Enfin citoyen, mais il est bien tard!

Chapitre 8: Enfin citoyen! Mais il est bien tard

 

ENFIN CITOYEN ! MAIS IL EST BIEN TARD 

Avant mon arrivée à Thourioi — Une fondation problématique — Je rencontre Empédocle, “ le dieu supposé ” — De l’Agora de Thourioi à ma Thébaïde — L’affaire Aristodikos : une ténébreuse affaire enfin résolue. 

Avant mon arrivée à Thourioi

         L’Olympien Périclès, l’architecte urbaniste Hippodamos de Milet, le sophiste Protagoras d’Abdère et le devin Lampon s’étaient dit qu’il fallait faire preuve d’imagination en matière de colonisation et faire semblant d’établir dans l’Ouest du monde grec une colonie qui n’aurait pas de métropole, puisque ses habitants proviendraient de plusieurs cités. Je ne m’étendrai pas sur les raisons pour lesquelles je me suis associé à cette entreprise. Chez un ami qui voulait faire de moi un disciple de Pythagore, le Maître de Samos, j’ai fait la connaissance d’un exilé sybaritain. Depuis cinquante ans, Sybaris n’était plus qu’un champ de ruines et Théophilos (c’était le nom adopté par cet exilé) m’expliqua qu’elle était devenue une cité maudite parce que les dieux avaient voulu punir le luxe insolent et les mœurs dissolues de ces hommes sans dieu. Jean-Jacques Rousseau, dans un discours de jeunesse où il s’interroge pour savoir si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs, écrit ceci à propos des Sybaritains : Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l’État que la consommation qu’il y fait. Ainsi un Sybarite aurait bien valu trente Lacédémoniens. 

         Cette pensée ingénieuse et cette arithmétique un peu bizarre me rappellent les propos que j’attribue au roi spartiate exilé Démarate au cours d’un entretien avec Xerxès quand il compare les Spartiates et les Perses (VII, 104). Mais d’autres me dirent qu’une fois de plus la discorde civique avait fait des ravages et que les Crotoniates en avaient profité. Le peuple s’était révolté contre les notables à l’instigation d’un aristocrate, Télys. Il envoya un héraut réclamer la livraison des cinq cents notables qui s’étaient réfugiés à Crotone. Au cours d’un débat fort animé dans les deux assemblées de Crotone, Pythagore fit entendre la voix de la sagesse en rappelant les droits du suppliant et les exactions du tyran.  Les Crotoniates évitèrent donc de commettre une impiété, mais les délégués crotoniates que l’on avait invités n’eurent pas droit au même traitement, puisqu’ils furent pourchassés et massacrés sur les degrés du temple d’Héra. On raconte que la déesse manifesta sa colère en apparaissant sur l’agora devant les magistrats. Le devin Callias, de la famille des Iamides qui officiait à Olympie, s’était réfugié auprès de Télys. Mais, lors d’un sacrifice, il constata que les présages étaient défavorables aux Sybaritains. Dès lors, il changea de camp et rejoignit Crotone.

         Faut-il croire que la vigueur de Milon, six fois vainqueur à Olympie, ait suffi à compenser l’infériorité numérique des Crotoniates ? Quoi qu’il en soit, le siège dura soixante-dix jours et il fallut détourner le fleuve Krathis pour venir à bout des Sybaritains. Je ne prends pas très au sérieux ce que l’on raconte au sujet du Sybaris qui, comme l’Axos en Macédoine et le Mélas en Béotie, rendrait noirs les troupeaux qui y boivent, tandis que le Krathis, comme le Céphise, leur rendrait leur blancheur. S’il en était ainsi, le Krathis n’aurait pas été aussi funeste pour la cité ! Quand les Milésiens apprirent la chute de cet important marché, ils versèrent autant de larmes que les Athéniens en entendant Phrynichos leur raconter la prise de Milet qui mit fin à la révolte des Ioniens. Sur le territoire qui avait été celui de Sybaris, les rares survivants devaient partager leurs troupeaux avec les loups qui occupent une place de choix dans les histoires qui se transmettent de génération en génération grâce aux vieilles femmes de la tribu. Les bergers s’adressent au seigneur des loups pour qu’il protège leur troupeau, pour qu’il « écarte les loups ». C’est une des deux significations du nom de Lycurgue, mais ils savent bien qu’il fera les « œuvres du loup » et se comportera comme un loup-garou, puisque le nom de Lycurgue peut aussi s’interpréter de la sorte, s’ils négligent de lui sacrifier le plus beau de leurs boucs. Comme l’homme, le loup est aussi sociable à l’intérieur de la meute qu’il est cruel au dehors. C’est du moins ce que l’on dit communément, comme si l’homme n’était pas capable des pires cruautés, à l’intérieur de sa communauté ou à l’étranger. Je me dis parfois que les hommes sont incapables de se passer d’un bon pasteur et qu’il est même plus difficile de gouverner les hommes que les animaux, comme le dit un de mes successeurs, l’Athénien Xénophon, au début de son roman dont le héros est le Grand Cyrus. 

          Mais il était dit qu’un site aussi favorable ne resterait pas longtemps désert et qu’il attirerait les convoitises des gens sans terre accablés par le nombre de leurs enfants. L’oracle de Delphes, dit-on, interrogé à propos de ce projet, répondit qu’il fallait trouver un lieu où l’on pourrait boire de l’eau avec mesure et manger du pain sans mesure. Quand ils apprirent que l’eau de la  source Thouria s’écoulait à travers un tube d’airain qui portait le nom d’une mesure, medimnos, les fondateurs de Thourioi estimèrent qu’ils avaient trouvé un lieu qui correspondait aux termes de l’oracle, d’autant plus que la plaine côtière était particulièrement fertile. Il était prévisible que les politiciens de l’arrière sauraient utiliser ces jeunes en déshérence et les persuader qu’une ruche, aiguillonnée par le désir de puissance, peut toujours implanter ailleurs d’autres essaims. Auparavant, le tyran de Syracuse, Hiéron, avait déjà tenté de relever les murs en désignant, peut-être pour s’en débarrasser, son frère Polyzélos comme chef de l’expédition. Périclès voulait sans doute contrecarrer l’ascension de Syracuse vers le Nord et la puissance de Crotone ou de Tarente. Il fallait donner satisfaction aux Athéniens qui ne pouvaient tenir en place et rêvaient d’accompagner la course du soleil pour trouver de nouvelles routes d’approvisionnement, mais il fallait le faire habilement pour ne pas heurter les Lacédémoniens, les Corinthiens, les Béotiens, les Eubéens et les Achéens. C’est pourquoi Périclès, sagement conseillé par ceux que j’ai déjà nommés, voulut présenter la ville nouvelle de Thourioi comme une colonie panhellénique capable de surmonter les dissensions fratricides. Je n’utilise le mot colonie que pour me faire comprendre. Depuis que les comptoirs, concessions, protectorats, colonies qui faisaient partie de vos empires ont conquis leur indépendance, vous risquez d’oublier que vos colonies ne comportaient pas toutes des communautés de paysans, ce que laisserait supposer l’étymologie. « Colonie » correspond donc approximativement au grec apoikia (quitter sa maison ou la déplacer en même temps que l’autel portatif des dieux de son foyer) qui renvoie lui-même au fondateur (oikistès), ou au synœcisme qui organise les bourgades autour d’un foyer commun. Nous n’étions pas encore à l’époque des clérouquies qui supposent qu’une cité établisse ailleurs des « colons » auxquels on reconnaît un droit de propriété. Vos historiens les plus sérieux ont donc raison de se méfier des mots colonie ou colonisation et de souligner que les déplacements de population à travers la Méditerranée eurent souvent pour cause la famine et la surpopulation ou la volonté d’échapper à l’oppression, celle du tyran Polycrate, des rois lydiens ou perses par exemple. Le nom d’une colonie samienne de Grande Grèce, Dikaiarchia, dit bien clairement que les humbles, les exclus, mais aussi les membres d’une élite menacée rêvaient d’un monde meilleur.

         Venu d’Orient, j’avais de la peine à comprendre ce qui se passait en Occident. Mais j’avais bien compris qu’un jour ou l’autre les Athéniens et leurs alliés se heurteraient aux tyrans des villes grecques qui, sous le commandement de Gélon (VII, 165-166), avaient réussi à bloquer l’expansion des Carthaginois. Au moment même où Thémistocle battait les Perses à Salamine, sur la côte Nord de la Sicile, ils avaient remporté une victoire tout aussi éclatante, si bien que nous pouvons dire aujourd’hui, en utilisant des mots qui sont plutôt les vôtres, que l’arrogance de Gélon, qui voulait prendre la tête de la coalition des cités grecques contre le Perse, et son refus de participer au combat libérateur (VII, 145-168), sous prétexte qu’il était privé de cette marque d’honneur, furent « providentiels ». Pour ma part, je suis plus prudent. Je me contente de constater que les circonstances sont concomitantes (syntukhiê) et peuvent nous inciter à y voir l’œuvre de la divinité (l’adjectif theios).

        Puisque je cite le nom de Thémistocle, je crois nécessaire de mentionner qu’avant Salamine, pour persuader les alliés d’engager le combat, il les avait menacés d’abandonner la Grèce continentale et d’organiser une migration des Athéniens vers Siris qui avait été fondée par des Colophoniens et détruite par les Sybaritains. Désormais, je puis dire sans ambages que Thémistocle a préfiguré la politique maritime de Périclès, bien que je rende hommage à la prudence de l’Olympien qui n’approuvait pas la politique aventureuse de Thucydide, le fils de Mélésias. Les conquérants s’imaginent toujours que la mer s’offre à eux parce qu’elle n’est pas encombrée de cités. Dans cette perspective, les têtes de pont que constituent les îles, Samos, Corcyre ou la Sicile deviennent les enjeux de bien des conflits. Tout récemment, j’ai entendu dire que vingt navires athéniens ont cinglé vers la Sicile pour intercepter les convois de blé à destination du Péloponnèse (415). Votre argot me permet de risquer un mauvais calembour : il faut vraiment être « cinglé » pour se lancer dans cette entreprise. Je redoute que le désir de ce qui est au loin ne fasse déraper la cité d’Athènes. Depuis la mort de Périclès, qui savait la guider prudemment, je me sens bien impuissant. Ses successeurs ne le valent pas et de loin.

Une fondation problématique 

         Le nom de Thourioi dérive peut-être d’un qualificatif qui conviendrait fort bien à Héraclès, dont on connaît l’équipée sauvage à travers l’Italie, puisque Thourios signifie « impétueux et violent ». Il aurait sans doute été préférable d’inventer un nom utopique, comme celui que des exilés samiens avaient donné en 531 à une colonie  proche du Vésuve, Dikaiarchia « où règne la Justice », ou encore Panchaia, comme l’île imaginée pas Evhémère, l’île commune de tous les Achéens, pour reprendre l’un des vieux noms des Grecs. Une des voies aménagées par Hippodamos portait le nom d’Héraclès. La ville était en somme à l’image du Panthéon des douze dieux puisque les voies délimitaient douze quartiers. Mais le nom des tribus, au nombre de dix pour signifier la totalité ou pour imiter l’organisation de l’Attique, dérivait de l’origine des colons. Dans un premier temps, les colons s’en remirent, pour déterminer les lois, à Charondas, venu de Catane, qui avait étudié le régime de nombreuses cités et pouvait choisir ce qu’il y avait de meilleur. Mais, bien vite, ils se querellèrent parce qu’ils voulaient désigner un fondateur selon l’ancienne coutume ou, à défaut, une métropole. Ce n’était pas bien sage et je proposai de consulter l’Apollon de Delphes qui revendiqua pour lui seul le titre de fondateur. Par principe, je n’étais pas mécontent du régime démocratique instauré par le sophiste Protagoras, mais je redoutais les excès et les dérives. Les colons volontaires qui peuplèrent Thourioi étaient pour la plupart favorables aux Athéniens, ce qui facilita les choses, du moins au début. Mais ils ne pouvaient oublier leur origine, la suite des événements le prouva. Vous qui connaissez l’exacerbation du droit à la différence et les revendications identitaires des petites communautés au détriment de la Cité dans son ensemble, vous devriez méditer cette leçon de l’histoire.

        Puisque je me surprends parfois à parler de Pythagore et à ratiociner sur la puissance des nombres, il faut que je m’explique pour qu’il n’y ait pas de malentendu. Dans mon Enquête, je me suis bien gardé de divulguer des précisions concernant sa doctrine, parce que je respecte la doctrine de ses disciples, sans faire partie de la petite troupe des initiés. J’aspire à la sagesse, mais je ne la possède pas. Comme beaucoup d’autres, je suis en train d’interpréter le mot « philosophie », et je me plais à rabattre le caquet de ceux qui se disent philosophes, sans pour autant les mépriser. Je ne les considère pas tous comme des gourous prétentieux. S’il est vrai que Pythagore a inventé le mot lors d’un passage à  Phlionte, dans une cité bien obscure du nord du Péloponnèse (je dois cette hypothèse à Héraclide du Pont qui vécut bien après moi), cela me plaît bien. Il se peut que, dans l’avenir, on veuille faire croire que la doctrine pythagoricienne a effectivement régné à Crotone et dans les alentours. Mais, si l’on admet cette hypothèse et si l’on tient compte des événements bien réels que j’ai racontés, de deux choses l’une : ou bien Pythagore n’était pas si sage que cela, ou bien son influence n’a guère duré.

          Faut-il souhaiter que le rêve de Platon s’accomplisse et que la cité parle d’une seule et même voix ? L’harmonie vocale du chœur dont il nous parle suppose des voix diverses qui acceptent de s’écouter mutuellement. Tu remarqueras que le divin Platon a changé d’avis en ce qui concerne le rôle que peuvent jouer les philosophes pour la fondation d’une cité ou son administration. Dans le dernier de ses dialogues, les Lois, il ne rêve plus d’une philosophie régnante. Désormais, un cerveau brillant, celui d’un tyran qui ne serait pas seulement tyrannique, sagement conseillé par un législateur, peut suffire. De la doctrine de Pythagore je retiens donc l’essentiel. Il faudrait être l’égal d’un dieu pour concilier les trois genres de vie qu’il distingue. La vie des hommes, nous dit Lucien, est comme une fête costumée où tous revêtent les atours qui leur conviennent et se donnent belle apparence, une panégyrie où affluent ceux qui veulent démontrer leur force et gagner les prix, ceux qui viennent faire leur marché et ceux qui veulent voir des sites, des œuvres d’art, des exploits sportifs et entendre des discours vertueux. Je voudrais faire partie de la troisième catégorie et j’ai fait quelques pas dans la bonne voie quand mon chemin m’a fait parvenir à tel ou tel carrefour. Je préfère cette présentation à celle de l’apologue concernant le dilemme d’Héraclès. En effet, le choix de la vertu devrait s’imposer à tous, qu’ils soient gouvernants et maîtres de la parole et du conseil, guerriers ou commerçants, artisans et agriculteurs.

Je rencontre Empédocle, « le dieu supposé » 

        Si par hasard tu fais partie de ceux qui doutent de mon intérêt pour la philosophie, il suffit que je relate mon entretien avec le vieil Empédocle que je voulais à tout prix rencontrer, tout simplement parce que je trouvais étrange qu'il fût poète et philosophe à la fois, ou parce que je me disais que j'aurais devant moi un personnage aussi anachronique que les héros et les sages de l'ancien temps, aussi désuet que cet hidalgo qui souhaitait que l'âge de la chevalerie ne prît jamais fin. Mais, au lieu de me rendre chez lui comme si j'allais consulter l'oracle, je fus assez malicieux pour lui dépêcher un messager et l'inviter solennellement. À cette chinoiserie, le bougre sublime répondit par une autre chinoiserie. Comme le mandarin dont je viens de lire l'histoire dans un beau volume intitulé Spectacles curieux (belle galaxie que cette bibliothèque de la Pléiade, qui rassemble la constellation des meilleurs écrivains, pour les hommes qui savent encore rêver en s'adonnant au vice impuni de la lecture et bénéficier sans risques de l'expérience d'autrui, comme dit Diodore dans la préface de sa Bibliothèque historique !), le bougre sublime jugeait sans doute qu'il fallait me faire attendre pour bien marquer que sa Sommité devait se laisser désirer. Après avoir répondu tout crûment que c'était à moi de me déplacer, il allégua toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, une crise de goutte qui le rendait podagre au creux de l'hiver, la saison printanière qui le rendait catarrheux, le soleil estival qui lui échauffait le sang et troublait ses augustes pensées. S'il attendit la saison des fruits, sans annoncer sa venue (j'avais renoncé à le solliciter), c'est sans doute parce que je lui avais décrit mon verger. Un soir, sur le sentier, à la lumière frisante du crépuscule, je vis apparaître une silhouette efflanquée suivie d'une ombre interminable, puis un visage rouge comme le porphyre ou telle ou telle pierre de lave, des yeux qui lançaient des flammes comme un cratère de volcan. Il s’était revêtu de pourpre et avait ceint une couronne de lauriers delphiques. Rencontre inoubliable, bien qu'il ait été difficile de suivre sa pensée et de dialoguer d'égal à égal avec un homme qui vaticinait chaque fois qu'il ouvrait la bouche. Voici à peu près la teneur des propos que nous avons échangés.

Empédocle

       « Cher hôte, je ne sais guère d'où tu viens, ni ce que fut ton existence avant d'aborder ces rivages où la folie des tribus, qui s'acharnent à marquer leur territoire comme des félins, n'a laissé que des oliviers noircis et des pierres disjointes. Mais tu viens de gagner le gros lot puisqu'un hôte égal aux dieux vient à toi. Le diadème qui couronne mon sommet signale ma vertu et j'ai revêtu la tenue de celui qui s'apprête à remplir son saint office.  Dès que j'aurai gravi les degrés des autels de vos dieux, je verrai s'ils daignent honorer mes gestes de piété et me gratifier en retour des connaissances qu'ils détiennent. Voulez-vous savoir ce que sera l'avenir de cette cité aussi turbulente qu'un adolescent où montent la sève des passions et les délires de l'adulte ? Un peu de patience, vous ne perdez rien pour attendre. Souffrez-vous de quelque pestilence parce que l'eau du Krathis est devenue trop rare ? Eh bien, comptez sur moi ! Je saurai détourner les ruisseaux qui se perdent dans les crevasses rocheuses de votre garrigue, comme je l'ai fait à Sélinonte où sévissait une épidémie mortifère. Sinon, je connais les procédés qui permettent de repérer les sources cachées. En dernier recours, je pourrai toujours frapper les rochers avec ma houlette et faire jaillir l'eau. Voici ce que j’écris, ce ne sont pas de vaines paroles : Tu apprendras les remèdes qui existent contre les maux, ainsi que le moyen d’écarter la vieillesse, car c’est pour toi seul que j’accomplis tout cela. Tu arrêteras la force des vents infatigables, ceux qui, s’élançant sur la terre, font périr les champs avec leur souffle ; et en sens inverse, si tu le désires, tu lanceras contre eux des souffles vengeurs. Tu remplaceras la pluie noire par une sécheresse bénéfique pour les hommes, ou la sécheresse estivale par des flots qui nourrissent les arbres et résident dans l’éther ; de l’Hadès tu ramèneras la force d’un homme trépassé (fragment 111). Je devine que ton âme a grand besoin d'une médecine qui mette un peu d'ordre dans les savoirs de toute sorte que tu as engrangés au cours de ton histoire vagabonde. Il est grand temps que tu appréhendes, si peu que ce soit, la vérité des choses et des êtres et que je t'aide à te dépêtrer du maquis où les hâbleries de nos tribus t'ont fourvoyé. »

Hérodote

         « Oui, je sais que le culte des Vents est très présent dans le sud de notre péninsule et je traduirai le surnom que l’on te donne par « Fauchelevent » en pensant au pseudo de Jean Valjean, le héros des Misérables du Père Hugo quand il se cachait dans le couvent du Petit Picpus ! Ma parole, tu te prends pour Éole quand tu tends autour des crêtes des peaux d’ânes pour capter les vents. Tu ne manques pas de souffle, puisque tu te prétends capable de le rendre aux trépassés. Mais ne me prends pas pour un imbécile qui gobe tous crus sornettes et ragots.  Je ne suis pas de ceux qui pensent que seule la divinité a des pensées qui lui soient propres et ne dispense le savoir qu'à une race choisie, celle des prophètes de ton espèce. Je ne me laisserai pas impressionner par l'apparat de ton costume, ni par tes tirades aussi ronflantes que celles d'une mauvaise tragédie. Aussi bien que toi, je sais que ce monde que nous voyons est comme un grand arbre alimenté par quatre racines que nous appelons éléments, le feu et l'air, la terre et l'eau. Comment peux-tu prétendre que tu n'as pas eu de maîtres, ni contemporains, ni prédécesseurs ? Si drue que soit notre pensée, elle a besoin de terreau, la profondeur du temps qui a fait germer tant de pensées ingénieuses, et d'arrosage, la parole fécondante, d'où qu'elle vienne. Nous avons tous une dette envers autrui. C'est pourquoi j'ai parcouru le monde et j'ai préféré que l'expérience vienne ébranler mes certitudes. Quand j'apprends que tu joues au maître des vents et que tu enfermes dans des peaux de bêtes les rafales qui soufflent sur Agrigente, je te soupçonne de singer Éole. Je te renvoie à Pythagore pour la science des nombres... et pour le pouvoir salvateur du silence quand on ne sait pas, à Xénophane qui dit que la terre est enracinée dans l'infini, à Héraclite qui ne se laisse pas duper par la rigidité de la théorie des quatre éléments et nous entraîne dans leur sarabande, tout en célébrant la danse du feu divin, à Anaximandre qui entrevoit les origines de la vie animale et le changement des espèces. Sur ce dernier point, quand tu décomposes l'histoire du monde en phases où dominent Amour et Discorde, j'avoue ma perplexité, je ne comprends pas les brillants paradoxes que tu développes quand tu prétends rendre compte des rôles respectifs de ces deux Puissances ou Principes. Je constate que les exégètes ne parviennent pas à se mettre d'accord. Je les vois d'ici polémiquer et discuter vainement pour déterminer si tu es poète ou physicien. Il ne suffit pas d'utiliser le mètre pour être poète, et ton discours sur la nature rend les auditeurs aussi perplexes que les paroles de l'oracle ou les mythes que l'on raconte aux enfants. Je te prie de bien vouloir considérer que ces propos sont tout à ton honneur. Cependant, il est prévisible qu'un jour le mot mythe paraîtra injurieux. Si tu veux m'apprendre quelque chose, commence par te défaire de cette manie qui consiste à remplacer les mots de la tribu, vie et mort par exemple, par des vocables sophistiqués et amphibologiques que seul un grammairien peut décrypter, synkrisis et diakrisis . Je te trouve bien audacieux quand tu réduis le panthéon à quatre dieux où l’on doit reconnaître chacun des quatre éléments. Je préfère voir dans le soleil une boule de feu, plutôt que d'imaginer je ne sais quelle réverbération indirecte d’un feu que personne ne voit, comme tu le dis. Je n'ai d'ailleurs pas bien compris si Zeus est pour toi le feu (blanc bien évidemment) ou l'éther, un cinquième élément, la fameuse quintessence, promise, je te le prédis, à un brillant avenir. Ne vois-tu pas enfin qu'il est contradictoire de fanfaronner et de vaticiner quand tu déclames tes vers et d'afficher des sentiments démocratiques et égalitaires en tant que citoyen d'Agrigente désireux de faire taire les factieux, ce dont je te félicite ? »

Empédocle

        « Je vois que tu es une forte tête et que tu renâcles comme un âne bâté. En ce qui concerne Philotês  et Neikos  (j'aimerais que tu respectes les vocables dont je me sers), je mets en garde les exégètes qui voudraient que Philotès soit constamment la source du bien et Neikos la source du mal. L'union et le mélange (synkrisis) peuvent être destructeurs, source de confusion et d'assemblages monstrueux, et la séparation est nécessaire pour que les êtres se constituent, fût-ce au détriment des autres. Mais je te remercie d'avoir compris que je ne reconnais aucun pouvoir et que je suis désireux de rendre service. Contrairement à ce que prétendent mes ennemis, je ne suis pas épris de moi-même (philautos) au point de réduire le monde à ce qu’il y a entre mon bâton et mon pétase (l’expression est, si je me souviens bien, utilisée par le poète américain Whitman). Moi aussi, j'ai voyagé, à travers la Sicile, à Olympie où j'ai fait triompher mes chevaux, et dans le Péloponnèse. »

Hérodote

        « Oui, mais il me semble que tu n'es pas allé assez loin pour écouter ce merveilleux concert des Muses Ioniennes et Siciliennes où l'harmonie le dispute à la discordance, pour le plus grand plaisir des oreilles qui sont assez fines pour percevoir les points d'accord et les effets de contrepoint, les métaphores qui suscitent toute une chaîne de raisonnements ingénieux, les paradoxes qui finissent par être frappés du sceau de l'évidence. Mais, foin de tout cela, j'arrête là cette joute de langage et je déclare qu'il est temps de décréter la trêve entre nous. J'ai mieux à t'offrir que de pauvres répliques. Si tu daignes m'accompagner, je t'offrirai de quoi te réconforter pour le chemin du retour, fromage de mes chèvres, galettes cuites dans mon four et fruits de mon verger. »

          C'est ainsi que les gestes de l'hospitalité la plus humble triomphèrent de sa suffisance. Nous nous quittâmes bons amis et je fus sans doute le dernier des mortels avec qui il eut commerce, avant de sombrer définitivement dans la folie. Au lieu de fuir devant le flot de lave comme Haroun Tazieff quand il se rendit compte qu’il avait commis une imprudence, il se jeta dans le chaudron comme s’il s’agissait du chaudron de Médée qui avait promis de rendre immortels les fils de Pélias. Un berger raconta qu’il avait retrouvé ses sandales de bronze sur les bords du cratère. Je sais que la légende vous fascine encore, puisque Hölderlin et Marcel Schwob lui ont consacré des écrits et qu’un cinéaste bien étrange a traduit Hölderlin pour en faire le support d’un film.

De l’Agora de Thourioi à ma Thébaïde 

          Pour ma part, quoi qu’on en dise, je n’ai été qu’un obscur comparse dans la fondation de Thourioi, et j’avais bien besoin de mes amis quand je m’y suis installé. Je ne tenais pas à participer aux discussions interminables des citoyens et je voulais rester à l’abri des chicanes et des rumeurs. C’est pourquoi je demandai à mes amis de me trouver une maison à l’écart. Quand je suis arrivé dans le lieu qu’ils avaient choisi pour moi, j’ai compris l’émerveillement d’Ulysse débarquant dans le pays de Polyphème. Un jour, j’ai découvert, au cours d’une promenade dans les collines environnantes, qu’ils avaient restauré à mon intention une belle propriété qui jouissait de tous les avantages dont on peut rêver, une source ombragée, un verger qui dispense les dons de l’automnale Opôra, des coteaux rocailleux qui produisent la bonne liqueur de Dionysos, des champs fertiles et une oliveraie dont les troncs, qui portent encore les traces de l’incendie, se couronnent de jeunes rameaux qui produisent de petites olives. Elles donnent une huile un peu âcre, mais tellement parfumée qu’elle fait bon ménage avec les petits fromages de chèvre que me donnent mes voisins. Je ne connais pas de meilleur régime pour préserver une bonne santé et je ne regrette pas les ripailles somptueuses des Sybaritains et des nouveaux notables de Thourioi. J’étais encore un enfant quand un patron de navire que j’accompagnais à la pêche me fit admirer ses deux garçons, leur peau dorée par le soleil, leur taille de guêpe, leurs jambes et leurs bras musculeux sans excès, et m’expliqua qu’il s’était contenté de les soumettre au régime de vie des Crétois, dont vos diététiciens ont retrouvé les vertus. Je n’ai jamais oublié la leçon, pas plus que celle d’un vieux paysan qui m’admonesta vigoureusement parce que j’avais laissé tomber à terre un petit morceau de pain. Désormais, je ne me souhaite qu’une « vie indépendante et paisible » comme André Chénier :

         Qui ne sait être pauvre est né pour l’esclavage, / Qu’il serve donc les grands, les flatte, les ménage, / Qu’il plie, en approchant de ces superbes fronts, / Sa tête à la prière et son âme aux affronts,,/ Pour qu’il puisse, enrichi de ces affronts utiles, / Enrichir à son tour quelques têtes serviles. / Une pauvreté libre est un trésor si doux ! / Il est si doux, si beau, de s’être fait soi-même, / De devoir tout à soi, tout aux beaux-arts qu’on aime, / Vraie abeille en ses dons, en ses soins, en ses mœurs, / D’avoir su se bâtir, des dépouilles des fleurs, / Sa cellule de cire, industrieux asile / Où l’on coule une vie innocente et facile. 

         S’il m’est arrivé de prendre la parole devant l’assemblée des Thouriens, je le dois à mes amis qui me pressaient de sortir de ma réserve chaque fois que les citoyens se mettaient à se déchirer à belles dents. Je savais bien qu’il n’y a rien de pire qu’une guerre qui oppose les frères d’une même tribu (emphylios) et je souhaitais que les Thouriens oublient leurs particularités originelles. Mais il semble bien qu’il soit plus facile de donner à nos places le nom de Concorde, ce que nous appelons homonoia, que de la faire régner dans le cœur des citoyens. Je crois d’ailleurs que les conflits internes ne sont pas toujours inutiles. Quand les « gros », que l’on appelle parfois les pakheis, se comportent de manière injuste, il est légitime que les pauvres se révoltent et cherchent des alliés pour améliorer, si peu que ce soit, leur situation. À Thourioi, comme à Athènes du temps de Solon, nous avons souffert de voir les petits paysans incapables de subvenir à leurs besoins et criblés de dettes qui les contraignaient à travailler pour autrui. Le partage équitable que nous avions voulu à l’origine a volé en éclats.

        Quand j’ai pris la parole, je n’ai pas dit autre chose et je ne le regrette pas. Il n’y a rien de plus précieux qu’un droit égal à la parole, ce que nous appelons iségorie. Ce que vous appelez « liberté d’expression » n’a pas d’équivalent précis dans notre langue, sauf peut-être ce que nous disons lorsque nous voulons exprimer que la langue se déchaîne, que le char de la parole (tu trouveras cette métaphore bien appropriée chez un Père de l’Église, Grégoire de Nysse) n’obéit plus aux injonctions de son cocher, l’esprit qui devrait nous gouverner. Quand nous revendiquons le « droit de tout dire » (la parrhêsia), c’est pour le meilleur ou pour le pire, comme dit Ésope à propos de la langue. Est-ce pour cette raison que les mêmes lettres, G.I.F.T, composent en anglais un mot qui signifie « don » et en allemand un mot qui signifie « poison » ? Ne pas avoir peur des mots, mais les utiliser à bon escient, voilà bien une science fort délicate qui nous éviterait de répandre des rumeurs injustes sous prétexte de rompre le silence, de prendre autrui à rebrousse-poil et de le choquer inutilement. Ce qui vaut pour les relations entre nous vaut aussi pour la gouvernance des cités. Je déteste que l’État nous mente et camoufle ses manquements. Je n’approuve guère que Platon veuille confier l’administration de la cité à ce qu’il appelle « un conseil nocturne ». La nuit porte conseil, il est vrai, mais c’est aussi de nuit que l’on prépare les mauvais coups en profitant du sommeil des innocents. Les gouvernants et ceux qui nous représentent doivent s’adresser à des hommes éveillés, à des citoyens vigilants. Tel est le sens d’un beau prénom, Grégoire.

        Je ne vois rien de plus important que l’administration de la justice dans une cité, nous devons être les auxiliaires de la justice divine autant que possible. L’histoire que je m’apprête à te conter le prouve amplement.

L’affaire Aristodikos : une ténébreuse affaire enfin résolue 

         Les hommes sont ainsi faits qu’ils ne peuvent se passer d’une pâture quotidienne, faits divers ou chiens écrasés comme vous dites négligemment, accidents, meurtres, profanations, spoliations, dénis de justice, lâchetés en tout genre... Il leur en faut toujours plus. La rumeur qui court les rues, les fables des écrivains et les voix endeuillées ou sarcastiques qui peuplent l’espace de vos théâtres déversent une moisson d’histoires où se mêlent le grain et l’ivraie. Si vous vous dites que tout cela est bien banal, parce que vous êtes repus et que la surenchère des informations a créé une espèce d’accoutumance (cela dépend de votre caractère, de votre esprit critique, de votre capacité d’indignation et de sympathie), vous vous félicitez d’être épargnés, vous n’êtes plus scandalisés et vous renoncez à lutter. Quand la réalité et la fiction se confondent au royaume de l’imaginaire et vous confrontent à des héros bienfaiteurs et trop souvent à des monstres, au lieu de vous mirer attentivement dans le miroir que l’on vous tend, vous risquez de vous dire que tout cela n’a rien à voir avec vous, ou bien, pire encore, de vous identifier à tel ou tel personnage, bon ou mauvais. Il arrive hélas que des esprits faibles ou vraiment dérangés soient fascinés par les monstres au point de vouloir les imiter.

          Mais j’entends d’ici tes objections : « Comment se fait-il alors que tu manifestes une telle prédilection pour des récits horrifiques et pour des anecdotes qui ne contribuent nullement à faire comprendre le passé ? » Tel est le procès que me font ceux qui ne savent pas lire, et je n’ai pas de meilleur avocat qu’Henri Estienne qui alléguait dans son Apologie pour Hérodote les gazettes de son époque pour démontrer que nous n’étions pas pires que ses contemporains du seizième siècle de votre ère. J’ajouterai qu’il ne servirait à rien de dissimuler le vice et de ne rendre compte que des actions vertueuses. Je t’invite à ruminer mes histoires. Tu te rendras compte que la question lancinante de la justice et de la légitimité des moyens utilisés par les hommes pour se venger ou pour punir y est constamment présente. L’histoire que je te propose aujourd’hui n’a pas pour héros Aristide ou Cambyse qui sont pour moi comme des parangons de la vertu et du vice, mais des hommes ordinaires, de simples particuliers.

          Dans la campagne de Thourioi vivait un vieillard qui portait le nom d’Aristodikos, quelque chose comme « le Juste des Justes ». C’est dire s’il était irréprochable. Depuis de nombreuses années, les habitants des cités environnantes avaient pris l’habitude de faire appel à lui pour élucider et arbitrer les conflits de toutes sortes, affaires d’homicide, querelles d’héritage, reconnaissances de dettes, dépôts d’argent ou de bijoux chez de simples particuliers ou chez ceux qui faisaient de cette activité un véritable métier. La nature l’avait doté d’une robuste intelligence et d’une voix qui était capable de résonner comme le bronze, quand il fallait parler comme le vieux Nestor ou comme le devin Calchas, mais aussi de pousser la chansonnette, comme celui qui incarne le fin limier sur la surface de vos étranges lucarnes (tu as reconnu Guy Marchand, alias Nestor Burma). Malheureusement, sa destinée démontre que l’acuité de son regard avait tendance à s’émousser quand il s’agissait de lui-même.

            S’il était cousu d’or, ce n’était pas parce qu’il avait grassement fait payer ses services, ni parce qu’il avait hérité. Ce qu’il possédait, il le devait à son travail acharné sur les collines de Sybaris où il avait reconstruit les restanques pour retenir la terre sur les terrasses, et à un esprit d’économie d’autant plus méritoire qu’il dépensait beaucoup pour aider la veuve et l’orphelin. Malheureusement, la femme qui partageait son lit, Bérénice que tu peux dénommer Véronique si cela te chante mieux, simple question d’orthographe, mourut en mettant au monde son fils cadet et ses deux fils tombèrent au champ d’honneur sous les murs de Sybaris. Ne pouvant supporter la solitude, il épousa une jeunette qui, semble-t-il, fit preuve d’une grande sollicitude à son égard sans songer à profiter de ses biens s’il venait à mourir. Il prit un serviteur Messapien pour compenser la lassitude de ses membres. Parce qu’il désirait mettre la femme et le serviteur à l’abri de la misère, il aménagea une cachette dans le mur de son tect à cochons en leur faisant promettre de ne pas y toucher tant qu’il serait vivant. Tout était donc pour le mieux, autant qu’il est possible en ce bas monde, et la confiance régnait dans la maisonnée. Vint la pleine lune, une lune parfaitement rousse, mais, au cours de la nuit, le vent du Nord se mit à charrier des nuages de grêle et à faire gémir portes et fenêtres. Chant lugubre dont personne ne savait qu’il annonçait le malheur.

        Le vieillard avait l’habitude d’assister au lever du soleil en buvant le lait de ses chèvres et en croquant galettes et grappes de raisin. Mais, le lendemain matin, son épouse ne le vit pas sur la terrasse et elle le découvrit inanimé sur sa paillasse, le crâne défoncé par un tisonnier que le meurtrier avait abandonné sur place. Il savait bien que le cal et le réseau compliqué des lignes de sa main n’y laisserait pas de traces dénonciatrices. Sans songer le moins du monde à la cachette, elle courut prévenir les voisins, ainsi que Théodikès à qui le vieillard avait enseigné les principes d’une saine justice, ce qui faisait de lui un enquêteur tout désigné. Comme toujours en pareil cas, on examina les murs à l’extérieur parce que les perceurs de murailles sévissaient dans les environs. C’est alors que la femme s’aperçut qu’une brèche avait été ouverte dans le mur du tect à cochons, sans que l’on pût déterminer si l’auteur du forfait avait agi de l’intérieur ou de l’extérieur, puisque tout s’était écroulé. Dès lors, l’enquête devait donc impliquer les personnes qui connaissaient les lieux ou celles qui étaient susceptibles d’avoir recueilli des confidences imprudentes, mais il n’était pas exclu qu’un rôdeur ait remarqué l’humidité du mortier qui scellait les pierres avant de se mettre au travail en utilisant le tisonnier et qu’il ait voulu étouffer les cris du vieillard qui criait au voleur. Mais à l’extérieur, aucune trace d’outil, bélier ou masse, qui eût pu servir, pas de traces de pas, pas d’herbes piétinées ni de buissons saccagés à proximité du mur. Il est vrai que les trombes d’eau de la nuit avaient pu faire disparaître les indices. Cependant, à quelque distance, dans la boue du chemin, des empreintes dissymétriques déformées par une course haletante, celles d’un pied nu et d’une sandale, suscitaient les interrogations. Quelle était l’identité de ce monosandale, de ce personnage à coup sûr moins recommandable que Jason qui avait perdu une sandale pour ne pas être en retard au sacrifice organisé par Pélias en l’honneur de Poséidon ?

        L’épouse et le serviteur déclarèrent qu’ils avaient su tenir leur langue et qu’ils n’étaient pour rien dans cet abominable forfait. Voici ce que dit l’épouse : « Non, par Héra qui protégeait notre union, et par Hestia qui veillait sur notre foyer sans histoires, je ne suis pas de celles qui rêvent de dilapider à leur guise le produit du travail des hommes. Rien n’était plus doux que la tendresse de mon homme ! ». Elle ne put rien dire de plus : ses genoux fléchirent, un flot de larmes jaillit du fond de son cœur et sa voix s’étrangla. Pour ce qui est du serviteur, il me suffit de dire, parce que je sais comment l’histoire s’est terminée, qu’il ne manqua pas d’éloquence et que ses arguments impressionnèrent l’assistance, au point que personne ne remarqua qu’il avait les yeux secs, le regard fuyant et qu’il se gardait bien de prendre les dieux à témoins.  Je ne perdrai pas mon temps à débiter les sophismes d’une langue bien pendue. Je songe à cette maxime que le Comte de Marcellus a pu lire sur le rebord d’une fontaine, en prenant soin de la déchiffrer de droite à gauche : « Lave tes injustices, et pas seulement ton visage ».

         Théodikès ne voulait recourir ni aux procédures de type ordalique (le feu ou l’eau), ni aux formes les plus horribles du questionnement qu’une justice bien peu équitable autorisait à appliquer aux esclaves. Il préférait les protestations des suspects, à condition qu’ils aient donné auparavant la preuve qu’ils respectaient les dieux, et les témoignages de moralité, à charge ou à décharge, dès lors que la moralité des témoins ne pouvait être suspectée, ce qui n’est pas toujours facile. Mais il était obligé de tenir compte des rumeurs plus ou moins fondées. Il se disait que des criminels emprisonnés avaient profité de la chute de Sybaris pour prendre le large, que de pauvres hères couraient la campagne et pouvaient être tentés de recourir au vol, puisqu’ils ne voulaient pas d’un travail honnête. Je suis bien placé pour savoir qu’un chemineau, qui ne vit pas comme tout le monde, est un suspect en puissance. C’est ainsi qu’on interrogea longuement un vieux bougre qui vivait comme un troglodyte en compagnie d’une chèvre et d’un bouc. Les voisins organisèrent une battue dans les alentours pour examiner les anfractuosités des falaises et rechercher si la terre avait été fraîchement remuée pour enfouir le trésor. Mais tout ce que l’on put trouver n’était que trous recouverts de branchages pour piéger biches et sangliers.

        La sagesse populaire dit que la justice divine se plaît à différer le châtiment, par exemple en frappant la postérité innocente des criminels, parce qu’elle n’oublie pas et dispose du temps. Si la justice des hommes est parfois tout aussi lente, c’est le résultat de nos faiblesses et de l’ingéniosité des criminels ou de leurs complices, mais c’est aussi un réflexe de prudence qui peut se comprendre, bien que les victimes ne puissent l’accepter. J’ai lu quelque part qu’à Rome des juges avaient décidé de différer la proclamation d’une sentence pendant cent ans. Dans l’affaire qui nous occupe, bien que l’enquête ait permis de conclure qu’il fallait sans doute chercher à l’intérieur de la maison, rien ne fut prouvé dans l’immédiat. La femme continuait à vivre comme auparavant, même train de vie modeste, point de colifichets coruscants, point de prétendants vivant en parasites, point d’amant dépensier qui se paye en nature pour les menus plaisirs qu’il procure. Il était donc inutile de continuer à la suspecter. Quant au serviteur, il se garda bien d’éveiller les soupçons en prenant la poudre d’escampette. Mais, deux ans plus tard, il prétexta qu’une existence monotone soumise au rythme des saisons et aux travaux agricoles n’était pas digne de lui, il quitta le domaine et partit vivre en ville. Chaque nuit, sans doute parce que le remords le poignait, il rêvait que le mort venait lui chatouiller la plante des pieds pour le réveiller, mais son cœur était à ce point endurci que le supplice récurrent et la privation de sommeil ne le firent pas sombrer dans la folie et ne l’empêchaient pas de vaquer à ses petites affaires.

       Progressivement, il se mit à vivre comme un nabab et commit des imprudences qui auraient pu lui coûter cher si l’on avait écouté l’épouse de sa victime. Il aurait suffi de l’espionner pour constater qu’il se rendait de plus en plus fréquemment chez un métèque venu d’Athènes qui connaissait l’art de blanchir l’argent et affrétait des vaisseaux de commerce pour le profit des déposants. Il fit courir un char à Olympie et, au lieu de courir la prétentaine en chassant les filles faciles, il voulut concourir pour épouser la fille d’un notable en promettant des cadeaux somptueux à sa famille et une vie de rêve à l’innocente pucelle. Le père, subodorant qu’il devait sa prospérité à quelque malhonnêteté, eut assez de flair pour l’éconduire. Le ci-devant serviteur croyait ne plus être sous surveillance et s’imaginait qu’il pouvait compter sur la discrétion de son banquier. Mais la tempête du siècle fit sombrer cinq de ces vaisseaux en Mer Tyrrhénienne, ou bien l’écornifleur de banquier inventa le désastre pour être libéré de ses obligations. La nouvelle se répandit bien vite et toutes les victimes de cette faillite réelle ou supposée faisaient le siège des maisons des magistrats, produisant, bien en vain, les chiffons de papyrus qui attestaient le dépôt. L’épouse fit remarquer que le serviteur était le seul à ne pas faire valoir ses droits et l’enquête fut reprise.

        Elle n’aurait sans doute rien donné si, au moment où je me trouvais à Thourioi, un tremblement de terre n’avait rompu les digues d’un petit lac de retenue qui servait à irriguer le domaine. Les pierres du tect à cochons, parfaitement reconnaissables, roulèrent le long de la pente, et l’on découvrit une sandale dont la facture exotique correspondait à celle des sandales que portait le serviteur messapien et qu’il utilisait encore comme pantoufles d’appartement. Théodikès rapprocha cet indice, les constatations que l’on avait pu faire le jour du meurtre et les soupçons de l’épouse fidèle. Il se rendit au domicile du traître, dûment accompagné de représentants de la force armée et muni de la sandale dénonciatrice. Il se fit ouvrir une cassette où l’on découvrit un petit bout de papyrus qu’il suffit de tremper dans l’huile pour voir apparaître chiffres et lettres qui attestaient le dépôt chez le banquier. Le serviteur dut se résigner à avouer d’où venait tout cet argent. Selon une coutume que j’approuve, parce qu’elle évite la peine capitale qui ressemble trop à une vendetta, il fut frappé d’une sentence d’exil et l’on proclama qu’aucun foyer ne devait lui accorder le feu et l’eau. S’il devait lui arriver malheur sur les routes de l’exil où il lui fallait user sa souillure, s’il se dérobait aux exigences d’une purification rituelle, si la divinité lui refusait cette possibilité, dans tous les cas, on devrait y voir l’œuvre des dieux. Ami lecteur, à toi de méditer cette histoire. Théodikès dont le prestige était si grand qu’il pouvait encourager la vindicte populaire, et Bérénice, malgré les exhortations répétées du démon vengeur, ont refusé de pratiquer une justice expéditive. Il fallait attendre que le temps fît son œuvre. Je ne fais pas autre chose quand j’examine le rapport entre griefs et causes, quand j’attends pour prononcer un jugement circonstancié.

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