G. Lachenaud, Timée de Tauroménion. Fragments, Paris, Les Belles Lettres (Coll. Fragments), 2017. Ch. A. Baron, Timaeus of Tauromenium and Hellenistic Historiography, Oxford, 2013, et du même auteur, un article consacré à Douris de Samos, GrByz., 2011, p. 86-110.

329 G. Schepens, « Jacoby’s FGrHist : problems, methods, prospects », dans Collecting Fragments, ed. G. Most, Göttingen, 1997, p. 144-172. G. Schepens et J. Bollansée (J.) 2005 : The Shadow of Polybius. Intertextuality as a Research Tool in Greek Historiography, Leuven-Paris-Dudley (MA), 2005, p. X. LENFANT (D.) 2009 : « Jacoby Online.Worthington (I.) (Ed.) Brill’s New Jacoby :On-line.Leiden and Boston, Brill, 2007 », CR 59 N. S., p. 395-398. En ce qui concerne les historiens, je renvoie à la table ronde organisée à Nancy par F. Hinard et P. Goukowsky (Fragmenta, 26/28/5/2004, Ktèma 29, 2004), aux éditions des fragments de Diodore (P. Goukowsky et A. Cohen-Skalli), Ctésias de Cnide (D. Lenfant 2009) dans la CUF. D. Lenfant, « Les ‘fragments’ d’Hérodote dans les Deipnosophistes. Les enseignements d’un témoin majeur », in Athénée et les fragments d’historiens, ed. D. Lenfant, Paris 2007, p. 43-72.

330 V. Fromentin, E. Bertrand, M. Coltelloni-Trannoy, M. Molin, G. Urso (ed.), Cassius Dion: nouvelles lectures, 2 vol., Bordeaux, Ausonius Éditions, 2016.

331 A. Németh, The Excerpta Constantiniana and the Byzantine Appropriation of the Past, Cambridge, 2018. Aude Cohen-Skalli, « Les Excerpta Constantiniana, une συλλογή conçue d’après un modèle juridique ? », JöB 63, 2013, p. 33-52 ; « Une lecture byzantine de Diodore : l’exemple des Excerpta de Sententiis », MEG 13, 2013, p. 15-35.

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Tous ceux qui conservent ces savoirs morcelés, des témoins aussi importants que Platon, Aristote, Polybe, Strabon, Plutarque, Athénée, Cicéron, Lucrèce et Sénèque, mais aussi ceux qui a priori ne sont pas considérés comme des auteurs, plutôt comme des amateurs de livres au sens de l’anglais librarian (bibliothécaires, conservateurs, voire « bouquinistes » comme le personnage de Stefan Zweig, un véritable catalogue vivant, rat de bibliothèque, bookworm)332, abréviateurs comme Xiphilin et Zonaras333, lexicographes334, grammairiens335, scholiastes336, doivent être resitués dans l’histoire de la culture et de la transmission des textes anciens, de Platon aux Byzantins, au lieu d’être traités avec condescendance comme de simples sources337. Puisque les recueils et commentaires que tu as étudiés ont pour texte-source une doxographie récapitulative (Ps.-Plutarque), un poète qui renouvelle le genre de l’épopée (Apollonios de Rhodes), un historien dont le texte est perdu (Timée) et un historien en partie fragmentaire (Cassius Dion), ce travail de réhabilitation338 devait à la fois ne pas perdre de vue le texte-source, son mode d’écriture et ses visées pragmatiques, et examiner dans quelle mesure il détermine les aspects formels du (des) texte(s) second(s)

332 S. Zweig, Le bouquiniste Mendel (1929), in La Peur (six nouvelles), trad. Alzir Hella, Le Livre de Poche, Paris, 2002.

333 Voir les contributions de V. Fromentin, B. Berbessou et M. Bellissime dans Cassius Dion : nouvelles lectures.

334 R. Tosi, « La lessicographia e la paremiographia in età alessandrina ed il loro sviluppo successivo », in La philologie à l’époque hellénistique et romaine, Entretiens sur l’Antiquité classique, Publications de la Fondation Hardt, vol. XL, Vandoeuvres-Genève, 1994, p. 183-197 et 198-209.

335 J. Lallot, Apollonios Dyscole. De la construction (Περὶ συντάξεως), vol. I : Introduction, texte et traduction ; vol. II, Notes et index, Paris, Vrin, 1997 ; id. La grammaire de Denys de Thrace traduite et annotée ; Paris, CNRS Éditions, 1998 (thèse soutenue en 1990).

336 Le livre pionnier d’E. Dickey, Ancient Greek Scholarship. A Guide to Finding, Reading and Understanding Scholia. Commentaries, Lexica and Grammatical Treatises, from Their Beginnings to the Byzantine Period, Oxford University Press, 2007. Les scholies à Pindare sont étudiées par C. Daude, S. David, M. Fartzoff et C. Muckensturm-Poulle (Université de Franche-Comté). Voir aussi S. David, C. Daude, Cl. Muckensturm-Poulle (ed.), Le déploiement du sens : actualité des commentaires anciens à la poésie grecque, Presses universitaires de Franche-Comté, 2018.

337 Voir dans le recueil édité par C. Darbo-Peschanski (La citation dans l’Antiquité, Grenoble, J. Million, 2004), Chr. Jacob, « La citation comme performance dans les Deipnosophistes d’Athénée », p. 147-174. Du même auteur, « Athenaeus The Librarian », in Athenaeus and his World. Reading Greek Culture in the Roman Empire, D. Braund, J. Wilkins (éd.), Exeter, University of Exeter Press, 2000, p. 85-110. L. Romeri, « Citation et recontextualisation. Le cas des philosophes et des historiens chez Athénée de Naucratis », Kentron 30, 2014, p. 17-32 (http://journals.openedition. org/kentron/436).

338 GRAFTON 1977, p. 143, résume l’état d’esprit et les principes des pionniers de l’édition des fragments historiques, Scaliger, Creuzer, Mueller, Jacoby : ignorer ce que pensent les compilateurs, privilégier le fragment plutôt que le témoignage, ne se soucier que de l’authenticité textuelle et historique.

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et les objectifs que s’assigne le collectionneur-commentateur. Néanmoins, dans le cas d’un historien, le souci d’une vérité historique indépendante des variantes et des préjugés n’exclut pas d’autres préoccupations, l’utilité morale des récits et des discours parfois réduits à des anecdotes significatives ou à des maximes, voire les qualités stylistiques (par exemple, style rugueux ou fluide) et l’art de persuader. Dans le cas des poètes, le « déploiement du sens », pour reprendre l’expression employée par tes collègues et amis de Besançon, ne passe pas seulement par la réduction de la polysémie et de l’opacité du texte poétique, grâce aux ressources de la synonymie. En produisant un texte substitutif plus compréhensible pour le lecteur et plus conforme aux goûts littéraires de l’époque, le scholiaste rejoint l’art du professeur et de l’artiste qui interprète.

Observer, comparer, classer, voilà bien le travail des doxographes, quand ils sont plus ou moins historiens de la philosophie, et tant soit peu philosophes. Cette méthode est assez proche de celle des sciences que l’on appelait naguère sciences naturelles, et plus généralement pour toutes les manifestations de l’activité humaine, recherche des causes en tout domaine, coutumes et institutions, arts et littératures. Observer suppose de voyager des textes les plus anciens aux plus récents en s’efforçant de ne rien omettre. Quant aux deux autres opérations, comparer et classer, elles sont en réalité indissociables, puisque les procédures cognitives à travers des questions topiques, le quoi (ti esti ou mise en question de l’ousia), l’origine, le pourquoi et le comment (pothen, dia ti, pôs), qui « introduisent des coupures significatives dans le continu réel339 », constituent une grille de lecture qui permet de dégager les points d’accord et de divergence entre les écoles (hairèseis), mais aussi de découvrir les efforts pour dépasser les oppositions doctrinales et concilier les doctrines, bien au-delà d’une démarche syncrétique à la recherche de la philosophia perennis ou du bavardage éclectique des historiens de la philosophie (si peu philosophes) dont parlait Ricoeur en soulignant un paradoxe : le bavard, qui construit son discours en empruntant à droite et à gauche, considère en réalité sa philosophie personnelle comme la fin de l’histoire340.

Tradition, réception, interprétation

Je suppose que tu t’intéresses à moi parce que mon oeuvre échappe à cette confusion entre culturel et cultuel qui sacralise certaines oeuvres dans la tradition scolastique, religieuse et académique. Pour ne parler que de l’Antiquité, c’est le cas de la triade qui rassemble, quitte à renouveler sans cesse l’étude des nuances et des différences, Platon, Aristote et les Stoïciens, alors que sur deux points essentiels, la nature corporelle ou incorporelle de l’âme et la mort (énigme suprême), la continuité entre l’Académie, le Péripatos et la Stoa n’est qu’une illusion de l’esprit, puisque les Stoïciens et la lignée des atomistes, Leucippe, loi-même, Épicure et Lucrèce, seraient plutôt les héritiers, pour parler comme les Anciens qui cherchent à établir des relations de maître à disciple et des lignées (diadochai), d’Héraclite et Anaxagore. J’observe à ce sujet que la transmission des savoirs et la notion de transfert culturel sont à la mode. Les inventions technologiques (alphabet et écriture, imprimerie, révolution numérique) ne sont pas seules en cause, elles accompagnent des mutations sociales et idéologiques qui affectent la relation entre le maître détenteur du savoir et l’élève-apprenti qui imite le maître et s’appproprie le savoir et la culture. Ta sophia et la mienne sont-elles autre chose qu’un savoir artisanal, alors que Sappho et Pindare, bien qu’élus par la divinité, n’ont aucun savoir pratique à transmettre ? Nous manions les mots aussi habilement que les fagots et les rhytons. Comment Socrate, qui ne sait rien, pourrait-il transmettre un savoir à la chauve-souris Chéréphon ou aux jeunes de son entourage, dénommés petits socratiques ? Il ne peut que les inciter à imiter son comportement. Quant aux « barbares » Romains, ils ne sont pas des héritiers respectueux des Grecs, mais des pillards341. Mais soyons plus précis, évitons les conclusions hâtives, plaidons le pour et le contre. Certes, le philologue a bien raison de se pencher sur les connotations de παράδοσις et παραδίδωμι : le rapport entre la livraison d’une ville (abandon par faiblesse ou par trahison, προδοσία) ou d’un livre que l’on remet à un lecteur et la transmission d’un message doctrinal (de Platon aux Chrétiens) ne doit pas être évacué. Les transmetteurs, ce sont le Messie, les évangélistes, les apôtres, les officiants des cultes à mystères, les philosophes, mais aussi « les hommes », « les pères », de siècle en siècle342. Il en est de même pour les mots latins, transferre, transmittere, translatio (cf. l’anglais translation) ou traditio, traducere.

339 M. Espinoza, « René Thom : de la théorie des catastrophes à la métaphysique », in Les mathématiques et le monde sensible (Essai VI), Paris, Ellipses, 1997, p. 21.

340 P. Ricoeur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, p. 47. Voir aussi dans l’Encyclopédie les articles « Éclectisme » (1755, vol 5, p. 271) et « Syncrétistes, Hénotiques ou Conciliateurs », 1765, p. 748.

341 P. Vesperini, « La culture antique était-elle une ‘culture de la transmission’ ? Façons grecques et façons romaines de faire passer les savoirs », Asdiwal 113, 2017c, p. 113- 134. Il se réfère à l’Archéologie du savoir de Foucault (Paris, 1969, p. 31) qui invitait à se débarrasser de toutes les notions qui reposent sur l’imaginaire de la continuité (tradition, influence, mais aussi évolution, esprit d’une époque, Zeitgeist). Cet article iconoclaste cite les Thèses sur l’Histoire de Walter Benjamin (VII, 1940 : notre temps serait caractérisé par une « pauvreté en expérience communicable »). Si c’est vrai, faut-il s’y résigner ?

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Cicéron ne cherche pas à « rendre mot pour mot », mais à « conserver »la valeur des mots et leur force (vim). Il ne se contente pas de rechercher l’équivalent latin des mots des philosophes grecs, et Quintilien donne bien à traditio le sens d’enseignement343. Étienne Pasquier, ce juriste humaniste, mais aussi poète, écrivait : « Le traducteur comme un esclave s’alambique tous les esprits à suivre à la trace les pas de l’auteur qu’il translate, il y consomme son âge344. » Tu connais bien les affres et les risques de ce travail de traducteur, à la fois servile ou fidèle, et créatif.

Puisqu’il m’est arrivé de parler des animaux, je rappelle que Francis Bacon, grand pourfendeur des idoles de tout acabit, fait de l’abeille un animal emblématique de la méthode scientifique qu’il souhaite pour l’avenir : « Les empiriques, semblables aux fourmis, ne savent qu’amasser et user ; les rationalistes, semblables aux araignées, font des toiles qu’ils tirent d’eux-mêmes ; le procédé de l’abeille tient le milieu entre ces deux : elle recueille ses matériaux sur les fleurs des jardins et des champs ; mais elle les transforme et les distille par une vertu qui lui est propre : c’est l’image du véritable travail de la philosophie, qui ne se fie pas aux seules forces de l’esprit humain et n’y prend même pas son principal appui ; qui ne se contente pas non plus de déposer dans la mémoire, sans y rien changer, des matériaux recueillis dans l’histoire naturelle et les arts mécaniques, mais les porte jusque dans l’esprit modifiés et transformés. C’est pourquoi il y a tout à espérer d’une alliance intime et sacrée de ces deux facultés expérimentale et rationnelle ; alliance qui ne s’est pas encore rencontrée345. »  

342 Plat., Lois 803a : διδασκαλία καὶ παράδοσις ; Pol., I, 2, 6 : ἐν παραδόσει ἔχειν τι ; Grégoire de Nysse, Adversus eos qui castigationes aegre ferunt, t. 46, p. 312 : παντὶ δὲ τρόπῳ καἰ λόγῳ καὶ ἔργῳ μιμεῖται τοῦ καθηγητοῦ τὴν παράδοσιν.

343 Cic., De optimo genere oratorum 5 ; Quint., Inst. or. III, 1, 3. B. Boudou, « Traduttore, traditore. Henri Estienne et la trahison philologique », In Réforme, Humanisme, Renaissance 63, 2006. pp 39-57. Estienne rs’en prend à un traducteur d’Hérodote à partir d’un traduction de Lorenzo Valla et à une traduction de la Bible en français trivial.

344 É. Pasquier (1529-1615), Les lettres d’Estienne Pasquier conseiller et advocat general du roy en la chambre des comptes de Paris, Paris, Abel L’Angelier, 1586, p. 42. Cf. I. Falkovskaya, « Ambiguïté de la traduction : entre l’Antiquité et les Temps Modernes », in La traduction : sa nécessité, ses ambiguïtés et ses pièges, dir. M. Coltelloni-Trannoy, Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, CTHS, 2015, p. 26-36.  

345 F. Bacon, Novum organon scientiarum (1620), cité d’après la traduction d’Alfred Lorquet (1857), p. 51. Lorquet dédia sa thèse sur le démiurge de Platon à Victor Cousin. Ch. Jaquet, Bacon et la promotion des savoirs, Paris, PUF, 2010. Autre traduction : M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF , Coll. Épiméthée, Paris, 1986.

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Depuis Voltaire et Kant, Bacon est présenté comme le père d’une philosophie expérimentale, c’est-à-dire inductive, mais il serait plus exact de souligner qu’il juge nécessaire d’explorer la Sylva sylvarum avant de classer les savoirs distincts et complémentaires (histoire, poésie et philosophie) et de rechercher les fondements d’une nouvelle logique346. L’abeille se situe donc du côté de la poésie et de l’imaginaire qu’aucune recherche ne doit proscrire. Pour bien raisonner, il faut donc d’abord collecter, placer l’un à côté de l’autre avant de lire la séquence, de comparer les éléments rangés en ligne ou en colonne, de calculer leur fiabilité ou d’opérer des choix.

Le texte perdu

Puisque j’ai parlé d’une nostalgie des textes perdus, j’attire l’attention sur un article d’Hans Ulrich Gumbrecht, « Eat Your Fragment ! About Imagination and the Restitution of Texts ». Ce théoricien de la littérature et de la philosophie européenne, qui s’intéressait aussi à la musique et au sport, considère que la philologie, confrontée à l’absence de l’oeuvre en tant qu’événement singulier (Ereignis), est hantée par le Wunsch nach Präsenz (ou Begehren) et que les humanités sont obsédées par l’herméneutique et la recherche de la signification au détriment de la présence de l’oeuvre. Il peut même se produire que les mots étranges des premiers philosophes soient traduits ou subrepticement remplacés par des synonymes approximatifs ou franchement erronés (le même supplice est infligé aux poètes). Le passeur se livre alors à des tours de passe-passe et le transfert devient détournement. D’autre part la singularité est perdue de vue quand les philosophes sont classés par sectes, les « Démocritéens » ou « ceux que l’on appelle Pythagoriciens ». Je cite Gumbrecht d’autant plus volontiers que son article a été jugé sévèrement sous prétexte qu’il ne parlait pas de textes latins et grecs, comme s’il était interdit de faire appel aux penseurs de la post-modernité et de goûter tout simplement le plaisir du texte347. Parce que toute lecture est « une opération commune du lisant et du lu»348, parce que toute écriture est traversée par des réminiscences ou truffée de petits larcins, parce que le lecteur est encore moins prisonnier du texte quand il ne dispose que de points de repère déstructurés, des étoiles sans firmament349, je vais abuser de ces contraintes libératrices en détournant les concepts d’un auteur souvent porté au pinacle, mais aussi critiqué, parce qu’il n’est pas accroché à la vulgate marxiste ou aux dogmes d'un progressisme bêtement et béatement optimiste, et donne parfois l’impression d’avoir une conception métaphysique de l’art. Walter Benjamin, dont j’ai déjà cité les Thèses sur l’histoire, dans son livre posthume Paris capitale du XIXème siècle, définit

346 Livre posthume : Sylva sylvarum : or a Natural Historie in Ten Centuries, Londres, 1626). P. 147 de l’édition des oeuvres (vol. IX), Londres 1815 : « We have taken some pains in this enquiry, not only because it is a secret and incorporeal quality in nature […] and hence accustom themselves to enlarge their minds by the light of particulars, to the ample measure of the universe ; and not contract the universe to the narrow measure of their minds. »

 une fois encore, après le Livre des passages, la trace (Spur) et l’aura :

Trace et aura. La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose, avec l’aura, c’est elle qui s’empare de nous.

En 1931 (Petite histoire de la photographie), il disait déjà que l’aura est « un tissage étrange d’espace et de temps », et rappelait que les premières photographies étaient nimbées d’un « cercle de vapeur350.» Sa théorie du déclin de l’aura à partir de la révolution industrielle au XIXème siècle qui nous fait entrer dans l’ère de la reproductibilité et du fétichisme de la marchandise a été souvent contestée par des adversaires du marxisme, mais aussi par Adorno351. Pour Benjamin, qui reconnaît pratiquer « l’art de citer sans guillements » en flânant à travers

347 GUMBRECHT 1977 dans le recueil Collecting Fragments édité par G. Most et A. Laks. L’article est repris dans Die Macht der Philologie, chap. II, p. 17). M. Körte, Essbare Lettern, brennendes Buch: Schriftvernichtung in der Literatur der Neuzeit, 2012, p. 281 : ver-Akte et zer-Akte (ch. II : « Restitution von Mündlichkeit »). Gumbrecht prenait en compte les réflexions de Benjamin (cf. infra, n. 334 et 335). D. Kreuzmair, « Hans Ulrich Gumbrechts Begriff der Präsenz und die Literatur », in Helikon, A Multidisciplinary Online Journal, 2, 2012, p. 233-247.

348 Ch. Péguy, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne (Oeuvres en prose, 1909-1914, Paris, Gallimard, 1957, p. 104). B. Chantre, « ‘L’âme charnelle’ chez Péguy, noyau du temps, noyau du monde », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle 2002/1 (n° 20 : « Péguy et l’histoire »), p. 93-112 (lu online). Le jeu des oxymores, « âme charnelle », « répétition différenciée » (Chantre).

349 W. Iser, Der implizite Leser, UTB 163, Munich, 1972 ; Der Akt des Lesens,UTB 636, Munich, 1976. On peut noter que la théorie de la communication littéraire de Ricoeur repose sur un traitement simultané de trois instances, auteur, texte et lecteur (« lecteur impliqué »). Temps et récit III, p. 298. Temps et récit III, Le temps raconté, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais », 1985 (p. 298).

350 BENJAMIN 1939. Les éditeurs de ce livre inachevé sont confrontés à des notes manuscrites qu’ils doivent numéroter et réagencer. Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Cerf, 1989, p. 464. Id. 1931 « Petite histoire de la photographie ». Voir le point de vue d’un historien, P. Boucheron, « Encore la trace, encore l’aura : Walter Benjamin et l’obsession de l’historien », Fabula (colloque « Enfance. Autour de Walter Benjamin », Lille III, 2013 (online).

351 T. W. Adorno, Sur Walter Benjamin, ed. R. Tiedemann, trad. Chr. David, Paris, 1999 [1970], est cité par H.-R. Jauss, « Trace et aura. Remarques à propos du Livre des passages de Walter Benjamin », Trivium 10 (trad. fr. H. Trespeuch), 2012. Édition originale : « Spur und Aura (Bemerkungen zu Walter Benjamins Passagen-Werk) », in Art social und Art industriel, Funktionen der Kunst im Zeitalter des Industrialismus, ed. H. Pfeiffer, H. R. Jauss, F. Gaillard, Munich, Fink, 1987, p. 19-38.

les littératures, l’oeuvre est une monade dont les sources ne sont connaissables qu’à partir des points de vue multiples qu’on peut avoir sur elle . Valéry choisit l’exemple de la musique : l’écoute de la musique enregistrée et la performance (quand il nous plaît, et non en subissant l’environnement sonore) font revivre l’oeuvre « dans un milieu assez peu différent de celui de leur création »352. Cependant, la partition originelle et le contexte de leur émergence sont perdus. Jacques Derrida, découvrant dans la bibliothèque d’Oxford une image du XIIIème siècle où un minuscule Platon autoritaire et magistral fait écrire au grand Socrate ce qu’il veut, la qualifie d’« apocalyptique et catastrophique » parce qu’elle inverse, volontairement ou par erreur, les rôles, révèlant ainsi quelque chose d’essentiel pour comprendre que nous ne connaissons Socrate que par les filtres qui le défigurent (Platon, Xénophon, Aristophane…). N’est-ce-pas ce que vous faites quand vous prétendez parler ou écrire à propos de Platon ou de Démocrite ? Les réflexions de Derrida sur l’art me rappellent certaines (pro)-positions de Jean- Luc Nancy353 : « un portrait est une allégorie de la voix : il représente le manque de parole », ou encore « Il ne manque au portrait que la parole, et à la musique que l’image. » Les traces que j’ai laissées sont autant de substituts de ma présence, comme des instantanés quand elles signalent l’un de mes mots, des esquisses de portrait ou de récit, ou des produits éphémères de synthèse quand les témoins s’efforcent de résumer tel ou tel point de ma pensée. J’ai peut-être bénéficié d’une illusion rétrospective qui conduit à m’attribuer des pensées qui sont plutôt celles d’Épicure ou Lucrèce, voire les considérations théoriques de la physique moderne, mais cela ne justifie pas d’être indifférent aux aspects originaux et novateurs de ma pensée en se référant à Leucippe que l’on connaît encore moins ou à des notions aussi vagues que celle de système atomiste. Dans tous les cas, vous êtes confrontés à des ruines, parfois agencées de manière artificieuse, à ce que l’on peut appeler λείψανα παλαῖας σοφίας comme Aristote, en gardant en mémoire que le mot s’applique dans le Grec classique à ce que les morts laissent derrière eux354. Quand je dis ruines, je sais que tu penses aux philosophies des années 1960, à ce que Luc Ferry et Olivier Renaut (et Nicolas Sarkozy) appellent la pensée 68 en mettant dans le même sac le tournant linguistique et structuraliste et ce grand mouvement de déconstruction de la métaphysique occidentale et de l’humanisme classicisant. « L’oeuvre achevée est une ruine » déclare Derrida, alors que selon Benjamin les ruines font signe vers le monument. Ce qui est perdu, c’est l’inscription spatio-temporelle de l’original (le hic et nunc), l’aura que l’on ne peut copier. En 1990, Derrida, cédant aux sollicitations de ses amis, publie son mémoire de philosophie de l’ENS : Husserl voulait, selon lui, forger des concepts de signification et d’intentionnalité permettant d’échapper aux objections du logicien Frege, en distinguant les concepts d’expression (Ausdrück) et de signification (Bedeutung) permettant d’échapper aux objections du logicien Frege, en distinguant les concepts d’expression (Ausdrück) et de signification (Bedeutung)355.

 

352 P. Valéry (1928), « La conquête de l’ubiquité », Oeuvres, t. II (Pièces sur l’art), éd. J. Hytier, Gallimard, Paris, 1960, p. 1284.

353 J. Derrida, La carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1975, p. 13-14 ; Mémoires d’aveugle. L’auto-portrait et autres ruines, Paris, Ed. RMN, 1990 (le livre a été écrit alors que Derrida ne pouvait provisoirement cligner de l’oeil gauche).

354 Arist., fr. 13 Rose ; Plat., Phéd. 86 c ; Soph., Él. 1113.

355 J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF (Collection Épiméthée), 1990. Cf. DELEUZE 1969, p. 32, 45, 147 : la première recherche logique de Husserl est intitulée Ausdruck und Bedeutung : « Von den anzeigenden Zeichen unterscheiden wir die bedeutsamen, die Ausdrücke. » La théorie husserlienne de la signification repose encore sur l’idée d’un rapport nécessaire avec l’objet signifié, ce qui ne va plus de soi pour la linguistique contemporaine. A. Flajoliet, « Approche husserlienne et approche linguistique du signe », Alter 19, 2011, p. 83-106 (online 2020, http://journals.openedition.org/alter/1377, p. 4, 28 sq.). Ibid. p. 31 : « entre la signification et l’objet le lien est nécessaire et non pas contingent, de sorte qu’une analyse de la signification en pure immanence est tout simplement impossible. Nommer, c’est nommer quelque chose comme tel ou tel, tout comme énoncer, c’est dire quelque chose à propos de quelque chose. »

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Les jugements littéraires de Cicéron et Denys d’Halicarnasse prouvent que j’étais réputé pour la qualité de mon style356. Mais le naufrage de mon oeuvre n’a laissé subsister que quelques « espars », comme des bouts de bois travaillés par ma main, ou ces petites particules rocheuses qui brillent sur les grèves sableuses et sur les blocs de granit ou de schiste, le mica et les cristaux de quartz et de feldspath : le mot ναστός qui est attesté dans la collection hippocratique (compact, compressé) et chez Flavius Josèphe à propos d’une ville populeuse,remplace un mot plus usuel, « plein »357 ; tous les mots qui décrivent le mouvement des atomes et le clinamen sont métaphoriques (choc oblique ou réciproque : πληγή translittéré par Cicéron en plaga, ἀλληλοτυπία), secousse, παλμός, « toucher traversant », διαθιγή358), δενὶ en lieu et place de ὄντι. C’est à partir de ces mots parfois jugés étranges et obscurs que les commentateurs les plus intéressants, notamment Aristote, Théophraste, Plutarque, Simplicius, Sextus Empiricus et Cicéron, composent leur présentation de ma doctrine en jouant sur les mots (synonymie et paronomase) et en déployant le lexique au travers de l’appareil formel de la grammaire359. Plutôt que de tenter, à partir des témoignages, d’organiser les pièces du puzzle et de restituer ma pensée, comme si je n’avais écrit qu’une oeuvre, vous êtes bien obligés de suivre au fil des temps l’une ou l’autre de mes pensées, telle que les interprètes l’expriment sous des formes changeantes.
 

356 Cic., De l’orateur I, 11, 49 : Si ornate locutus est, sicut et fertur et mihi videtur, physicus ille Democritus, materies illa fuit physici de qua dixit, ornatus vero ipse verborum oratoris putandus est. Orator 67 ; De l’orateur II, 58. Denys d’Halicarnasse, De la composition des mots 24 : Φιλοσόφων δὲ κατ᾿ ἐμὴν δόξαν Δημόκριτος τε καὶ Πλάτων καὶ ᾿Αριστοτέλης· τούτων γὰρ ἑτέρους εὑρεῖν ἀμήχανον ἄμεινον κεράσαντας τοὺς λόγους.

357 Ps.-Plut. I, 3, 16 et I, 12, 6. Gal., VIII, 931 Kühn, s’interroge sur ce mot : Δοκεῖ μοι τὸ ναστὸν ἀντὶ τοῦ πλήρους ὀνομάζειν. Flavius Josèphe, Guerre juive VI, 9, 4.

358 Cic., Du destin 20, 46. Ps.-Plut. I, 23, 13. Gal., Des éléments selon Hippocrate I, 2 (I, 417 Kühn) : ἢ περιπλέκεταί πως ἀλλήλοις ἢ προσκρούει καὶ ἀποπάλλεται.

359 Voir par exemple les commentaires de Simplicius (A 37, 58 et 61), Plut., C. Colotès 8 (A 58).

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Dialogue des morts

C’est pourquoi vous n’avez pas à redouter de laisser parler votre imaginaire, par exemple en imaginant un dialogue des morts, comme je l’ai fait en dialoguant avec Protagoras, si proche et si lointain. Résumons l’histoire de ce genre littéraire. La nekuia, au chant XI de l’Odyssée, met en scène une relation dialogique entre Ulysse et les âmes des morts. Eschyle et Euripide s’affrontent dans Les grenouilles d’Aristophane. Platon et Aristote sont les premiers à souligner que le comique et du sérieux peuvent ou doivent être complémentaires360. Mais c’est Lucien de Samosate qui inaugure formellement la tradition du dialogue des morts, un mode d’écriture qui met à distance les philosophèmes en les insérant dans une fiction dialogique, formellement repérable (Fénelon, Fontenelle) ou latente dans un roman, par exemple chez Kundera, quand les philosophes deviennent des personnages, parmi ceux qu’il appelle des « égos expérimentaux », quand le cogito se déprend de son orgueil souverain et se dissémine dans la polyphonie361. Dans L’immortalité, Kundera associe des éléments biographiques concernant le vrai Goethe et un Goethe fictionnel qui s’entretient avec Hemingway, lequel se plaint d’être maltraité par ses biographes ; Goethe lui répond que l’immortalité est « un éternel procès » mené par une institutrice de village362 (dans son cas, les témoins à charge sont Rilke, Éluard « furieusement stalinien » et Romain Rolland). Ernest Renan le dit à sa manière le 26 avril 1886, jour anniversaire de la mort de Victor Hugo, dans une petite pièce de théâtre représentée à la Comédie Française363. Voltaire y déclare : « Pauvres morts, condamnés à nous taire, nous assistons à notre anatomie, sans pouvoir protester. » Voltaire avait d’ailleurs, en 1751, fait dialoguer Marc-Aurèle et un Récollet qui le traitait de damné parce qu’il n’était pas reconnaissant pour la pluie miraculeuse qui lui avait permis de vaincre les Quades, des Barbares de l’actuelle Slovaquie, grâce aux prières de sa légion, la Fulminante, Keraunobolos, composée de Chrétiens364. Dieux des Barbares, dieux du panthéon gréco-romain ou Dieu des Chrétiens, peu importe pour Voltaire. Son ami Frédéric II se permit même d’imaginer un dialogue entre la Pompadour et la Vierge Marie365 ! Je salue en passant le billet humoristique de Jean-Victor Vernhes, fondateur de Connaissance hellénique en 1976, qui dit hanter encore l’Université d’Aix-Marseille, bien qu’il soit à la retraite366.

360 Plat., Banquet 223d ; Lois 816d-e ; Arist., Éth. Nicom. 1176b 27-1177a 6.

361 KUNDERA 1986, p. 179. Pour lui, le roman européen est un « art né du rire de Dieu. » Le roman, écrit-il, à l’instar de Pénélope, « défait la tapisserie que des théologiens, des philosophes, des savants ont ourdie la veille. »

362 KUNDERA 1986, p. 126. P. 320 : « L’homme ne sait pas être mortel. Et quand il est mort, il ne sait même pas être mort .»

363 Renan, 1802. Dialogue des morts, Paris, Calmann-Lévy, 1886 (texte saisi en 2004 pour la Médiathèque A. Malraux de Lisieux (http://www.bmlisieux.com/archives/renan01.htm.)

364 Voltaire, Oeuvres complètes, Paris, Garnier, t. 23, p. 479-482. Cassius Dion, 60, 9, 4 (incantations magiques des Maures sous le règne de Claude), et un fragment tiré de Xiphilin qui se demande si Dion pèche par ignorance ou par malignité, 72[71], 8-9 (un mage égyptien, Arnuphis, invoque d’autres dieux et Mercure en 172 ou 174). Voir Tertullien, Ad Scapulam IV (un proconsul africain), et Justin Martyr (lettre sans doute apocryphe de Marc-Aurèle qui conclut la première apologie des Chrétiens : l’empereur attribue le miracle aux Chrétiens et à un Dieu qu’il ignore°. Sur le caractère jovien du « vieillard de la pluie » de la scène XVI de la colonne et la « religio toute spéciale » et philosophique de l’empereur stoïcien, voir J. Guey, « La date de la ‘pluie miraculeuse’ (172 après J.-C. et la Colonne Aurélienne (I et II », in MEFR 60, 1948, p. 119-120.

365 G. Knoll, Friedrich II. König von Preußen, Totengespräch zwischen Madame de Pompadour und der Jungfrau Maria, trad. et commentaire, Berlin, 1999 (c.r. J. Delinière, Annales historiques de la Révolution française 323, 2001, p. 130-131).

366 J.-V. Vernhes, « Une étrange rencontre », ὁ λύχνος 145, nov. 2016 : présentation de l’histoire de cette revue et rencontre avec Socrate aux Enfers.

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La satire ménippéenne et le dialogue des morts relèvent d’un genre littéraire créé par et pour les intellectuels, ceux de la seconde sophistique hellénistique et des XVII et XVIIIèmes siècles, que l’on qualifie en usant de l’adjectif spoudogeloion parce qu’il ne respecte aucun décorum et mêle le sérieux et le comique en feignant de dépouiller les philosophes de leur éminente dignité, alors qu’il ne cesse d’assurer leur survie (cela s’appelle « fortune » ou réception) en accumulant citations, paraphrases et commentaires367. L’opposition entre la doxographie sérieuse inaugurée par Théophraste, celle du Pseudo-Plutarque, de Diogène Laërce ou de Jean Stobée qui honore la mémoire des philosophes et la « doxographie grinçante » qui tourne en dérision les philosophes et leurs doctrines, en pratiquant l’art du bon mot et de la pointe n’a donc qu’une portée relative, si l’on fait abstraction des aspects formels et littéraires qui les différencient. Je ne crois pas que l’on puisse disparaître complètement de son texte368. Les prélévements opérés par Diogène Laërce dans le poème de Timon de Phlionte qui n’avait pas une forme épigrammatique ne prouvent pas qu’il appartenait à la même école que le poète-philosophe des Silloi, et il est inutile de se demander si le compilateur se prend au sérieux quand il se risque à écrire lui aussi des épigrammes. Bien qu’il soit utile de se laisser porter par le mouvement de l’écriture des opinions et de s’interroger sur les critères formels et herméneutiques qui font de la doxographie un genre littéraire aux contours flous, je suis plutôt de l’avis de Barbara Cassin qui agence les maillons d’une chaîne de « si », de Parménide à son « interprétation » en passant par l’Anonyme369. Le doxographe idéal, absent de son texte, copiste zélé et scrupuleux, n’existe pas : soit il prend plaisir à collectionner les opinions discordantes sans se soucier de respecter la chronologie, soit il les range dans des rubriques thématiques en répondant à des questions topiques, soit il recherche des autorités pour cautionner une argumentation et une orientation doctrinale plus ou moins affichées.

Dialoguer avec la pensée d’autrui

À la recherche de l’opinion la plus vraisemblable (ueri simillimun) et non d’un savoir dogmatique, Cicéron, dans le sillage de Platon et Aristote qui sont les premiers à dire ce qu’ils sont en train de faire quand ils se réfèrent aux autres philosophes, s’autorise et prend plaisir à mettre en scène une joute oratoire de philosophes. Il explore comme un paysage les topoi des philosophes en ce qui concerne la nocivité et l’utilité des passions :

367 M. Bakhtine, La Poétique de Dostoievski, Paris, Seuil, 1970, p. 151-158. J. C. Relihan, Ancient Menippean Satire, Baltimore, Johns Hopkins UP, 1993. E. Bury, « Ménippe dans la lune : Cyrano à l’école de Lucien », in Cyrano de Bergerac. Les États et Empires de la Lune et du Soleil, « Littératures classiques », suppl. n° 53, 2004, p. 237-252. H. D. Weinbrot, Menippean Satire Reconsidered from Antiquity to the Eighteenth Century, Baltimore, John Hopkins University Press. 2005. M. Henrichot, « La fiction infernale dans les dialogues des morts », in A. Bouloumié, Les Vivants et les Morts. Littératures de l’entre-deux-mondes, Paris, Imago, 2008, p. 55-66.

368 Ch. Delattre, « Une poétique de la rosserie : des anthologies antiques aux Silloi de Timon », RPh 82, 2008, p. 47-62, écrit pourtant : « L’écriture doxographique interdisait à Diogène Laërce de prendre rang comme philosophe dans sa galerie de portraits et lui imposait de devenir transparent, de disparaître même de son texte. » Sur les rapports entre Diogène Laërce et le pyrrhonisme, voir l’édition de Diogène Laërce, dir. M.-O. Goulet-Cazé, 1999, p. 14.

369 Le traité anonyme « De Melisso Xenophane Gorgia » : Si Parménide. Le traité anonyme « De Melisso Xenophane Gorgia », ed. B. Cassin, Cahiers de Philologie 4, Presses universitaires de Lille, 1980, p. 112 (Diels propose un « simulacre du monument théophrastéen »), p. 116 et 130.  

[…] libre à eux de ferrailler entre eux par mon intermédiaire, moi à qui rien n’importe sinon de rechercher où se trouve ce qui pourrait être le plus ressemblant à la vérité370. La lecture des textes doxographiques, comme celle des dialogues platoniciens371, cicéroniens ou plutarquéens, nous rappelle que le dialogue avec la pensée de l’autre, où l’altercation est aussi nécessaire que la recherche d’un consensus, est à l’origine du concept de dialectique, mais la conversation peut dériver vers une polémique désagréable et inutilement polémique372. Quand le dialogue est celui de deux personnes, le metteur en scène peut s’identifier à l’une ou l’autre ou dépasser l’antinomie apparente ; ainsi, chez Tahureau, Démocritic, « le juge du peuple » met en garde le « mondain » Cosmophile « avecques raison et bonne grâce », et son rire rejoint en partie la déploration chrétienne de la misère de l’homme373. C’est au coeur du dialogue, par la médiation du langage, qu’intervient « l’élément universel qui permet de dérégionaliser l’herméneutique », comme dit Paul Ricoeur. Dans une conférence de 1973, « Le ‘lieu’ de la dialectique », il reproche à Gadamer de considérer la dialectique hégélienne comme un prolongement de l’art socratique et platonicien, en rappelant la primauté de l’oral sur l’écrit374. La « dissolution du concept de dialectique » est le résultat de son élargissement quand elle est rattachée au concept d’expérience (Erfahrung). En effet, dans Vérité et méthode, Gadamer s’appuie en effet sur une formule d’Eschyle, pathei mathos, qu’il faut recontextualiser en ajoutant thenta, pour opposer au savoir absolu hégélien la négativité et la prise de conscience de notre finitude375. Soit, mais Ricoeur, qui ne cessait de distinguer expliquer/comprendre, structure/événement, faillible/capable, préfère réhabiliter la distanciation, « centrer son programme herméneutique sur la notion de texte » et fonder la raison pratique sur le passage du texte à l’action sensée, parce qu’il cherche un point d’équilibre entre ontologie et phénoménologie376. Je suis convaincu qu’il est possible de s’intéresser à mon éthique et à celle des matérialistes anciens sans les « spiritualiser », n’en déplaise à un thuriféraire de la libre pensée

370 Cic., Tusc. V, 21 [47] : […] digladientur illi per me licet, cui nihil est necesse nisi, ubi sit illud, quod veri simillimum videatur, anquirere. Cette traduction personnelle présente l’avantage de ne pas oublier per me. Il est regrettable d’abréger le titre de ce recueil en oubliant disputationes.

371 J.-L. Borgès, En marge de sept nuits. Le livre, p. 737 : Platon a inventé le dialogue platonicien pour pallier le mutisme des livres. Le titre du chapitre qui suit est L’immortalité : Borgès rapproche le Phédon et l’histoire « fausse » de Démocrite qui s’arrache les yeux pour penser sans être distrait (p. 745).

372 Plut., Propos de table 613 A-C, 714 A-C ; 743 D-E ; Per. 5, 3. G. Lachenaud, « La voix et les voix chez Plutarque. De la tribune au banquet », dans Magna voce. Effets et pouvoirs de la voix dans la philosophie et les littératures antiques, dir. A.-I. Bouton-Touboulic, Classiques Garnier, Paris, 2021, p. 241-245.

373 Les Dialogues non moins profitables que facetieux de Jacques Tahureau (éd. M. Gauna, Genève, Droz, 1981) paraissent en 1565. D. Ménager, La Renaissance et le rire, Paris, PUF, 1995, p. 70, cité par P. Mounier, « Les ‘raisons de la moquerie’ de Démocrite », Réforme, Humanisme, Renaissance, p. 27-39.

374 P. Ricoeur, « Herméneutique et critique des idéologies », in Démythisation et idéologie, Paris, Aubier, p. 40, 1975 (texte d’une conférence prononcée à Varna en Bulgarie, établi par R. Picardi pour le Fonds Ricoeur). PICARDI op. cit., p. 632-634. GADAMER [1960] 1976, p. 489. 375 Esch., Ag. 174-183 : il s’agit d’une loi instaurée par Zeus. Cf. chez Hérodote, le jeu de mots pathémata/mathémata dans la bouche de Cambyse (III, 35). A. H. Sommerstein, The tangled ways of Zeus : and other studies in and around Greek tragedy, Oxford University Press, 2010 (ch. 11).

376 Picardi, op. cit., p. 608. Voir supra, note 332 sur l’acte de lecture.

et du rationalisme intégral, Willeime qui reproche à Hegel et à Marx, et surtout à Heinz Wismann auquel il oppose Jean Salem et Pierre-Marie Morel, de « dématérialiser » le matérialisme des Anciens377. N’ayant aucun goût pour les querelles de chiffonniers378 et les bouffées de haine de l’odium philologicum, et considérant qu’il n’est pas à la portée du premier venu d’être un pamphlétaire aussi profond que Péguy379, je préfère me référer au dialogue entre Jean Salem qui s’affirme « imprégné de marxisme » et Heinz Wismann, l’élève de Jean Bollack, qui discutent amicalement sur France Culture380. Salem ne me considère pas comme l’archégète d’un scepticisme radical qui désespère à tout jamais de trouver la vérité au fond du puits381. Il semble qu’ils se rejoignent parfois pour me juger plus « moderne » qu’Épicure (par exemple sur le rôle de l’encéphale), mais Wissman va plus loin en déclarant qu’Épicure est retombé dans la cosmologie aristotélicienne (le haut et le bas, le poids des atomes). Il insiste sur atomos idea en écartant le neutre et sur le témoignage de Plutarque (den/mèden). Au point de départ de la falsification, Aristote substitue des termes statiques aux termes dynamiques qui sont de mon cru (tropè devient thesis pour ne prendre que l’un des trois termes). Le désaccord essentiel entre tes deux collègues porte donc sur la corporéité de l’atome, leur nature corpusculaire ou ondulatoire (distinction proposée par Raphaël Enthoven). Wissmann répond alors que l’atome n’est pas tridimensionnel et qu’un point, devenant ligne, peut faire le tour du monde. Cette question fait toujours débat. Bien que mes compétences scientifiques soient à peu près nulles, j’écoute et je lis attentivement ce que les savants et les philosophes de ton époque disent en ce qui concerne la nature des particules élémentaires (par exemple la théorie des cordes, le big bang, un univers clos ou en expansion, les trous noirs). Je regrette d’ailleurs que l’enseignement scolaire offre si peu d’occasions de débattre entre algébristes, géomètres, physiciens et SVT comme on dit aujourd’hui, en évitant le mot « nature », comme si le mot impliquait nécessairement des structures déterminées une fois pour toutes, par un acte créateur ou par « une catastrophe » contenue en germe dans les lois qui régissent la matière, alors que l’étymologie du mot natura implique au contraire des choses et des événements qui adviennent, un futur en train de naître.  

377 Ch. Willeime, auteur de L’amour de la raison universelle, sur son site officiel, renvoie aux pages 58-59 de SALEM. Démocrite, Épicure, Spinoza, Einstein sont les seuls à trouver grâce à ses yeux.

378 Erwin Rohde, dans une lettre à Nietzsche (1872), à propos de La naissance de la tragédie, s’en prend à W<ilamowitz>-<Moellendorff> et au « consortium philologique ». M. Cohen-Halimi, H. Poitevin, M. Marcuzzi, Querelle autour de « La naissance de la tragédie », Écrits de Friedrich Nietzsche, Friedrich Ritschl, Erwin Rohde, Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, Richard et Cosima Wagner, Paris, Vrin, 1995, p. 223.

379 Je renvoie aux textes réunis par mon amie Françoise Gerbod dans Péguy homme du dialogue (Collection Cahiers de l’Amitié Charles Péguy XXVIII), 1986 (colloque organisé à Paris X Nanterre), notamment R. Dadoun, « Le texte polyphonique, théâtralité de Péguy », p. 9-21.

380 Émission de France Culture animée par Raphaël Enthoven le 11 novembre 2010.

381 J. N. Berry, « Nietzsche and Democritus : The Origins of Ethical Eudaimonism », in Nietzsche and Antiquity : His Reaction and Response to the Classical Tradition, ed. P. Bishop, Camden Town, 2004, p. 98, 103-104 : « therapeutic Schadenfreude », joie malsaine que l’on éprouve devant le malheur d’autrui (cf. Freud), p. 105 : résilience et résistance aux chocs. Voir aussi du même auteur Nietzsche and the Ancient Skeptical Tradition, Oxford University Press. 2010, p. 28 (connaissance de Démocrite à travers Sextus Empiricus et Diogène Laërce), p. 40 et 153 (ataraxia : « bouddhiste » n’est pas un compliment chez Démocrite), p. 79-81 (Montaigne, Schopenhauer).

Je reviens ici sur les questions traitées par Miguel Espinoza dans son article sur la théorie des catastrophes et le « vitalisme géométrique » de René Thom. La question fondamentale est celle de la morphogenèse des choses animées ou inanimées et tout système qui élimine soit les formes, soit les forces est condamné à l’échec ; la « catastrophe », c’est le saut d’un état à l’autre :

Notre organisme est construit d'une manière telle que chaque fois que nous agissons spatialement avec nos muscles et nos os, nous satisfaisons automatiquement les lois de la mécanique dont nous avons, par conséquent, une connaissance implicite. En réalité cependant, le problème consiste à passer de ces connaissances implicites à une connaissance explicite. De ce point de vue, la recherche scientifique peut être considérée comme une espèce de « dévoilement » des structures qui existent déjà à l’intérieur de nous-mêmes : une sorte de psychanalyse...

Notre organisme est un tout qui est plus que la somme de ses parties. À partir de la conscience que nous avons de l’espace qui nous entoure et du temps, René Thom a élaboré une ontologie qui a pour fondement la complémentarité des « saillances », formes individuelles séparées et localisées, et des « prégnances », formes significatives qui agissent dans le champ phénoménal comme des forces et se propagent. Il est assez clair que cette distinction rejoint la question aristotélicienne du continu et du discontinu. C’est pourquoi il oscille entre platonisme (réalisme transcendantal) et pythagorisme (le monde physique est mathématique). Dans les années 1970, les physiciens, biologistes et psychologues ont confronté leurs analyses pour dépasser Descartes et Platon et restaurer l’être humain dans son unité corporelle et affective en harmonie avec le monde qui l’entoure382. Je songe aussi à un bel exemple de désaccord amical, entre Luc Ferry et André Comte- Sponville, deux philosophes qui ne dédaignent pas de rechercher si les écrits des Anciens, dont l’Écriture dite sainte fait partie, peuvent nous aider à définir les principes qui pourraient fonder une sagesse pour les hommes d’aujourd’hui, et de parler sur les ondes, y compris pour dire ce qu’il pensent de la pandémie, de ses effets économiques et sociologiques et des politiques mises en oeuvre pour la combattre. Il y a trois ou quatre ans, dans Comme un homme qui marche, tu as « avoué » une certaine préférence pour les réponses du matérialiste spinoziste qui admet la finitude et rejette la morale abstraite et arrogante, et tu disais déjà tout le mal que tu penses d’un transhumanisme prétendument moderne. Comte-Sponville en effet rappelle à Ferry ce que dit Satan : « Vous serez comme des dieux. » Il résume ainsi les enjeux de leur dialogue :

Pour Luc, l’essentiel, c'est l’homme : le monde tourne autour, comme dirait Kant, le monde n’est que ce que l’homme connaît ; pour moi, l’essentiel, ce serait plutôt le monde : l’homme est dedans, l’homme n'est qu’un des effets (certes singulier!) du monde. Luc est un philosophe de la « transcendance dans l'immanence », comme il dit, c'est-à-dire, au fond, de ce que Kant appelait le transcendantal. Je serais plutôt un philosophe de l'immanence, de ce que Spinoza appelait la nature ou la nécessité. Humanisme (mais non métaphysique) ou matérialisme (mais non dogmatisme383.

382 M. Espinoza, op. cit. (cf. supra, n. 263, 312), p. 3, 8, 10, 15, 19. R. Thom, Paraboles et catastrophes, Paris, Flammarion, 1983, p. 129. J.-L. Revardel, L’univers affectif, Paris, PUF, 2003, p. 165-171 et 411-415 : dans son introduction (p. 1- 5), il associe les noms de Thom, Monod, Laborit et Jacob et son maître, F. Veldman, créateur de l’haptonomie.

Le lecteur trouvera sans doute que ton intérêt pour les fragments éthiques est excessif et que tu es passé trop vite sur des pans entiers de ma polymathie, mais je comprends que tu ne voies rien de plus énigmatique et préoccupant que notre place dans le monde. Si l’atome, alors la gravitation ou l’énergie, la lumière et le son qui s’incurvent dans l’air et l’eau, chocs et résistance, effets de la matière sensible ou de cette matière noire encore mystérieuse, dont parlaient en février 2021 quelques savants sur Arte, et puis l’origine naturelle ou providentielle de la vie sur terre. Les écrits d’Isaac Newton portaient la trace de ces hésitations. Au cartésianisme (res extensa et plenum), Newton opposait dans les Scholia classica la philosophie naturelle des atomes et du vide. Mais il est significatif qu’il l’ait identifiée avec le mysticisme pythagoricien, qu’il ait consulté des livres d’alchimie et pris ses distances avec les libres penseurs en multipliant « les professions de foi » providentialistes384.

Je t’approuve de ne point « convoquer » les auteurs qui ont accompagné ton écriture, comme le dit trop souvent le jargon de la critique littéraire. Tu les rencontres par hasard, tu vas à leur rencontre385, tu les héberges pour quelques instants, parce que tu es surpris de trouver dans les livres d’Erri de Luca, Kundera ou Borges des coïncidences inattendues avec mes pensées. Le rire et la mélancolie bien sûr, mais aussi des réflexions sur le temps qui passe (la mémoire et l’oubli), l’âme et le corps qui ne devraient pas perdre leur temps à se quereller, les rapports entre l’homme et l’univers, les mots et les choses, les âges de la vie tels que les oppose Baltasar Gracián, la jeunesse qui est l’âge lyrique selon Milan Kundera et la vieillesse, l’âge des bilans impossibles et de la désillusion. Par exemple, quand je m’interrogeais sur le sens du mot automaton et l’énigme des énigmes, hasard et nécessité, j’aurais pu tirer parti une fois encore du roman de Kundera, L’immortalité qui contient une théorie du hasard inséparable de ses réflexions sur l’art du roman et de son écriture romanesque. Kundera s’en prend à la Poétique d’Aristote qui voudrait soumettre toutes les productions littéraires à la logique implacable des bonnes tragédies (reflet de la nécessité) et au critère de la vraisemblance, au lieu de parler de tout ce qui arrive et de multiplier les détails particuliers :

Aristote n’aime pas les épisodes. De tous les événements, selon lui, les pires (du point de vue de la poésie) sont les événements épisodiques. N’étant pas une conséquence nécessaire de ce qui le précède et ne produisant aucun effet, l’épisode se trouve en dehors de l’enchaînement causal qu’est une  […]. La vie est aussi pleine d'épisodes qu'un matelas l'est de crins, mais le poète (selon Aristote) n'est pas un matelassier et il doit écarter de son récit tous les rembourrages, bien que la vie réelle ne soit, peut-être, composée que de tels rembopurrages386.

383 G. Lachenaud, Comme un arbre qui marche, Nantes, Éditions Amalthée, 2018, p. 77. Les pages 64 à 80 de ce livre partiellement autobiographique ne sont pas sans rapport avec cet essai. André Comte-Sponville et Luc Ferry (La sagesse des modernes. Dix questions pour notre temps, Paris, Robert Laffont, 1998).

384 Voir P. Casini, « Newton, Diderot et la vulgate de l’atomisme », Dix-Huitième Siècle 24, 1992, p. 29-37 (Le matérialisme des Lumières). Sur le matérialisme vitaliste de Diderot, voir aussi C. Larrère, « Diderot et l’atomisme », in L’atomisme aux XVIIe et XVIII e siècles, dir. J. Salem, Éditions de la Sorbonne, Paris, 1999, p. 151-165 ([en ligne] 2021, http://books.openedition.org/psorbonne/15458. Le rêve de D’Alembert devait avoir pour titre Le rêve de Démocrite.

385 Voir le verbe ἐντυγχάνω dans le sens de « converser avec » (Plat., Phéd. 61c) « rencontrer un livre » et le « lire » (Plat., Banq. 177b ; Plut., Rom. 12).  

  Ton écrit est bien un écrit de circonstance, depuis que la pandémie vous a revêtus d’un masque alors que le visage et les mimiques permettaient de se reconnaître plus vite et d’entrevoir ce que nous pensons et ressentons. Parce que tu étais contraint à remplacer plus souvent le contact avec le grenu des livres par la communication numérique, tu as dû te contenter parfois de quelques phrases ou d’un chapitre isolé, alors que tu avais pour principe de marquer ton respect pour les auteurs en lisant les livres d’un bout à l’autre. Mais ils ne perdent rien pour attendre des temps plus propices, j’en suis convaincu parce que je connais ta boulimie. En tout cas, les vieux gamins chapardeurs que nous sommes avouent leurs larcins, et le hasard des lectures fait bien les choses. Le meilleur hommage que tu pouvais m’adresser, ce n’était pas de me statufier, mais de me parodier en piétinant certains codes de la production érudite, en particulier l’injonction d’éviter les allusions à l’actualité, l’expression des convictions personnelles et les confidences, mêmes distanciées.

386 Arist., Poét. 9-10. KUNDERA 1993, p. 445-446 (éd. Folio de 1993). Th. Parent, « Le hasard à l’oeuvre chez Milan Kundera », Études françaises 41-2, 2005, p. 117-134 (Les Presses de l’Université de Montréal), cite Valéry, Cahiers, t. 1, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1973, p. 526 : « La cause est donc une réponse ; elle n’est pas ce qui fait le phénomène. » KUNDERA 1995.

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BIBLIOGRAPHIE

* Pour d’autres oeuvres ou auteurs voir la Collection des Universités de France

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WIELAND (Ch. M.) : Geschichte der Abderiten (1774).   

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TABLE DES MATIÈRES

I. Un homme en ces lieux Qui va là ?, Abdère, un mauvais lieu ?, Ma descente aux Enfers, Orphée, Lycurgue, Héraclès et le roi thrace Diomède, Suis-je un mauvais bougre ?, De quoi avais-je l’air ?

II. J’ai rencontré un sophiste. Dialogue de deux ombres La conversation s’engage, Interlude, La discussion reprend
III. Épilogue : lire les textes fragmentaia res Questions de méthode, Tradition, réception, interprétation, Le texte perdu, Dialogue des mort  et archégète du matérialisme, suscite de vives controverses, j’en analyse les enjeux et je démontre que, bien loin d’être marginal et excentrique, il s’insère dans l’histoire de la paideia hellénique. Bien que la renommée d’Épicure et le poème fulgurant de Lucrèce aient fait pâlir son étoile, son rire est devenu un emblème de l’esprit critique des humanistes, et je tiens compte de sa présence dans les littératures modernes. Ses réponses originales aux grandes énigmes, l’homme et sa place dans le monde, sa grandeur et sa misère, ne pouvaient me laisser indifférent. Pour en parler, j’ai choisi de donner à cet écrit de circonstance une tonalité changeante, de la discussion érudite à quelques envolées où je laisse parler mon imaginaire, l’humeur des jours et mes convictions.

GUY LACHENAUD, ancien élève de l’ENS Ulm et professeur d’Université à Nanterre et Nantes, a étudié les historiens anciens et leur conception de l’histoire. Il a édité aux Belles Lettres, Les opinions des philosophes un recueil attribué à Plutarque, des livres de Cassius Dion consacrés à la fin de la République romaine, Caligula et Claude (avec Marianne Coudry), les scholies anciennes à Apollonios de Rhodes et les fragments de Timée de Tauromenion. Il a aussi publié Les routes de la voix. L’Antiquité grecque et le mystère de la voix.

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