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L'or et l'orient

 

L'OR ET L'ORIENT

Dans le sillage de l’Argo, le vaisseau de Jason — Digression : l’âme et l’araignée — Et si Jason n’était qu’un chercheur d’or ? — Ce que j’ai choisi d’écrire à propos des Argonautes — J’arpente les routes d’Asie Mineure — Chez le roi Midas en Phrygie — Mes escapades dans les îles et sur les côtes de la Mer Égée — Homère, tel que je l’ai rêvé — Magnésie du Méandre et Sardes — Rhodes : du trident de Poséidon aux ébranlements de l’histoire — Deux figures chypriotes : Ariane et Dighenis — En route vers l’Oronte où l’Occident se heurte à l’Orient

C’est pourquoi je choisis d’être née en Colchide / D’où j’ai dû revenir sur le poing de Jason ! /Je suis en or. C’est moi, peut-être, la Toison !               (Edmond Rostand, Chantecler, scène 6)

            Comment les noms de ces cinquante-six héros sont-ils parvenus jusqu’à nous, et, argonautes de l’immortalité, ont-ils, voguant à travers les écueils des siècles, sur la mer du temps, abordé dans le port de l’avenir ? C’est qu’il y a deux mille ans, un poète, en soufflant dessus, a, dans le ciel de l’antiquité, où tant d’étoiles ont sombré comme des bâtiments de flamme, ravivé ces astres guerriers ! Suprême et majestueux pouvoir de la poésie, qui fait la lumière là où elle brûle, les ténèbres là où elle est éteinte, et qui, pareille aux dieux, parfume d’immortalité les têtes qui lui sont chères ! (Alexandre Dumas père, Isaac Laquedem, chap. 35).

          Feignons de suivre à rebours la route de l’envahisseur Xerxès, d’Ainos (Enez) jusqu’à la région du Mont Pangée, Eion et Ennea Hodoi (de mon temps Amphipolis), à proximité du golfe du Strymon. Égrenons les noms anciens et nouveaux des villes et des rivières qu’il traversa, comme si nous voulions défaire symboliquement les maillons de la chaîne qu’il voulait passer au cou des Grecs : Abdère, qui fut fondée par des colons de Téos chassés par le sinistre Harpage et qui ne résonne plus du rire de Démocrite, Néapolis, le fleuve Hébros (Evros) que les Bulgares appellent Maritza et les Turcs Meriç. J’apprends que cette rivière délimite aujourd’hui la Grèce et la Turquie d’Europe et je suis bien placé pour comprendre qu’en 2005, vous vous interrogiez sur l’élargissement de l’Europe à la Turquie. Et puis Doriskos, le pays des Cicones du divin aède, les lagunes des rivières Lisos et Kompsatos. Dans mes Enquêtes, je cite la ville de Megakreon où Xerxès, après sa défaite, se dit qu’il pouvait souffler un peu et interrompre quelques instants sa fuite haletante en dénouant sa ceinture.

            Si le lecteur préfère d’autres références, il pourra se dire que mes pérégrinations furent aussi celles de deux marchands de tabac, une herbe étrange venue d’ailleurs que l’on accuse aujourd’hui de tous les maux, un Turc, Kéraban le Têtu, une grande gueule, et un brave Hollandais inséparable de son brûle-gueule, Van Mitten. Jules Verne raconte que Kéraban, pour accueillir Van Mitten en sa villa de Scutari (Chrysopolis), préféra faire le tour de la Mer Noire plutôt que de payer le droit de péage institué par la Sublime Porte pour ceux qui voulaient traverser le Bosphore.

Dans le sillage de l’Argo, le vaisseau de Jason 

          Au septentrion de mes voyages, quand je remontais le cours de Borée, je songeais à Apollon qui revêtit pour un temps la livrée d’un serviteur chez le Thessalien Admète, à Héraclès aux pieds d’Omphale, à Orphée qui fut victime de la folie meurtrière des Ménades Thraces, à la procession irrésistible de Dionysos et au voyage des Argonautes. Mais je n’ai pas l’intention de rivaliser avec les poètes et de te faire déguster un salmigondis de figures mythiques et allégoriques. Je n’ai pas rencontré les Atlantes que certains situent au nord de la Chersonnèse Taurique, votre Crimée, je n’ai pas réussi à me persuader que ce cap à trois têtes, c’était Cerbère, le molosse qui garde la porte des Enfers. Je ne sais si Orphée voulait faire revenir l’âme de Phixos des contrées lointaines où il était mort. Il n’est pas surprenant, il est vrai, que les hommes admettent difficilement que l’union de l’âme et du corps puisse prendre fin. C’est pourquoi le langage mystérieux des poètes fait parfois allusion à des doctrines réservées aux initiés. Ces mystes nous parlent du mal du retour, nostalgie qui pousse à vouloir revenir dans les lieux où l’on est né, désir de retrouver une vie antérieure, ne fût-ce que sur le mode du souvenir, ou encore recherche des rites de purification qui feront de nous de vrais fils du Ciel. Je t’invite à lire le premier chapitre de La cité antique de Fustel de Coulanges. Il faut que la sépulture soit conforme à l’usage, et l’âme errante de Phrixos aspire à rejoindre le sol de sa patrie où elle voudrait séjourner, au même endroit que les tuniques de chair qui l’abritaient. Je doute que mon père disparu soit dans le même état d’esprit. Il doit se satisfaire d’être devenu un récif corallien quelque part dans le grand bleu. Et moi-même, s’il est vrai que, par curiosité, j’ai cherché à en savoir davantage sur les mystères de Samothrace ou d’Éleusis, ou encore sur ceux d’Isis et d’Osiris, n’allez pas imaginer que je me sois vraiment initié.

Digression : l’âme et l’araignée 

          En effet, je n’ignore pas que, pour certains amis de la sagesse, la séparation de l’âme et du corps est irrémédiable, et que la psyché n’est qu’un souffle qui rafraîchit notre chair ou lui communique les étincelles du feu divin (il faut avoir l’âme barbare pour juger la contradiction incompréhensible), tant que l’âme réside au milieu du corps comme l’araignée au milieu de sa toile. Je n’ai pas besoin de lire de savants travaux dans toutes les langues du monde pour me souvenir d’Héraclite. De même que l’araignée, se tenant au milieu de sa toile, perçoit aussitôt qu’une mouche a brisé l’un de ses fils, et ainsi court rapidement à cet endroit comme si elle souffrait de la rupture du fil, de même l’âme de l’homme, une partie du corps étant blessée, se rend en hâte à cet endroit, comme incapable de supporter la blessure du corps auquel elle est liée solidement et dans chaque partie.

      Dans les Mouches de Jean-Paul Sartre (Acte I, scène 2), Oreste, sans famille et sans patrie, ironise amèrement sur la liberté qu’il doit aussi à l’enseignement de son pédagogue, la liberté des « fils que le vent arrache à la toile d’araignée. » Il va se lester d’un fardeau bien lourd en accomplissant l’acte qui scelle sa destinée. Plus proche d’Héraclite, Mallarmé écrit dans une lettre à Aubanel datée du 28 juillet 1866 : J’ai voulu te dire simplement que je venais de jeter le plan de mon Oeuvre entier, après avoir trouvé la clef de moi-même, clef de voûte, ou centre, si tu veux, pour ne pas nous brouiller de métaphores, centre de moi-même où je me tiens comme une araignée sacrée, sur les principaux fils de mon esprit, et à l’aide desquels je tisserai aux points de rencontre de merveilleuses dentelles, que je devine, et qui existent déjà dans le sein de la Beauté.

Et si Jason n’était qu’un chercheur d’or ? 

          Je connais des géographes un peu étranges qui pratiquent le  voyage littéraire sans prendre en compte la part  de l’imaginaire, « dans le sillage d’Ulysse », comme dit Victor Bérard, et des amateurs d’hypothèses farfelues qui prétendent déterminer les étapes de l’errance et dresser, à l’aide des repères que les navigateurs et les lecteurs de portulans et de périples connaissent, la carte des espaces connus et des zones blanches de l’invisible, comme sur les globes de Coronelli offerts à Louis XIV, ou sur le ballon de baudruche qui sert de hochet au Dictateur incarné par Charlie Chaplin. Je suis porté à croire que les belles légendes dont les énigmes, à travers les siècles, susciteront l’imagination des faux savants et les rêveries des gens trop crédules, dérivent du souvenir obscurci des migrations des Pélasges et des Achéens de Mycènes. Mycènes, « riche en or », devait-elle sa richesse à une ruée vers l’or et à l’habileté des Colchidiens ? De pauvres chercheurs d’or qui, si l’on en croit Strabon, utilisent des toisons pour recueillir le précieux métal, mais aussi d’habiles forgerons. Comme le Phénix qui renaît de ses cendres, c’est une histoire aussi vieille que le monde. Les gens de notre génération savent bien les liens entre les familles de Miltiade, Cimon, Thucydide et la Thrace, et les mauvaises langues disent que Thucydide, le fils d’Oloros, possède des mines d’or en Thrace. Encore des bâtards et des mixhellènes dont la présence dans nos généalogies imaginaires ou réelles aurait dû inciter à plus de prudence le législateur athénien qui s’est avisé de réserver la citoyenneté athénienne à ceux dont les deux parents sont athéniens. En tout cas, le voyage de Jason et de ses cinquante rameurs a précédé la période de la guerre de Troie et le voyage d’Ulysse, et je vois dans le rapt de Médée la deuxième offense commise par les Grecs envers des Barbares. Mais je n’interdis à personne de préférer une belle histoire de coup de foudre où Héra et Aphrodite agissent pour une fois de conserve.

          Sur les bords de la mer Inhospitalière qu’ils imaginaient aussi illimitée que l’Océan, d’Istros à Dioscurias, les Grecs ont établi des comptoirs avant de répartir les terres entre colons. J’ai visité la « prospère » Olbia où les Grecs avaient établi un marché trois ou quatre générations avant moi, comme à Chersonnèse et Panticapée. Une baie profonde où se jettent l’Hypanis et le Borysthène, auquel j’aurais dû reconnaître la même importance qu’au Danube et au Nil si je m’étais davantage méfié des représentations grecques, permet aux vaisseaux de charge qui transportent le blé des grandes plaines et les amphores venues des cités grecques d’Asie de mouiller en toute sécurité, à condition de ne pas s’empêtrer dans les roselières. Je suis entré par la grande porte de la cité avant de parcourir la ville haute et de parvenir jusqu’à la place centrale où se trouvent un autel et des temples consacrés à Zeus et à Apollon. Les habitants m’ont montré une tête d’Erôs et des vases en verre dont j’ai admiré la transparence et la délicatesse. J’ai pu lire sur une stèle : « Toi qui passes, respecte cet humble tumulus. Ici repose Phéraulas qui ne connut d’autre gloire que de pétrir le pain des riches et des pauvres. » Haro donc sur les pirates qui troubleront la paix des morts pour faire commerce des bijoux et des objets que le temps rendra précieux ! Je partage l’inquiétude de ceux qui aujourd’hui veulent protéger les traces laissées par ceux qui ont vécu à Olbia, celle-ci ou une autre, protégée par un misérable grillage rouillé, sur les grèves de l’Almanarre et du golfe de Giens, et supplient les gouvernements de leur en donner les moyens.

Ce que j’ai choisi d’écrire à propos des Argonautes

        Des voyages de Jason je ne retiendrai que les épisodes qui m’intriguent. Les habitants d’Anatolie gardent le souvenir d’un bélier qui avait bon dos et devint constellation quand Phrixos l’eut sacrifié à Zeus. Au village de Shereflikoçhisar en Anatolie, les voyageurs pourront boire le thé ou le raki dans un estaminet qui porte l’enseigne du « Bélier valeureux ». Je relève par ailleurs que Zeus-Ammon, dont l’oracle réside dans l’oasis libyenne de Siwah, doit peut-être ses cornes de bélier à l’influence égyptienne. En effet, le vieux dieu libyen n’avait pas d’autre apparence, s’il faut vraiment se le représenter, que celle d’une tête humaine avec deux plumes ! C’est sous Teharqou, un roi éthiopien devenu pharaon, que l’oracle fut fondé. Mais revenons à notre bélier. Sa naissance mérite un petit récit : une fois de plus, un dieu, Poséidon, enlève une jeune fille, aussi belle qu’une Immortelle (tel est son nom), Théophané, la fille du roi Bisaltès. Mais il y avait d’autres prétendants qui partirent à sa recherche, peut-être à Chypre. Pour les tromper, Poséidon prit l’allure d’un bélier et transforma Théophané en brebis. Les prétendants décimèrent le troupeau pour se nourrir et Poséidon fit d’eux des loups, ce que les circonstances justifiaient pleinement. Mais ils ne purent empêcher l’union de Poséidon-bélier et de Théophané-brebis et de cette union naquit le bélier à toison d’or.

          Si tu veux te persuader que je suis allé en Colchide, il te suffit de lire ce que j’ai observé et les conjectures que j’en ai tirées (II, 104-105) : les habitants ont la peau noire et les cheveux frisés ou crépus. J’ai interprété cet indice comme la preuve d’une origine égyptienne, avant d’apprendre en Égypte qu’ils descendaient des soldats de Sésostris. Les peuples grecs ne risquent pas d’être réfutés quand ils revendiquent l’honneur d’avoir participé, sous la protection d’Hermès, le dieu de tous les échanges (bétail, denrées et paroles), à l’expédition des Argonautes vers la Colchide. Il est en effet plus facile de revendiquer pour ses ancêtres un titre de gloire bien lointain que de prouver que l’on a choisi la bonne cause, celle des Grecs qui luttaient pour leur liberté, avant Salamine ou Platées.

         Toutes les précautions avaient été prises par Héraclès qui commandait l’équipage. Cette nef des héros abritait des lutteurs redoutables, Héraclès et les Dioscures par exemple, mais aussi des charpentiers de marine, des guetteurs aux yeux de lynx comme Lyncée qui était capable de voir les choses sous terre, par exemple les métaux précieux, peut-être parce qu’il s’était muni d’une lampe comme le dit, dans ses Histoires incroyables, Palaiphatos qui ne respecte rien, le devin Mopsos et le poète inspiré Orphée. Quant à Atalante, sa participation à l’expédition est sujette à controverse, puisque les femmes ne sont généralement pas admises aux côtés de nos fiers Nemrods.  Elle était pourtant « l’orgueil des forêts d’Arcadie », en raison du rôle décisif qui avait été le sien lors de la chasse du sanglier de Calydon. Comme Artémis, la maîtresse des bêtes sauvages, elle fuyait à toutes jambes pour échapper aux hommes, jusqu’au jour où Hippomènès réussit à s’emparer d’elle en laissant tomber à terre trois pommes d’or pour arrêter sa course. Chose curieuse, Atalante était la fille du roi de Scyros où Achille allait chercher une femme ou des femmes. Tout récemment, c’est à Scyros que Cimon a retrouvé les ossements de Thésée avant de les rapporter à Athènes. Je me demande quelles furent les réactions d’Atalante quand les Argonautes vinrent mouiller dans une île qui n’était peuplée que de femmes et acceptèrent de féconder ces belles indigènes.

        Avant de déboucher dans le Pont Euxin, qui ne méritait pas encore son nom de « mer hospitalière », les péripéties furent nombreuses, dès que le navire eut quitté les plages et les grèves du golfe de Iolcos dominées par le sommet neigeux du Pélion où le jeune Jason avait été à l’école du centaure Chiron. À Lemnos, les femmes étaient disponibles puisqu’elles avaient tué leurs maris, sans avoir les mêmes excuses que les Danaïdes. En effet, leur histoire ne dit pas qu’elles avaient été victimes d’un mariage forcé, c’est-à-dire d’un rapt suivi d’un viol. Elles voulaient tout simplement se venger de leurs époux qui leur préféraient de belles captives. Ils avaient de bonnes raisons de le faire. La déesse de l’Amour, en effet, avait infligé à leurs épouses un parfum méphitique parce qu’elles négligeaient son culte et faisaient la grève de l’amour. Pourtant, l’équipage de l’Argo s’attarda à Lemnos pendant un an. Une femme dans chaque port pour goûter le repos du guerrier. Faut-il en déduire que les Lemniennes n’étaient pas encore affligées de cette mauvaise odeur ou qu’elles avaient réussi à s’en débarrasser ? Avant de quitter ses compagnons pour se mettre en quête de l’éphèbe Hylas, qui avait conquis son cœur, et dont le destin fut analogue à celui de Narcisse, Héraclès vint à bout des Géants Dix-Bras dont il fit un tas monstrueux sur les grèves de l’île de l’Ours. Il fallut ensuite vaincre le roi des Bébryces qui défiait à la lutte tous les visiteurs, ce qui est tout de même plus courageux que l’attitude de Minos ou de Busiris qui sacrifiaient des étrangers, et chasser les Harpyes qui tourmentaient le vieux Phinée, en faisant souffler un grand vent grâce aux fils de Borée, Zéthès et Calaïs qui faisaient partie de l’expédition. Il était devenu aveugle et devin comme Tirésias parce qu’il avait tué ses fils. Celui que Bouché-Leclercq appelle le « portier du Pont-Euxin » dans sa monumentale Histoire de la divination dans l’Antiquité, vieux roi prophète de Salmydessos, fut-il frappé de cécité pour la raison que j’ai dite ? Fut-il puni parce qu’il avait abusé du pouvoir conféré par Apollon et révélé sans ambages les secrets de l’avenir, ou encore parce qu’il avait sauvé les fils de Phrixos ? Je ne sais. Désormais, parce qu’il porte la lumière en lui comme un photophore, il n’a plus besoin de regarder au dehors.

          Les Argonautes ne se risquèrent pas à tenter de libérer Prométhée dont ils entendaient pourtant les cris de douleur et les protestations éloquentes. Ils arrivèrent enfin à l’embouchure du Phase qui est l’une des frontières qui délimitent l’Asie et l’Europe (aujourd’hui le Rhioni) et remontent son cours jusqu’à la ville d’Aiétès, Aia-Koutaïssi, dont le nom moderne vient peut-être du mot kva qui signifie « pierre ». Chaque fois que tu rencontreras, comme cela m’est arrivé, dans les sous-bois ou à proximité des poulaillers, un faisan doré qui se laisse approcher parce qu’il est bien élevé, songe au Phase auquel il doit son nom et aux Argonautes qui rêvaient de l’Orient. Tu comprendras pourquoi Philippe le Bon, duc de Bourgogne, organisa, le 17 février 1454,  un banquet carnavalesque dont les intermèdes, comme autant d’entremets, étaient empruntés à la mythologie, au moment même où il fondait l’Ordre de la Toison d’Or et tentait de faire survivre les valeurs chevaleresques, dont le faisan, comme l’oiseau d’Héra, est en somme la mascotte.  Sous le portique monumental d’Aia, quatre sources intarissables font couler le lait, le vin, l’essence de rose et une eau médicinale. L’abeille caucasienne est particulièrement résistante et prolifique et les Colchidiens savent que le miel permet de conserver la viande dans des amphores. Ce pays est aussi celui du lierre de Dionysos, et j’ai tendance à croire que c’est dans cette région que Dionysos apprit aux hommes l’art de tailler patiemment la lambrusque pour en faire une vigne porteuse de grappes.

          Quand je lis les poèmes qui nous parlent du retour des héros (nostoi), Ulysse ou Agamemnon, il m’arrive de me demander s’ils voulaient vraiment rentrer, ou s’ils ont eu raison de vouloir rentrer, comme si rien n’avait changé dans leur pays au cours de ces dix ans. Le cas des Argonautes est un peu particulier. Si nous sommes au clair en ce qui concerne les étapes du voyage aller, nous perdons leurs traces après la conquête de la Toison. Tout bascule dans l’inconnu, comme s’ils ne recherchaient plus qu’un ailleurs. Tu sais que je ne crois guère à l’existence d’un fleuve Océan qui entoure la terre. Il se peut qu’ils aient suivi le cours du Phase, puis du Tanaïs-Don, jusqu’aux mers boréales, puis jusqu’aux colonnes d’Hercule, avant de débarquer sur la côte tyrrhénienne dans l’île de Circé, la tante de Médée, au pays des Phéaciens, Schéria ou Corcyre, et en Libye. Là-bas, pendant neuf jours, ils durent porter sur leur dos le navire Argo jusqu’au lac Tritonis, près du jardin des Hespérides, et il fallut que Triton leur désignât le fleuve qui les tirerait des sables des Syrtes. Pour vous, il s’agit de la Petite Syrte ou golfe de Gabès-Tacapès, du Chott el-Jerrid dont les étendues salées ne communiquent plus avec ce qui fut autrefois le pays des Lotophages, la Petite Syrte. Quand je parle d’un fleuve, je fais allusion à des changements climatiques qui vous semblent évidents depuis que vous avez découvert des peintures rupestres en plein désert. Mon temps en effet est en effet un peu plus proche des époques où l’Atlas était à la source d’un vaste réseau de cours d’eau vers le Nord et vers le Sud, dont on retrouve les vallées désormais desséchées dans le désert. Les savants d’aujourd’hui supposent que, dans mon texte, il faut remplacer le nom des Atlantes par celui des Atarantes qui proviendrait du mot adrar qui signifie « montagne ». Erreur bien vénielle de ma part, puisque Atlas est bien le nom d’une montagne, ou accident dans la transmission de mon écrit, parce qu’un Alexandrin a voulu faire le malin et préféré à un nom exotique un nom indigène qui sonnait comme du grec ? Du coup je ne sais plus ce que j’ai voulu écrire. En tout cas, il s’agit d’un peuple qui maudit le soleil et préfère ne pas donner de nom particulier à ses enfants, ou ne pas le prononcer, parce qu’il s’agirait d’une sorte de prise de possession.

           En Crète, les Argonautes durent venir à bout de Talos, le géant de bronze, qui d’un pas franchissait sept stades, comme s’il avait des bottes de sept lieues, et faisait le tour de l’île trois fois par jour pour la surveiller. Ils arrachèrent à sa cheville la cheville ou le clou qui obturait sa veine unique. Le bateau aurait sans doute résisté à l’épreuve du temps sous sa carapace de sel et de coquillages s’il avait continué à naviguer. Mais Jason, redevenu roi, en décida autrement, parce qu’il en avait assez des tempêtes. Plein de remords pour ses infidélités et tourmenté par le souvenir de ses enfants que Médée avait égorgés, il venait parfois se réfugier près de l’épave pourrissante. Il ne se doutait pas qu’au bout de son chemin, la proue de son navire, dont l’œil ne lui portait plus bonheur, se détacherait pour l’écraser. Je parle d’un œil parce qu’il est assez naturel que la proue d’un bateau porte cet ornement, mais, si j’en crois les spécialistes, on ne le trouve que rarement, sur une peinture de vase de l’ancienne Corinthe, ou sur un tesson du cimetière athénien du Céramique. Ailleurs, on trouve une espèce de boîte ou un cercle entourant une étoile comme sur les navires athéniens. J’imagine que cet ornement est comme un abrégé du ciel censé guider le marin. Apparemment, le navire de Jason, où les charpentiers avaient inséré une poutre qui provenait des chênes prophétiques de Dodone, avait perdu le pouvoir de l’avertir, ou avait décidé de se taire parce qu’il fallait que cela se terminât fort mal, pour reprendre une de mes formulations favorites. En tout cas, les dieux n’en voulaient pas à ce navire puisqu’ils firent de lui une constellation.

J’arpente les routes d’Asie Mineure

          À partir de la Colchide, j’ai longé la côte Nord de l’Asie. Comme Kéraban, le héros d’Alexandre Dumas Père, je faisais confiance aux indications de mon guide pour choisir les points de débarquement. Par exemple, il n’avait aucune envie de rendre visite aux Chalybes, de redoutables forgerons qui vivent dans l’intérieur des terres entre les colonies milésiennes de Trapézonte et Amisos. Les eaux du Pont-Euxin sont particulièrement poissonneuses, notamment dans les environs de Trapézonte-Trébizonde-Trabzon où j’ai assisté, avec un certain dégoût, à une parodie de bataille navale, la matanza, dont les victimes étaient des thons et les héros de misérables pêcheurs qui les avaient encerclés. Sinope exportait en effet du poisson en saumure, de petits thons, les pélamydes, qui naissent dans les marais de la Méotide, votre Mer d’Azov, et déferlent ensuite sur les côtes. Pour pêcher les anchois, qui font aussi les délices des Athéniens qui surveillent tous les jours leur prix sur les marchés, ils allument des torches de résine à la poupe de leurs barques, comme d’autres aujourd’hui utilisent des lamparos, par exemple dans le petit port d’Ormos Panaghias en Chalcidique. À l’embouchure de l’Halys, entre Amisos et Sinope, s’étendent de vastes marais salants qui donnent un sel d’une pureté remarquable. Vinrent ensuite les colonies mégariennes d’Héraclée du Pont et Chalcédoine, puis Cyzique, une autre colonie milésienne. Les côtes de Bithynie sont couronnées de forêts gigantesques et d’oliviers aussi vieux que les temples et de vignobles dont l’étendue surpasse ceux que je connaissais jusqu’alors.

         J’ai envie de célébrer la ville de Brousse qui s’appelle désormais Bursa. Bien après moi, ce fut la ville du roi Prusias dont l’histoire rejoint celle du Carthaginois Hannibal qui se réfugia auprès de lui en l’an 195, quand sonna l’heure d’une défaite irrémédiable. André Gide décrit ainsi la ville dans La marche turque Brousse aux épais jardins, rose de pureté, rosse indolente à l’ombre des platanes, se peut-il que je en t’ai point connue dans ma jeunesse ? … Lieu de repos, de clarté, d’équilibre. Azur sacré ; azur sans rides ; santé parfaite de l’esprit.

           Tout près de Brousse se trouve l’autre Olympe, le Kechich-Dagh, célébré par la Comtesse de Gasparin, une protestante vaudoise, dans son Voyage au Levant (1850),  quand elle nous parle de « la belle Asie, calme, idéale, fraîche, comme un nénuphar qui sort des fontaines ». C’est de cette montagne de Mysie ombragée par les orangers, les platanes et les clématites que descendit le sanglier monstrueux de l’histoire d’Adraste et de Crésus que je raconte dans mon premier livre (I, 35 et 41-45).

Chez le roi Midas 

             Coiffé de mon bonnet pour affronter les frimas, je poursuivis ma route vers l’intérieur, au travers des plateaux du Nord de l’Asie. J’avais sans doute une drôle de tête avec ma barbe hirsute. En tout cas, les gamins des villages de Troade blaguaient sur mon passage : « Le roi Midas a des oreilles d’âne ». Voilà encore un peuple qui veut se décerner un brevet d’ancienneté et faire oublier que les Phrygiens viennent d’Europe, que leur royaume et leur capitale Gordion ont été dévastés par les Cimmériens, qu’Homère situe près de la porte des Enfers, et conquis par les Lydiens, avant de passer sous la domination des Perses. Phrygiens, Cimmériens et Lydiens, il faut que je m’explique. Dans mon Enquête, j’ai nettement signalé que les Scythes ont envahi l’Asie Mineure et établi leur domination, et vous vous demandez si les Cimmériens venus des côtes nord du Pont-Euxin ne sont pas apparentés aux Scythes, ce qui ne signifie pas qu’ils faisaient ami ami. Vous avez la chance de pouvoir lire des documents assyriens qui vous apprennent que les Phrygiens, alias Mushku, ont accompagné les chevauchées des Cimmériens de Cappadoce en Cilicie au début du règne d’Assarhaddon. Le roi assyrien Assurbanipal explique dans ses Annales que le Lydien Gygès avait envoyé un cavalier pour s’informer de sa santé après avoir reçu du dieu Assur un rêve dénué d’ambiguïté : Embrasse les pieds d’Assurbanipal, roi d’Assyrie et vainc tes ennemis par la seule mention de son nom !  Je suppose qu’il y eut d’autres sonorités triomphales, le fracas des armes sur les boucliers et les clameurs guerrières. Mais, plus tard, Gygès fit alliance avec les Égyptiens sous le règne de Psammétique. Les Cimmériens, en tuant le félon Gygès, vengèrent sans le savoir le roi assyrien. L’avènement de Midas n’eut rien de glorieux. Il fit sortir ses amis Phrygiens munis d’instruments de musique pour célébrer les dieux et d’une dague pour tuer les spectateurs et s’emparer de leurs maisons. C’est du moins ce que raconte Polyen, l’amateur de stratagèmes plus ou moins glorieux.

           Les Perses portent souvent ce que les Grecs appellent bonnet phrygien, tout comme les Saces qui sont des Scythes établis en Asie, et ce bonnet est aussi celui de la divinité Mithra que Zoroastre n’a pas réussi à évincer et que les Grecs rapprochent d’Hélios. Les avatars du bonnet phrygien méritent une digression : il était déjà symbole de liberté pour les esclaves affranchis à Rome, avant de faire partie de l’accoutrement des sans-culottes galliques et de coiffer la tête de Marianne, même quand on lui prête les traits de Brigitte Bardot ou d’autres vedettes plus obscures (ô tempora, ô mores !). À Rome, Mithra est devenu Sol invictus et peu s’en fallut qu’il ne conquît le monde entier, puisque l’on retrouve des temples de Mithra jusqu’en Grande-Bretagne et à Bourg Saint Andéol, au plus profond de l’Ardèche. On m’a montré des images de Mithra sacrifiant un taureau, d’où naissent les plantes et les animaux qui réjouissent le cœur de l’homme, et triomphant de la malignité du Serpent et du Scorpion. Mithra préside à la pesée des âmes des morts comme le dieu à tête de chacal des Égyptiens.

        Mais passons de Chantecler, animal solaire qui salue le soleil aussi dévotement que les colosses de Memnon quand ils saluent l’aurore qui se lève en Égypte, à l’âne. Midas ne savait pas encore parler quand des fourmis, dont on connaît l’ardeur infatigable pour thésauriser, prirent sa bouche pour une fourmilière et y accumulèrent des provisions de froment. La chose n’est pas plus étrange que le récit concernant les abeilles qui envahirent la bouche de Platon pour signifier qu’il serait poète, une espèce de Saint Jean Bouche d’or, diriez-vous. Dans le cas de Midas, le présage eût été trop clair si les fourmis avaient accumulé de la poussière d’or, comme les fourmis indiennes qui préparent en somme pour les hommes la collecte de l’or (III, 102).

        Il était une fois un vieillard titubant et hagard que l’ivresse avait égaré loin du cortège de Dionysos au cours de son périple vers l’Ouest. Il s’appelait Silène. Midas l’avait accueilli dans son palais et l’avait soumis à une cure de désintoxication en lui administrant une bonne décoction. Ce n’était pas un acte d’impiété envers le dieu du vin et Midas n’était pas un autre Penthée, ce petit-fils de Cadmos, le Phénicien fondateur de Thèbes, qui refusait d’honorer Dionysos, comme le raconte Euripide dans sa pièce des Bacchantes. S’il avait lui-même prévenu Midas que son toucher qui transformait toutes choses en or le comblerait de biens inutiles, puisqu’il ne pourrait plus ni manger ni boire, le Phrygien aurait peut-être pris davantage de précautions. Mais c’est Silène qui, revenu à soi ou toujours dans les vignes du Seigneur Dionysos (in his cups, dirait un Anglais), l’avait averti, et il était plus difficile de le prendre au sérieux. Midas et Silène, Crésus et Solon, voilà une merveilleuse rencontre et je félicite Georges Dumézil d’y avoir songé ! Silène, qui croyait à l’existence du fleuve Océan (Europe, Asie et Libye ne seraient pas des continents, mais des îles), ce qui n’est pas mon cas, lui parlait d’un continent infini, situé je ne sais où. Sur ce continent, deux villes, celle des Pieux qui vivent sous l’âge de Cronos (l’âge d’or, qu’il ne faut pas confondre avec le Gilded Age, l’Âge du capitalisme triomphant dénoncé par Mark Twain) sans travailler et celle des Combatifs qui n’utilisent pour combattre que la pierre et le bois (c’est un peu l’âge d’argent du vieil Hésiode). Silène racontait que ces hommes vinrent visiter les Hyperboréens, les plus heureux des insulaires que nous sommes, et dédaignèrent d’aller plus loin parce qu’ils méprisaient notre genre de vie. Dans son récit de voyage au Maroc, Pierre Loti, qui croyait avoir l’âme à moitié arabe et voulait que ces régions restent une terre que l’humanité n’a pas enlaidie, alors qu’il n’hésitait pas à décrire la puanteur et le délabrement des villes, songe à Silène :  L’un d’eux, qui est tout rond avec une tête énorme, qui est tout ventru sur un petit âne, ressemble au vieux Silène ; il me suit obstinément, celui-là, me faisant glapir aux oreilles, avec rage, sa musette, sa voix triste de chacal. 

       Pour ma part, j’ai éclaté de rire quand j’ai découvert que l’austère Solon et le soiffard Silène administraient des leçons analogues à ceux qui n’ont pas d’autre soif que celle de l’or et thésaurisent pour se rassurer. Pire que le supplice de Tantale, et cette fois sur terre ! On dit même que ses caresses furent fatales à sa fille. Heureusement le Pactole était là pour purifier Midas de cette tare et recueillir dans son lit les pépites qui avaient fait le malheur du roi de Phrygie.

       On pouvait croire qu’il serait plus heureux que Polycrate qui voulut, par le sacrifice symbolique d’un petit anneau d’or et d’émeraude, venir à bout de cette malédiction que représente la richesse. Mais il fit une autre erreur, je n’ose parler de faute, puisqu’il ne s’agissait que de musique. Apollon aurait pu le récompenser d’avoir édifié dans son sanctuaire de Delphes un trône d’or. Mais s’agissait-il vraiment d’une offrande ou d’un signe ostentatoire de richesse ? En tout cas, Apollon lui fit payer cher d’avoir contesté le jugement de Tmolus, dieu de la montagne, et d’avoir préféré à sa cithare céleste la musique envoûtante et rustique du pipeau à sept trous de Marsyas (ou de Pan). De nos jours encore, la musique de la flûte souffre d’un certain discrédit dans la bonne société et, pour un peu, les joueuses de flûte passeraient toutes pour des prostituées venues de Phrygie ou d’une autre terre barbare et rustaude. Midas fut mis au coin comme un mauvais élève, avec un bonnet et les oreilles soyeuses d’un âne. Parce qu’un barbier ne put garder pour lui le secret (méfiez-vous de tous les hommes de l’art, les merlans qui jouent du peigne et des ciseaux et recueillent vos confidences), le bruissement des roseaux (pipelets et pipeaux), comme les gamins que j’ai rencontrés, a colporté l’étonnante nouvelle et Midas finit par mettre fin à ses jours, après avoir vécu la vie d’un routard, loin des ors de son royaume. Le sortilège était bien vaincu, puisque ceux qui lui construisirent une chambre funéraire en bois de cèdre lui avaient préparé un festin pour l’accompagner dans son voyage posthume : ragoût de mouton et boisson faite d’un mélange de vin, de bière d’orge et d’hydromel. Il se peut que le tertre redécouvert par les savants de l’Université de Pennsylvanie, près du village de Yassihöyük et du site de la capitale phrygienne, Gordion, où Alexandre régla à sa manière le problème du nœud gordien, au lieu de le défaire comme un marin expert, corresponde à ce que j’ai bel et bien vu. Avant de connaître ce triste sort, Midas (ou Mita si l’on adopte le nom transmis par les Assyriens), et ses prédécesseurs qui portaient le même nom ou celui de Gordias, étaient des rois puissants qui avaient vaincu les Hittites et signé un traité de paix avec Sargon deuxième du nom. Il se peut que le suicide de Midas soit dû à l’invasion des féroces cavaliers cimmériens. J’approuve que de savants botanistes s’efforcent de faire pousser les plantes locales sur son tumulus et de remédier aux effets de l’érosion aggravée par des pratiques agricoles qui écorchent la terre.

Mes escapades dans les îles et sur les côtes de la Mer Égée 

       Pour décrire les côtes où vivent Éoliens et Ioniens, je vais mettre un peu d’ordre dans mes petits voyages. En Troade, passant sur la mer au large du cap Sigée et de l’embouchure du Simoïs, j’ai pu voir les humbles sépultures d’Achille et de Patrocle, de simples tertres herbus, et au pied du cap Rhétée, celui d’Ajax. S’agit-il du grand Ajax dont mon ami Sophocle raconte la folie et le suicide ou d’Ajax le Petit, le fils d’Oïlée qui participa lui aussi aux jeux en l’honneur de Patrocle ? Il aurait battu Ulysse à la course si Athéna ne l’avait fait glisser sur une bouse de vache ! J’avoue mon ignorance. Qu’ils sont nombreux les héros pour lesquels la Fortune décréta qu’ils mourraient loin de chez eux, sur le lieu de leurs exploits ! Je connais une langue, la langue gallique qui donne le même nom de « fortune » au hasard et à la richesse. Sur le tapis vert des joueurs de cartes de Cézanne (pour être plus exact, le tapis du tableau est rouge) ou de Pagnol, comme sous les murs de Troie, et dans toute guerre dont les stratèges voudraient faire un jeu aussi intelligent que le jeu d’échecs, se déroulent des jeux de hasard dont nous ne savons pas prévoir les conséquences. « Jamais un coup de dés n’abolira le hasard », comme dit Mallarmé. Cheveux d’or de la Belle Hélène ou trésor de Priam ? Prétextes dérisoires en tout cas pour justifier l’injustifiable !  Où se trouve aujourd’hui le trésor de Priam, dans les profondeurs de la terre, ou dans les réserves d’un musée tour à tour allemand, soviétique après 1945, russe depuis 1989 ? Puisque le nom d’un poète français vient sous mon calame, c’est à Lesbos, dans l’île où naquirent Alcée et Sapho, qu’aborda la tête d’Orphée répétant le nom d’Eurydice. Mais leur destin, à tout prendre, laisse dans la mémoire des peuples des souvenirs plus glorieux que celui des héros qui connurent les affres du retour, Agamemnon, Ménélas et même Ulysse qui termine son existence en massacrant des compatriotes indignes et de pauvres servantes infidèles malgré elles.

 

À Chios, dans l’une des bourgades qui se nichent dans de petites vallées peuplées d’orangers et de lentisques, le guide m’a montré les ruines de l’école dont je parle dans mon Enquête (VI, 26). Cité martyre ! Je suis heureux qu’au cours du combat libérateur des Grecs contre les Turcs l’Amiral Canaris ait vengé les massacres commis par Ali-Pacha et commémorés par Hugo dans ses Orientales, Lord Byron et Eugène Delacroix. Dans ces régions, selon Marie-Louis-André-Charles Demartin du Tyrac, comte de Marcellus *, diplomate et voyageur, qui ramena la Vénus de Milo et traduisit aussi bien les chants populaires grecs que les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis, et Théophile Gautier, la sève des lentisques donne une espèce de gomme ou de mastic qui, paraît-il, facilite la respiration et blanchit l’eau comme l’absinthe ou l’ouzo quand on le fait fondre dans l’esprit-de-vin. Au cœur de l’Ionie, sous une lumière légèrement vaporeuse qui atténue la rudesse des lignes et dilue les contrastes de couleur, je ne connais pas de région plus agréable que celle de Chios, Smyrne, Éphèse et Magnésie du Méandre. Je comprends que Chateaubriand et les voyageurs * français du XIXe siècle admirent cette lumière qui donne à toutes choses un ton chaud et prépare le travail de vos peintres. Images et souvenirs affluent de tous côtés : le lin en fleurs dans les vallées de l’Hermos et du Caystre, l’acidité parfumée des petites oranges vertes que Théophile Gautier appelle « bergamotes », le temple rond de Néapolis, le port d’Éphèse, au loin les collines de Samos que le soleil couchant fait rougeoyer.

 

Homère, tel que je l’ai rêvé

 

Près de la fontaine de Racté, anéanti par la fournaise de midi, je m’étais endormi sur l’un des nombreux sièges de pierre où, dit-on, Homère aimait à se reposer. Il me sembla voir une figure humaine planer au dessus de moi, celle d’un vieillard aussi noueux que le tronc d’un olivier multiséculaire. Son regard faisait songer aux fleurs de lavande. C’était celui d’un aveugle. J’entendis une voix dont la scansion régulière signifiait le calme du grand repos :

« Fils ! ne prends pas peur. Tu pourras dire que tu as rencontré Homère et je vais te livrer quelques secrets me concernant, parce que ton ambition vaut bien celle qui m’animait quand j’étais jeune. Sais-tu pourquoi je n’ai jamais éprouvé le besoin de dire mon nom ou de parler de moi dans mes poèmes ? C’est que je ne suis qu’une voix, comme un fleuve ou une mer qui fait rouler des galets et les rend sonores. Ces galets bien polis par les ans, je les ai trouvés en écoutant les hommes, en visitant leurs cités, et je me contentais de les faire ricocher, comme lorsque j’étais gamin. Les ricochets, pour les Anglais depuis bien longtemps, c’est ducks and drakes. Cette expression combine un premier mot qui n’a rien de mystérieux puisqu’il désigne les canards et un deuxième mot sur lequel je me suis renseigné. J’ai appris qu’il désigne en anglais le canard mâle et qu’il est apparenté à l’allemand Drache, au Grec drakôn et au latin Draco, c’est-à-dire au dragon.

« Pourtant, je savais écrire, mais il fallait que j’attende patiemment le travail des serviteurs Athéniens d’un tyran éclairé pour que mes poèmes reçoivent la mise en forme que tu connais. En ce sens, Marie-Christiane Citti * a bien raison de dire que je ne suis qu’un « passeur » qui rend visible le grand livre du Monde, un « interprète », c’est-à-dire un « hypocrite », dans le sens grec du mot, capable de jouer tous les rôles. Aux interprétations fantaisistes de mon nom qu’elle rappelle, l’ « otage » ou l’ « aveugle », j’ajouterai que l’on peut dire aussi « cuisse de Zeus », comme d’autres disent « né de la cuisse de Jupiter ». Après tout, je suis aussi fou que Dionysos.  Mais cela ne justifierait pas que je me prenne pour une star ou pour une diva inspirée par la Muse.

« Un jour viendra où Platon, le philosophe « aux larges épaules », voudra me chasser de la cité. Il ne parviendra pas à dissimuler sa jalousie et s’acharnera à me dénoncer comme un bonimenteur, un bômolokhos qui corrompt la jeunesse. Je ne comprends pas cette injustice, puisque Pindare et Hésiode, dans l’île des paroles gelées où je séjourne, sont devenus mes amis. Tous les exilés, tous ceux qui reconnaîtront mon humanité, tous les poètes malheureux, Chénier, Hugo et Péguy qui font dialoguer l’âme païenne et l’âme chrétienne (belle triade capitoline du panthéon des Muses !) me célèbreront. Quant à toi, tu cultiveras un art bien différent de celui que j’ai pratiqué, mais, dès maintenant, c’est un confrère que je viens saluer. J’aimerais en effet que la postérité comprenne que, dans les temps anciens où nous avons vécu, le style pédestre des récits oraux n’était pas si éloigné du style poétique. Solon et Théognis comptaient sur le pouvoir de la poésie pour influer sur leurs concitoyens. Panyassis, Simonide *, Phrynichos * et Eschyle démontrent amplement que les genomena ex anthrôpôn  (« ce qui est advenu du fait des hommes ») dont tu parles dans ta première phrase, histoire de l’Ionie, prise de Milet, batailles de Salamine et de Platées, peuvent susciter la vocation poétique des contemporains. Je suppose que ta mère t’a raconté l’histoire de Gygès et de Candaule (I, 8-13) pour t’inviter à respecter la femme et je n’approuve pas que Platon fasse semblant de dénigrer ce que les femmes racontent aux bambins pour accompagner leur travail de tissage, au son de la navette, notamment les histoires des monstres Empusa ou Lamia, ou encore les tortures que subissent les suppliciés des Enfers, quand il compare les propos d’Hippias à des contes de bonne femme. Qu’il s’agisse des griots en Afrique, ou des traditions orales que les Américains recueillent dans les coins reculés des Appalaches *, il y a beaucoup à apprendre quand on sait écouter. Je te fais confiance : tu sauras bien mêler prose et poésie, tu ne manqueras pas de ressources pour varier la présentation d’une même histoire, sur les chemins, au banquet, à la palestre, lors des fêtes panhelléniques ou à l’ombre des portiques. Voilà ce que j’aurais pu écrire si j’avais pris un peu de temps pour parler de moi, comme un chant du cygne pour faire signe aux gens que j’aime autant que je t’aime. »

Sa voix se perdit dans le bruissement des feuilles et la silhouette que j’avais entrevue s’évanouit comme un petit nuage desséché par ce vent du Nord que mes compatriotes appellent meltem.

 

Magnésie du Méandre et Sardes

 

À Magnésie du Méandre, j’ai vu le temple d’Artémis Leucophryné où Thémistocle ostracisé avait trouvé refuge avant de refuser de combattre contre des Grecs dans l’armée du Grand Roi. Il avait pourtant noué avec lui des relations bien suspectes. C’est sur ce ton que le grand savant Ampère *, compagnon de voyage de Prosper Mérimée à Smyrne, Éphèse et Magnésie du Méandre, évoque le destin paradoxal de Thémistocle dans une lettre adressée à Sainte-Beuve. Celui qui fut un brillant lauréat du Concours Général et dont j’ai lu les copies dans une collection d’Annales commente le nom d’Artémis que je viens de citer. Signifie-t-il «  aux blancs sourcils » ou « au front blanc », comme le pense Strabon ? Il est amusant de lire ceci sous la plume d’Ampère : Moi, je ne puis croire que les Grecs, toujours si soigneux d’éviter le laid et le bizarre, aient jamais représenté une déesse avec des sourcils blancs. Je ne pouvais visiter ces contrées sans me risquer jusqu’à Sardes qui n’est pas d’un abord facile quand on vient d’Éphèse par Tireh, Baïdin et Berghir. Aujourd’hui, un seul sentier, où l’acrobatie des mulets est bien nécessaire, conduit jusqu’à l’acropole qui occupait un plateau entouré de falaises verticales dont la roche, une espèce de gâteau (poudingue ou pudding) qui agglomère grains de sables et galets, est sujette aux éboulements.

 

Rhodes : du trident de Poséidon aux ébranlements de l’histoire

 

Me voici parvenu aux confins indistincts où Europe, Asie et Afrique se rencontrent. Parmi les douze îles du Dodécanèse, outre Samos, Cos et Rhodes, figurent Icaria, Astypalaia, Catellorizo, Leros, Kalymnos, Patmos, Carpathos, Nisyros. La région de Cos et de Rhodes, toute proche d’Halicarnasse et de la Carie, mais peuplée de Doriens, est un prolongement insulaire des montagnes du Taurus. L’île de Rhodes *, dit-on, naquit d’un coup de trident de Poséidon, l’Ébranleur du sol (Ennosigaios). Cette légende, au long des siècles, est en somme relayée par tous ceux qui considèrent que notre marigot méditerranéen n’est en somme que le cratère d’un immense volcan qui ne s’est rempli qu’après des bouleversements géologiques et l’ouverture des détroits des Portes d’Héraclès (Gibraltar) et du Bosphore. Si l’île est née des amours du dieu Hélios et de la nymphe, la présence d’Athéna, devenue la déesse protectrice de la cité, est bien plus manifeste. Les Rhodiens disent qu’elle se manifesta en chair et en os au moment des guerres contre les Perses. Un autre fait de l’histoire rhodienne rappelle ce qui s’est passé à Athènes, puisque, après ma mort, en 408 probablement, des bourgades furent regroupées. Mais il est douteux que ce synœcisme soit l’œuvre d’Hippodamos de Milet dont le nom est cité à propos de la reconstruction de sa patrie en 474 et de la fondation de Thourioi. Puisque les Rhodiens m’ont fait l’honneur de me citer dans ce que l’on appelle la chronique de Lindos, en compagnie d’autres historiens comme Thucydide, Diodore et Pausanias, d’auteurs d’histoire locale et de lettres écrites par les prêtres aux magistrats, je me dois de louer leurs efforts pour récapituler leur histoire et la chronologie des dédicaces dont le temple a bénéficié, alors qu’ils étaient soumis à la pax romana (99) et que certains des édifices avaient déjà disparu. Face à un monument aussi remarquable, vous devriez vous dire que les Romains, mais aussi les peuples orientaux assez proches, ont eu une influence bénéfique. En effet, chez nous, ce genre d’archives récapitulatives liées à des monuments qui font se succéder le mythe et l’histoire est bien rare. Je n’ai pas fait autre chose quand j’ai mentionné le corselet de lin offert par un pharaon ami des Grecs, Amasis, avant d’expliquer qu’il l’avait fait « parce que l’on raconte que le temple d’Athéna à Lindos a été fondé par les filles de Danaos qui y avaient abordé quand elles cherchaient à échapper aux fils d’Égyptos. » Tu as le droit d’affabuler à partir de mon texte et de te demander si Amasis a fait preuve d’humour en choisissant ce vêtement, qui n’avait rien d’une cuirasse ou cotte de mailles, d’un étui pénien ou d’une ceinture de chasteté, pour manifester qu’il regrettait que les fils d’Égyptos aient pratiqué le mariage forcé qui n’est autre chose qu’un viol. Je félicite les Rhodiens qui n’ont pas osé faire figurer dans leur chronique ces victimes devenues meurtrières. Ils ont préféré supposer que Lindos avait fondé le temple et que Minos et Hélène s’étaient rendus à Lindos.

Rhodes abrite, dans le vallon de Petaloudes, une nuée de papillons de nuit qui volent pendant les belles journées. On les retrouve sous d’autres cieux dans des endroits généralement rocailleux et dans des sous-bois où la lumière du soleil pénètre. Leur vol révèle sous les ailes noires zébrées d’un blanc crémeux une deuxième paire d’ailes d’un aussi bel orange que celui d’un soleil couchant et mouchetées de noir. Le nom gréco-latin de ce papillon est Euplagia quadripunctaria, mais tu peux choisir de l’appeler la Callimorphe, Écaille chinée, Russischer Bär, Jersey Tiger, Römerzahl ou Spanische Fahne. Dans une vie antérieure, quand ils étaient des larves, ils adoraient les chardons, les orties, les lamiées et les épilobes. Désormais, à Rhodes du moins, ils sont attirés par la résine de l’écorce d’un arbre dont les fruits ressemblent à ceux d’un platane, le Liquidambar (sic) *. Il s’agit du Copalme d’Amérique, de la famille des Hamamélidacae, que l’on trouve aussi en Turquie. Le mot espagnol résulte de la combinaison d’un mot latin et d’un mot arabe (ambar, l’ambre). Cet arbre exsude en effet une gomme dont la coloration rappelle l’ambre. On en extrayait un lait de beauté. Les Turcs ont aussi leur vallée des Papillons sur la côte Sud-Ouest près de Fethiye.

Du haut des falaises de l’Acropole de Lindos, où cohabitent une forteresse du Moyen Âge et les colonnes doriques du temple d’Athéna, un des sites dont je garde un souvenir ému, j’ai observé en tremblant pour eux les jeunes pêcheurs d’éponges qui se précipitent dans le grand bleu. Parmi les célébrités rhodiennes, il faut citer Charès de Lindos qui construisit le Colosse d’Hélios qui gardait l’entrée du port pour commémorer la défaite du « preneur de villes », Démétrius Poliorcète (305). Mortifié par les erreurs de calcul qu’il avait commises, il mit fin à ses jours,  comme le cuisinier Vatel, ce qui n’empêcha pas son œuvre ratée d’être classée parmi les sept merveilles du Monde. En 225, un accès de rage attribué à Poséidon brisa les genoux d’Hélios et l’oracle de Delphes, soudoyé peut-être par les adversaires de la liberté rhodienne, déclara qu’il ne fallait pas redresser la statue. Vingt et un ans après l’Hégire, les Arabes eurent besoin de mille chapeaux pour acheminer les débris qu’ils vendirent à un marchand juif d’Éphèse.

Citons aussi la poétesse Cléobulina, fille de Cléobule, l’un des Sept Sages, réputé pour son savoir égyptologique et d’origine phénicienne, et mère de Thalès de Milet, et le chansonnier Timokréon * qui prit le parti des Mèdes et fut condamné à l’exil. Dans un poème destiné aux réjouissances symposiaques, que tu pourras lire dans la Vie de Thémistocle de Plutarque, il reproche à Thémistocle de l’avoir exclu du contingent des exilés qui pouvaient revenir chez eux, alors qu’il avait reçu de lui une belle somme d’argent et qu’il avait été son hôte :

Timokréon n’est donc pas seul à pactiser

Avec l’ennemi mède. Il est d’autres coupables ;

Non, je ne suis pas le seul renard sans queue ;

Il est d’autres renards

 Il est vrai qu’il avait la partie belle si l’on se souvient de l’épilogue de la vie de Thémistocle et de sa fuite vers l’Asie Mineure.

 

Rhodes a toujours été convoitée : Démosthène a prononcé un discours pour la liberté des Rhodiens et les Romains fréquentaient parfois leur école de rhétorique. Plus tard, les chevaliers de l’ordre hospitalier de Saint Jean, qui devint ensuite l’ordre de Malte, une fois qu’ils furent chassés par Soliman le Magnifique en 1522, s’y installèrent. Venus de France, Provence, Auvergne, Aragon, Castille, Italie et Angleterre, ils étaient divisés en sept nations ou « langues ». C’est pourquoi sans doute, on trouve à Rhodes une rue des Auberges ou des Langues. Il fallut attendre 1912 pour que l’île redevienne européenne sous une administration italienne, et 1948 pour le rattachement à la mère patrie.

 

Deux figures chypriotes : Ariane et Dighenis

 

J’aborde dans l’île de Chypre où règne à jamais Aphrodite Céleste. C’est pourquoi, bien que le souvenir d’Ariane aux belles tresses soit présent dans d’autres cités, par exemple dans la rue des Trépieds à Athènes où Pausanias a vu Ariane endormie (I, 20), à Argos où le même Pausanias dit avoir vu son cercueil de terre cuite (II, 23), ou encore sur le célèbre coffre du Corinthien Kypsélos (V, 19), je préfère profiter de ma visite à Chypre pour parler d’elle. Il est malaisé de jouer au biographe pour raconter sa destinée tragique. La sœur du Minotaure fut-elle abandonnée par Thésée aussi oublieux et infidèle que Jason ? Telle est la version que la postérité, écrivains, peintres et sculpteurs, a retenue. Catulle, pour sa part, dans son Carmen 64, transforme la Minoïde en une Ménade qui s’unit mystiquement à Bacchus-Dionysos et se voit conférer l’immense honneur d’étinceler au firmament, puisque sa chevelure devient Couronne Boréale. Mais on pouvait s’attendre à ce que le fondateur de la polis athénienne fût en somme innocenté, dès lors que Dionysos pouvait être présenté comme un coupable séducteur. Selon certains, Thésée, en proie à la douleur après l’enlèvement d’Ariane par Dionysos qui l’emmène à Dia, un autre nom de l’île de Naxos, aurait oublié de changer sa voile noire pour une voile blanche quand il revint de Crète.  Le bon Plutarque, s’appuyant sur Paion d’Amathonte dont on ne peut rien dire, raconte même que Thésée, jeté par la tempête sur les côtes chypriotes, dut y abandonner Ariane qui était enceinte et souffrait trop du mal de mer. L’histoire me rappelle ce que j’ai vécu avec ma compagne Mélanie et que je raconte au début de ce livre !  Plutarque dit aussi qu’elle fut emmenée (de force ?) par des mariniers à Naxos où elle épousa un prêtre de Dionysos. Ainsi la boucle est bouclée. Comme fil d’Ariane pour nous guider dans ce labyrinthe d’histoires pédestres ou poétiques, je ne vois que l’amour. J’ajoute que si tu te risques à errer sur le web à la recherche d’Ariane, tu constateras que son nom est utilisé pour des sites bien divers, recherche généalogique, recherche documentaire sur le web, recherche sur des maladies incomprises comme l’autisme et… passion du tricot !

 Au Nord du temple d’Aphrodite, les guides vous montrent une tombe bien énigmatique puisqu’elle se situe au sommet d’une colline, ce qui n’est pas habituel. Les guides se plaisent à dire qu’il s’agit bien de la tombe d’Ariane Aphrodite. J’ai vu également l’un des vases d’Amathonte qui servaient aux rites de lustration. L’autre qui pèse plus de douze tonnes se trouve au Musée du Louvre. Je ne suis pas parvenu à lire l’inscription syllabique gravée sur l’une des anses. Elle témoigne du passé de la langue grecque, du moins de l’un de ces dialectes comme vous dites. Pour les amateurs d’étymologie, je dirai simplement que les scories de Kalavassos qui proviennent de la métallurgie du cuivre (kypros ) témoignent du passé métallurgique de l’île du cuivre.

Je me plais à évoquer la figure historique, mais surtout légendaire, de Basile Dighenis Akritas * que certains veulent ranger aux côtés de héros aussi divers qu’Alexandre, Roland, Arthur, le Cid et Siegfried parmi d’autres. Ce héros d’un poème épique byzantin qui remonte au Xe siècle de votre ère est mort vers 788. Vous pourriez allonger la liste et penser à coup sûr à des personnages qui ne jouissent pas, en Occident du moins, d’une réputation aussi flatteuse, Attila ou Gengis-Khan. Je vois bien qu’il est aisé de comparer leurs traits de caractère et les épisodes de leurs existences. Dès l’âge de trois ans, Dighenis avait tout d’un héros. « La valeur n’attend pas le nombre des années », il suffit de songer au bambin Héraclès qui étouffait les monstres. En tout cas, Dighenis a laissé des traces en Crète et à Chypre, notamment sur la Montagne des Cinq Doigts-Pentadactylos, que l’on aperçoit des côtes d’Asie Mineure d’où il se serait envolé avant d’atterrir sur cette montagne. J’aime bien ce personnage dont le nom fait sans doute allusion à un double genos. Son père était un Sarrasin qui épousa une princesse byzantine avant de se convertir à la foi orthodoxe. Le mot Akritas désigne un garde-frontière et l’empire byzantin recrutait les garde-frontières parmi les populations frontalières. Je félicite le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée d’avoir organisé en 2005 une exposition consacrée à ces garde-frontières pour démontrer au public européen les  vertus de la coexistence pacifique dans un environnement culturel multiethnique.

Lawrence Durrell, qui évoque lui aussi Dighenis, a bien raison de considérer Chypre comme le « point d’ignition où Aryens et Sémites, chrétiens et musulmans s’affrontèrent en une étreinte mortelle. » Il ajoute que Saint Paul y reçut des Paphiens une raclée bien méritée et rappelle que Marc Antoine fit présent de l’île à Cléopâtre. En 1510, la dépouille de Catherine Cornaro, dernière reine de Chypre, descend le Grand Canal de Venise. E la nave va, pour rappeler le film sublime de Fellini. Son portrait a été peint par Le Titien et Bellini. Aux adeptes du bronzage qui visitent l’île je recommande de demander à leur guide où se trouve l’arbre de la Paresse, et de chercher le fenouil jaune, le narthex qui servit de férule à Prométhée Porte-feu et la villa d’Arthur Rimbaud.

 

En route vers l’Oronte où l’Occident se heurte à l’Orient

 

Revenons sur la terre ferme où nous devrons nous contenter de suivre la côte. De mon temps, la Lycie n’était qu’une satrapie de l’empire perse, gouvernée par une dynastie fantoche. Je ne puis rien dire de leur langue et les inscriptions trilingues, lycien, grec et araméen, qui ont retenu l’attention de vos savants, n’ont été écrites qu’après moi. Je mentionnerai deux particularités lyciennes, les maisons de bois dressées sur un socle de pierre servant de magasin, dont le style inspirait aussi celui des tombes rupestres et s’est perpétué jusqu’aux paysans turcs, et des piliers monolithes dont le sommet, à six mètres de hauteur, constitue une chambre funéraire. Pas très loin de la côte, à proximité de la ville de Patara, se trouve le temple de Létô qui cherchait une source pour se rafraîchir et faire boire les enfants divins, Apollon et Artémis. Le culte des Nymphes, que les Lyciens appellent Elyanas, est très présent dans cette région. La pointe de la Chimère, devenue pointe de Caramanie, garde le souvenir du monstre vaincu par Bellérophon et d’Alexandre le Grand qui parcourut plus tard cette région en essayant de se protéger contre des tribus montagnardes que leur tempérament rebelle mettait à l’abri d’une soumission totale aux Perses. Plutarque raconte au chapitre 25 de sa Vie d’Alexandre que, près de la ville de Xanthos, une fontaine qui avait débordé rejeta une table de cuivre sur laquelle il était écrit que l’empire des Perses serait détruit par les Grecs. C’était parfaitement prévisible ou cela a été inventé après coup. Je ne puis croire que, par l’effet de la faveur divine, la mer se soit retirée devant Alexandre. C’est pourtant ce que l’on raconte, et vous qui savez comment Moïse a pu échapper aux Égyptiens, plus rien ne vous étonne.

            Il vaut mieux en effet longer la côte où se jette le Limyrus dont parle le comte de Marcellus *, tout près des îles Chelidoni qui ressemblent à une carapace de tortue flottant sur la mer, plutôt que de faire le brave en traversant les défilés du Cragus en Lycie et ceux du Taurus ou en se faufilant à travers les récifs qui hérissent la mer dans ces parages. Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand raconte la tempête qu’il a essuyée en face du cap Chélidonia. Il tempête contre les sommets du Taurus et contre les marins grecs qui ne connaissent pas la boussole et fument tranquillement la pipe.

              Sur les contreforts Ouest du Taurus qui s’étendent à l’Est jusqu’à la montagne de l’Akdag qui culmine à 2271 m, près de la ville actuelle d’Aglasun dans la province de Burdur, à peu près à 100 km de la ville résidentielle d’Antalya, se trouve la ville de Sagalassos. Cette région s’appelait autrefois la Pisidie, réputée pour le tempérament belliqueux de sa population, et, selon le Romain Tite-Live, pour sa fertilité. Aujourd’hui c’est le District des Lacs. Ceux qui visiteront ce site à la mode devront se souvenir des voyages de l’apôtre Paul qui colportait une nouvelle religion, mais aussi d’une ville très ancienne, une ville hittite dont le nom était Sawalassa. C’est un voyageur français, Paul Lucas, qui redécouvrit le site en 1706, mais il prit les ruines pour des ruines de châteaux.

          Au lieu de nous représenter la Terre comme un espace commun, nous avons pris l’habitude de la dépecer, comme des animaux qui voudraient défendre leur espace vital (Lebensraum)ou l’accroître aux dépens d’autrui. Si tu ne me comprends pas, il te suffit d’observer le chat de la maison qui frotte ses moustaches contre les murs et les meubles et rejette l’intrus. Ainsi faisait la chatte efflanquée de ma grand’ mère, Saha, avant de sauter sur le buffet où elle déposait dédaigneusement un petit lapin, sa prise nocturne. Division en continents, théorie stupide des frontières naturelles, petits drapeaux que nous plantons sur les cartes, ligne Maginot et tous les Murs possibles et imaginables (ceux de l’Atlantique, de Berlin ou du Moyen Orient), fleuves et détroits que nous voudrions infranchissables. Dans mon Enquête, j’ironise à propos de cette maladie de notre espèce et j’y songe encore au moment où je m’engage dans la vallée de l’Oronte. Ici jadis, vers 1274, les Égyptiens de Ramsès II et les Hittites de Muwatalli se sont affrontés avant de signer ce qui fut peut-être le premier traité de l’histoire. Les fresques sculptées du Ramesseum sont légèrement mensongères. En effet, Ramsès, durement malmené, eut besoin du concours d’Amon. L’Oronte, que les Grecs appellent aussi Typhon, Dracon, Ophite (toujours le serpent) ou encore Axios, s’appelle aujourd’hui Nahr al-‘Asi, c’est-à-dire en langue arabe, le « fleuve rebelle » parce que, contrairement au Litani et au Jourdain, il coule du Sud vers le Nord. Pour les besoins de l’irrigation, le fleuve dont les peuples se disputent l’eau fécondante a été équipé de norias que les voyageurs peuvent admirer à Homs.

          Une fois de plus, à partir d’un nom propre, je vais digresser. Typhon, fils de Tartare et de la Terre (ou d’Héra), élevé par Python, dont tu sais qu’il fut tué par Apollon, avant de se  putréfier dans le sein qui l’avait fait naître, était un véritable monstre dont la tête atteignait les étoiles et dont les bras embrassaient l’Orient et l’Occident. Il fut l’adversaire le plus redoutable des Olympiens, puisqu’il réussit dans un premier temps à couper les muscles et les tendons de Zeus et l’enferma dans une peau d’ours, jusqu’au jour où Zeus, aidé par Pan et par Hermès, l’enferma dans la prison d’une montagne. C’est en Cilicie, dans le pays mystérieux des Arimoi (il s’agit peut-être des Araméens) que le combat se déroula. Malheureusement, ce monstre fut aussi l’époux d’Echidna et il eut des enfants que nous retrouvons dans les légendes, Cerbère, Méduse, Chimère, le Sphinx, les Harpyes et l’hydre de Lerne. Quand nous faisons état d’une obscure prophétie qui annonce que Zeus sera détrôné, ce que nous voulons dire est pourtant bien clair ! Nous redoutons le retour ou le triomphe ultime du mal, et nous ne cessons de trancher les têtes d’une hydre réelle ou fantasmatique. Il n’est pas surprenant que vous appeliez typhons les ouragans qui naissent dans les eaux chaudes de l’Orient, comme si le feu souterrain des volcans, celui du dieu Seth des Égyptiens, vaincu par Osiris-Apollon, ou celui de Lucifer, l’ange déchu, venait nourrir des vents chauds et des fumées maléfiques. Hitler et ses généraux ne croyaient pas si bien dire quand ils baptisaient Typhon les opérations militaires sur le front russe. L’effroi qui est le nôtre devant la furie destructrice des éléments vient aussi de notre inconscient, comme l’a bien compris Joseph Conrad quand il écrivit Typhon. Comme son héros, au cœur de la tourmente, nous ne voulons pas nous laisser abattre, mais nous savons aussi qu’un monstre sommeille en nous. Le singe ailé de Klimt qui représente Typhon sous le titre « Puissances ennemies » sur une frise qui est en fait une allégorie de la neuvième symphonie de Beethoven, c’est un peu nous-mêmes. Dois-je ajouter que notre Typhon, né dans le  limon et pourvu d’écailles comme tout reptile, est aussi velu que la Bête de Jean Cocteau et que votre diable ? Dans le livre du prophète Isaïe, au chapitre 14, tu peux lire ceci : Oh ! Quelle chute as-tu faite du haut des Cieux, / Astre du matin, fils de l'Aurore ! ... / Toi qui disais dans ton cœur : / «  J'escaladerai les Cieux, j'y érigerai mon trône et je siégerai sur le Mont des Assemblées ... / Je serai l'égal du très haut ! ... » / Et te voilà précipité dans le sépulcre, dans les profondeurs de l'abîme.

          Pourquoi l’appelez-vous diabolos ? Le séducteur qui sépare et qui vous sépare de la divinité, ou l’ennemi qui vous calomnie devant Dieu, comme le dit l’Apocalypse (12, 10) ? Le verbe grec diaballein autorise les deux explications. En tout cas, votre Satan *, celui des Chrétiens et des Musulmans, est bien un séducteur dont la parole enjôle ou en-geôle, s’il  est vrai que Shaitan, qui désigne en langue arabe l’origine du mal, signifie celui qui « lie avec une corde » et vous tend inlassablement des pièges.

         Mais revenons sur les bords de l’Oronte. Celui que le pacifiste Romain Rolland appelait le « rossignol de l’hécatombe », Maurice Barrès, parce qu’il exaltait les vertus guerrières, par exemple dans son Voyage de Sparte, a écrit un livre surprenant, Un jardin sur l’Oronte qui mérite d’être lu, bien qu’il soit hyperbolique d’en faire un « bréviaire euroméditerranéen », comme le fait l’éditeur Transbordeurs en 2005. Le héros, un chevalier chrétien du XIIème siècle, guidé par un Irlandais, tombe amoureux de la favorite d’un émir. Parce qu’il ne devrait pas y avoir d’écrivain maudit au point d’être privé de lecteurs, je recommande de lire de temps en temps Maurice Barrès. Lisez plutôt ce qu’il ose écrire dans son Voyage de Sparte : Lycurgue proposa aux gens de cette vallée la formation d'une race chef. Un Spartiate ne poursuit pas la suprématie de son individu éphémère, mais la création et le maintien d'un sang noble. Je sais tout ce qu'on a dit sur la dureté orgueilleuse de Sparte. Ces critiques sentent l'esprit subalterne. Mon compatriote, le maréchal de Bassompierre, recevant des mousquetaires, un jour qu'il était en train de lire les coutumes de Lacédémone, leur dit : «  En vérité, messieurs, je jurerais que tous les Lacédémoniens étaient autant de chartreux et de mousquetaires ».  Quant à moi, j'admire dans Sparte un prodigieux haras. Ces gens-là eurent pour âme de vouloir que leur élevage primât. 

          Parvenu au point de rencontre entre l’Orient et l’Occident, je devrais prendre congé de mon lecteur, entre Sidon et Sion, entre Gaza et Antakya (Antioche de Syrie), ou quelque part dans la plaine de la Bekka, où les peuples ne cessent de s’affronter, oubliant leur cousinage et leur dieu unique. 

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