La divine Samos m'a vu grandir

Chapitre 2: La divine Samos m'a vu grandir

  

LA DIVINE SAMOS M'A VU GRANDIR

 La vraie raison de notre départ en exil.— Je découvre Samos. — Comment je suis devenu un homme de mots.

La vraie raison de notre départ en exil 

           Non, ce n’est pas moi qui ai chassé le tyran Lygdamis d’Halicarnasse, mais je n’accepte pas que des « savants » soucieux d’originalité jettent la suspicion sur l’hostilité de notre famille à la tyrannie et suggèrent qu’elle lui était peut-être apparentée. Tout simplement, je n’étais pas assez fin politique pour prendre la tête d’une hétairie où j’aurais regroupé les notables hostiles à sa politique autoritaire et démagogique, je n’avais aucune raison personnelle et inavouable de lui en vouloir. Je ne faisais pas partie de la troupe de ses mignons et je n’étais pas assez fou pour prendre un glaive et devenir un tyrannoctone. Avec d’autres, nous avons fui les porteurs de massue du rejeton indigne de la famille d’Artémise. J’ai appris qu’un de mes successeurs, Douris de Samos, dont la réputation littéraire ne fut pas mince, bien que vous ne connaissiez que quelques bribes de son œuvre, me revendique pour son île, et qu’un Anglo-Saxon (honni soit qui mal y pense), sans doute amateur de romans à énigmes ou tout simplement savant facétieux, se demande si l’on ne pourrait pas tirer parti d’une inscription aussi ancienne que moi qui mentionne un Pigrès, fils de Lyxès (le nom de mon père), et faire de moi un petit neveu d’Artémise, sous prétexte qu’elle avait un frère nommé Pigrès. Dès lors, l’exil serait la conséquence de nos bonnes relations avec Lygdamis !

            Mon père serra sa ceinture, secoua la poussière de ses sandales, comme s’il voulait ne rien emporter d’une patrie déchue, et donna le signal du départ, en soulignant qu’il résultait d’un choix volontaire et qu’il n’impliquait aucune déchéance. Je crois que Samos avait été choisie parce que ma mère était d’origine samienne, mais mes parents ne m’ont guère fait de confidences sur ce point. Il nous invitait à méditer l’exemple de Solon qui avait refusé d’être tyran et n’avait pas hésité à sacrifier les avantages dont il jouissait pour ne pas se déjuger, et celui du père d’Hésiode qui avait fui la pauvreté de Kymé en Éolide dans l’espoir de trouver une terre plus accueillante où il pourrait creuser son sillon et assurer l’avenir de sa famille (il ne pouvait prévoir la querelle qui l’opposerait à son frère Persès). J’ai retenu les leçons de ce discours de consolation qui préfigurait celui qu’un dénommé Philiskos administre comme une médecine au pauvre Cicéron, si l’on en croit Dion Cassius dans son livre 38, ou encore ceux du précepteur de Néron, le Romain Sénèque qui développe dans ses Consolations d’excellentes raisons philosophiques auxquelles nous ne songeons pas assez. Nous sommes tous frères d’une même mère, nous vivons sous le même ciel et nous devrions nous considérer, en dépit de nos différences, comme les citoyens d’une métropole unique. Ces idées, vous pouvez les retrouver aussi dans l’admirable préface de la Bibliothèque historique de Diodore. Si vous souffrez de voir que les peuples se déchirent au nom de leur(s) dieu(x), au moment même où la majorité des citoyens ne les honore plus et surtout se comporte comme s’ils n’existaient pas, comme si les enseignements de la religion n’avaient plus aucun sens, au lieu de s’aider mutuellement, si vous êtes tentés de croire à un conflit des civilisations où les archanges de la liberté et les bons apôtres de l’axe du bien affrontent les démons de l’obscurantisme et du mal, relisez Diodore, Sénèque, Montaigne et Voltaire, écoutez tous ceux qui s’obstinent à parler de tolérance et ne reprochent pas aux autres les erreurs et les fautes qu’ils commettent eux-mêmes.

           Mais, je le reconnais, la teneur de nos pensées était un peu différente et nous nous disions que partout où l’oikoumené est peuplée de gens qui parlent notre belle langue, invoquent les mêmes dieux et tentent de vivre sous un régime de liberté qui garantisse l’égalité des droits, nous pourrions trouver une patrie, à défaut de pouvoir demeurer enracinés dans notre « matrie ». À Samos, oubliant le tyran qui nous avait chassés, nous avons vécu tranquilles sans nous laisser aller à de vaines lamentations.

Je découvre Samos

           Notre esquif parvint donc jusqu’au môle construit par Eupalinos. Notre cité d’adoption, autrefois habitée par des Pélasges, des Cariens et des Lélèges, puis par des fugitifs venus d’Épidaure, a reçu des qualificatifs qui célèbrent la beauté de ses prairies et de ses forêts : l’Île fleurie, l’Île aux chênes, l’Île des Pins, l’Île des cyprès. La montagne Kerketos est bien plus élevée que les montagnes de l’Attique. Nous découvrîmes les murailles de Samos dont le site ressemble, paraît-il, à une poêle à frire, ce qui lui a valu le nom moderne de Tigani, jusqu’au jour où des spadassins qui avaient pris le pouvoir en Grèce, des colonels de sinistre mémoire, ont remplacé ce nom qu’ils jugeaient vulgaire par celui de Pythagorio. Il est vrai que ni Aristophane, ni les Tragiques n’ont trouvé grâce à leurs yeux. C’est Samos qui m’a élevé et éduqué, comme le dit le poète Simonide dont j’admire la sagacité et la malice, bien que je n’approuve pas sa vénalité courtisane. Ce fut le premier de mes voyages, et Samos a favorisé ma prise de conscience politique, au point que l’on pourrait me considérer comme Samien. Depuis la bataille de Mycale, elle faisait partie de la confédération athénienne dont le trésor était encore déposé dans l’île de Délos, mais elle était dispensée du paiement du tribut à condition de demeurer loyale. Elle s’est ensuite rebellée contre Athènes et Périclès dut réprimer la révolte. Elle n’avait pas les moyens de résister à ses voisins plus puissants, Perses ou Grecs du continent, pas plus que les Ioniens d’Asie Mineure. Au moment où j’écris, Samos fait partie des alliés athéniens, mais je redoute que les conséquences de la guerre entre Athènes et Sparte ne lui portent tort.

          Samos m’a permis de découvrir une cité bien plus brillante qu’Halicarnasse. Je garde un souvenir ébloui des réalisations des artistes, orfèvres ou sculpteurs, des ingénieurs et des architectes samiens, parce qu’ils ne se préoccupaient pas seulement de la beauté des monuments, mais aussi de l’utilité de leurs constructions, notamment en ce qui concerne l’irrigation et le réseau d’adduction d’eau.  Dans mes Enquêtes, les histoires samiennes tiennent une grande place, parce qu’il était nécessaire d’apprécier sereinement la part de l’ombre et celle de la lumière, et parce que la présence obsédante de Polycrate risquait de faire oublier l’ancienneté des sentiments démocratiques des Samiens et la complexité de leurs relations avec le monde grec, qu’il s’agisse de Corinthe ou d’Athènes. Le tyran, un des premiers thalassocrates de l’histoire universelle, a obstrué la scène et rejeté dans l’ombre les noms des ciseleurs et des orfèvres, comme le note Lawrence Durrell dans ses Îles grecques. Notre famille a pu s’implanter dans la plaine de la côte Sud où coule l’Imbrasos. On y gardait le souvenir de l’implantation des Pélasges qui avaient fondé le culte de ma divinité protectrice, Héra, et d’une colonie carienne. Notre maison se trouvait à proximité de l’Héraion en face du cap Mycale. Sur la place du village, garçons et filles, émoustillés par quelques petits gobelets avalés à la dérobade, se lançaient dans la plus belle des danses populaires du monde grec dont le rythme majestueux assurait la maîtrise du geste en dépit de l’ivresse. Un jour, un vieillard, en qui je croyais reconnaître les traits du vieillard de la mer, m’invita sur son bateau. Par un tour de passe-passe, il avait glissé son anneau dans le ventre d’une belle truite de mer qu’il avait pêchée, avant de l’ouvrir et de me raconter l’histoire de l’anneau d’or au chaton d’émeraude de Polycrate qui n’avait pas réussi à se débarrasser du symbole de sa richesse. J’ai l’impression qu’il ne prenait pas très au sérieux cette histoire édifiante et qu’il voulait surtout en profiter pour m’apprendre à me méfier de la richesse et souligner que les excès commis par ce corsaire impénitent ne devaient pas faire oublier sa politique de grands travaux, ni justifier la cruauté du satrape Oroitès qui l’avait fait écorcher vif. Toujours soucieux de me placer sous la protection d’Héra et de m’inculquer le respect des valeurs conjugales que je n’ai jamais eu l’occasion de pratiquer, puisque je n’ai jamais eu d’épouse, mes parents voulaient m’associer au culte de la céleste matrone, notamment au rite annuel du bain sacré qui permettait à Héra de renouveler sa virginité, et me faire balayer les degrés du temple, comme Ion dans une pièce d’Euripide. Mais, pour ma part, je préférais rêvasser à l’ombre des 123 colonnes, admirer le long des voies processionnelles les offrandes venues d’Égypte, de Chypre, d’Ionie ou de Grèce et me promener avec mes camarades sur la digue du port ou dans le tunnel qui conduisait l’eau de la source Hagiade vers la ville et que construisit Eupalinos de Mégare, le fils de Naustrophos, « celui qui fait tourner le navire. » Grâce à un gamin qui avait subtilisé la clef de l’entrée du tunnel construit par Eupalinos, j’ai pu faire quelques pas dans le tunnel en faisant du bruit pour effaroucher les chauves-souris et les serpents. J’ai pu lire le graffito gribouillé à la peinture rouge par un esclave lesbien : « Ici, j’ai creusé la pierre avec les instruments de torture que m’imposait le père de Polycrate, Aiakès. » Quand vous admirez ce que vous appelez des ouvrages d’art, je vous prie d’honorer le souvenir de ceux qui les ont conçus et de songer aux épreuves de ceux qui les ont construits. Lorsque le tunnel sous la Manche n’était qu’un projet, avant de devenir l’Eurotunnel traversé par l’Eurostar, il était placé sous le patronage d’Eupalinos.

           Je suivais l’enseignement de mon pédagogue qui me satisfaisait pleinement et sans lequel je ne serais pas devenu un amateur de logos oral ou écrit. J’ai appris à lire en déchiffrant sur les offrandes les inscriptions, dont je reproduisais maladroitement les caractères gravés sur la pierre, et ce sont des cailloux disposés sur le sable qui m’ont appris l’essentiel de la science mathématique, les chiffres, les figures et les proportions. Sur la krépis de l’Artémision, à l’extérieur des murs, j’ai pu raviver le souvenir que j’avais gardé d’Artémise, l’enrichir du récit de ses exploits à Salamine, et recueillir les témoignages de sa perspicacité. Chaque pas était pour ceux qui m’accompagnaient l’occasion de faire ressurgir le passé et les hommes qui s’étaient illustrés : sur un sentier muletier, je pouvais voir le cap Mycale où les Grecs remportèrent une victoire navale à la fin de la Grande Guerre contre Xerxès ; près du grand autel de Rhoikos, je me suis étonné de la présence d’une offrande en forme de bateau qui commémorait le voyage du Samien Colaios qui voulait gagner l’Égypte pour faire du commerce ou pêcher des éponges et le murex, mais que le vent d’Est avait détourné au delà des colonnes d’Hercule jusqu’à Tartessos (IV, 152). Dans le Livre des Rois, cette colonie phénicienne, située dans la région de Gadès (Cadix) s’appelle Tarsis. Le roi Salomon allait y chercher des métaux précieux ou l’ivoire, mais aussi des paons et des singes.

Comment je suis devenu un homme de mots

           À Samos, j’étais à la recherche de ce que j’étais et j’aurais voulu être architecte ou sculpteur. Si je n’étais pas un « homme de mots », qui voudrait être un « maître de la parole », un logios, j’aurais aimé me taire et me contenter d’agencer les lignes et les volumes pour exprimer ce que je ressentais et me construire en édifiant.  J’aurais substitué aux chimères et aux gorgones qui hantent mes rêveries la simplicité d’une colonne habilement contournée et l’épure devenue visible d’un petit temple. Quand j’admirais la silhouette d’une femme, d’une jeune fille ou d’un homme, au loin dans une prairie, ou tout près dans une ruelle, elle devenait pour moi l’équivalent d’une colonne. Dans cet ordre, les lignes sévères du chapiteau dorien, l’efflorescence de l’acanthe corinthienne et la ligne ondulatoire du chapiteau ionien. Paul Valéry, dans son Eupalinos, qui fut traduit par Rainer Maria Rilke, écrit : je m’avance dans ma propre édification… Ce temple délicat, nul ne le sait, est l’image mathématique d’une fille de Corinthe que j’ai heureusement aimée.  Que le poète séjourne dans l’Île des Bienheureux, dont je veux croire qu’elle accueille les poètes, ou qu’il repose dans son cimetière marin en rêvant de canoter paresseusement, comme l’un de vos aèdes prénommé Georgios qui voulait être enterré sur la plage de Sète pour connaître de petits bonheurs posthumes, il ne m’en voudra pas d’associer à son nom celui d’un poète dont la parole était celle d’un copain d’à bord et les échappées poétiques d’un technicien de l’architecture, le Romain Vitruve.

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