Le passage de la ligne ou d'une berge à l'autre

Chapitre 3: Le passage de la ligne ou d'une berge à l'autre

   

LE PASSSAGE DE LA LIGNE OU D'UNE BERGE À L'AUTRE

La vie ? c’est comme un voyage — Je deviens un passe-frontières — Santorin, l’île mystérieuse — On ne peut oublier ses parents — Parlons de Mélanie et de mon fils — À tous vents !

 La vie ? c’est comme un voyage

         Pendant un voyage en bateau, si le navire jette l’ancre et que tu mettes pied à terre pour aller chercher de l’eau, tu ramasseras en chemin, ici un bigorneau, là un petit bulbe de plante, mais il te faut concentrer ta pensée sur le navire, te retourner sans cesse au cas où le pilote appelle ; s’il appelle, il faut tout planter là, de peur d’être jeté à fond de cale et ligoté comme du bétail. C’est pareil dans la vie ; si, en guise de bigorneau, on te donne une petite femme ou un esclave, il n’y a pas de mal à cela ; mais quand le pilote t’appelle, cours vers le navire et laisse tout sans te retourner. Et si, en plus, tu n’es plus tout jeune, reste à proximité du navire de peur de manquer l’appel. N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux (Épictète, Entretiens)

          Quand je colle les mots, les miens et ceux d’autrui, des surprises bien réjouissantes m’attendent. Puisque nous sommes de passage sur cette terre, en partance vers la baie des Trépassés (le sens suggéré par l’étymologie n’a rien de bien  effrayant, il s’agit simplement d’un passage dans l’au-delà), autant en profiter pour aller de ci de là, en quête de petits bonheurs qu’il faut se garder de confondre avec la félicité des bienheureux.

           Le titre à deux têtes de ce chapitre, je le dois à Édouard Peisson et Michel Ragon. Je rapproche ces deux noms parce qu’ils ont en commun un tempérament rebelle à tout pouvoir. Mais le premier ne peut guère se passer de la mer, tandis que l’autre ne sort de ses sabots vendéens que pour écrire l’histoire des ouvrières de Cholet et saluer le petit peuple des damnés de la terre et les artistes méconnus. Il ne déplairait pas à ces deux libertaires que j’inscrive dans mon exergue les propos d’un esclave philosophe. Je me garde bien d’inverser les mots, puisque malheureusement les philosophes se soumettent parfois à l’ordre établi ou à la volonté d’un tyran. Utilisant librement une citation d’André Malraux que tu dois à Étienne Borne, ton professeur de philosophie au Lycée Louis le Grand, je dirai ceci. « Une vie ne vaut rien », elle ne vaut pas la peine d’être vécue si elle refuse l’alternance ou la tension entre séjour et voyage. « Rien ne vaut une vie », si nous nous laissons stimuler par nos rêves sans concevoir de vaines espérances, si nous la remplissons sans excès d’activités diverses, et si nous avons la chance et la volonté de nous ménager des temps de vacance pour la réflexion et la contemplation. Nous sommes embarqués pour une aventure dont nous ne connaissons pas le terme. Ce que nous ramassons sur notre route, ou ce que l’on nous donne, mieux vaut prendre l’habitude de nous en déprendre pour ne pas être pris de court quand notre pilote, la Divinité, nous demandera de tout laisser là.

Je deviens un passe-frontières

          Mon retour à Halicarnasse, devenue l’alliée d’Athènes, fut de courte durée. Ce que j’avais entendu à Samos me donnait envie de repartir pour voir du pays et connaître les cités et les hommes. Vue du ciel ou sous le regard d’un poète géographe qui imagine l’étendue du monde et refuse de s’en tenir aux représentations schématiques, notre mer Intérieure peut bien apparaître comme une lagune peuplée de grenouilles et de crapauds qui s’affrontent  en coassant. Mais, pour la plupart de nos contemporains, bien que cet espace fût parsemé de cailloux qui facilitaient la navigation, bien qu’il y eût des Grecs sur les deux rives et des Égyptiens de part et d’autre du Nil, entre Borée et Notos, entre Bosphore et Delta du Nil, malgré toutes les histoires concernant les migrations des Doriens, des Scythes et des Cimmériens du Nord au Sud, un axe imaginaire délimitait deux univers et suscitait la peur ou le désir de la transgression.

          Avec une petite noiraude que j’appellerai Mélanie pour ne pas compromettre sa réputation, j’ai sauté de caillou en caillou dans un frêle esquif, comme si nous jouions à la marelle pour parvenir au septième ciel. J’avais rencontré Mélanie sur une grève où elle ramassait des coquillages pour s’en faire un collier. J’ai reconnu dans ses yeux étonnés ou scandalisés ce qui me caractérise aussi, cette curiosité toujours en éveil et cette vigilance de tous les sens et de tous les instants qui me rendent insupportable l’indifférence de certains sages et la mélancolie des dégoûtés de la vie.

        Une barcasse délabrée conduite par un vieillard bougon qui se demandait quel profit il pourrait bien retirer de passagers aussi jeunes et sans doute désargentés, ce qui n’était pas tout à fait exact.  Heureusement la traversée n’était pas bien longue vers notre prochaine escale dans l’île de Kos où nous avons admiré le platane d’Hippocrate.

         Mais, pour rejoindre Théra après avoir longé Astypalaia et Anaphé, nous avons jugé qu’il fallait attendre qu’un commerçant mieux équipé et moins désagréable acceptât de nous prendre à son bord. Pour trouver cet oiseau rare, nous avons fréquenté les tavernes du port et recueilli les indications dont nous avions besoin. Mélanie s’était liée d’amitié avec une vieille femme fort bien renseignée qui nous a conseillé de nous adresser au premier unijambiste que nous rencontrerions sur les quais. Alors qu’il transportait une cargaison d’huile d’olive et de froment à Rhodes, le meltem s’était déchaîné et avait cassé son mât qui lui avait brisé la jambe. Quand nous le vîmes fignoler son bateau, nous nous sommes dit qu’on pouvait faire confiance à cet honnête commerçant et à ses deux gaillards de fils qui l’accompagnaient. Pourtant, à peine étions-nous sortis du port au coucher du soleil qu’un arc-en-ciel apparut dans le lointain et que le vent se mit à pousser des nuées menaçantes. Je n’ai jamais vu patron de navire aussi calme et avisé, même quand un déplacement imprudent et une vague scélérate m’ont jeté à la mer. Il s’est contenté de me lancer une perche et de me haler à bord comme un poisson, tandis que Mélanie, après avoir maudit Iris, la messagère des dieux, qui n’y était pour rien, s’affalait sur le pont, victime du mal de mer et d’un accès de cette maladie que certains s’obstinent à appeler « maladie sacrée » ou « haut mal ».

Santorin, l’île mystérieuse

         Tu me dis avoir été impressionné par la configuration de cette île, telle que tu l’as découverte à travers le hublot d’un avion, mais ce n’était qu’une escale, et je te souhaite de pouvoir de visiter l’île une prochaine fois. Je veux bien te croire. J’aurais aimé avoir les ailes d’Icare pour contempler la caldera, le chaudron de Théra, la « Ronde », que vous appelez Santorin et les falaises abruptes où se perchent de petites maisons blanches, comme autant de goélands. Le Phénicien Cadmos, obsédé par le désir de retrouver sa fille Europe, ne s’est guère préoccupé d’y laisser des colons, mais des Crétois et des Minyens chassés de Laconie et conduits par Théras, sans doute parce qu’ils n’étaient pas des Spartiates à part entière, ont su faire de cette terre qui n’était pas ingrate un verger en cultivant chaque pouce de cette terre volcanique. Figuiers, céréales, et cette vigne omniprésente qui produit « un vin violent, plein d’esprits », comme dit un voyageur français dépêché par le Roi-Soleil, Joseph Pitton de Tournefort. On peut citer aussi l’ambassadeur de France en Grèce entre 1864 et 1868, Joseph Arthur de Gobineau, qui profita d’un réveil du volcan en 1866 pour décrire à son ministre et à sa sœur ce qu’il avait vu.

       J’étais bien incapable de me faire une idée du cataclysme qui n’a laissé émerger que ces quelques rochers, quand ce chaudron quatre fois plus grand que celui de Krakatoa s’est mis à bouillir avant d’exploser, mais je sais que vous êtes passionnés par les hypothèses des savants et les récits de voyage qui prouvent que la menace est toujours présente : pluies de cendre et de pierre ponce, flammes qui courent sur la mer, et peut-être vagues plus ou moins géantes et nuées ardentes. Je renonce à faire la part des choses, éruption du volcan de Santorin et vague géante, ou guerre inexpiable, pour expliquer la destruction des palais crétois. J’ai lu quelque part une explication amusante de la coloration surprenante des nuages dans la peinture de l’Anglais Turner : elle serait due aux pluies de cendre provoquées par l’éruption du volcan Hékla en Islande.

On ne peut oublier ses parents

        Dans l’île de Sériphos, nous nous sommes dit qu’il fallait donner des nouvelles à ma mère et à son père. Nous étions tous deux à moitié orphelins et nous avons mêlé nos messages pour en faire une missive que nous avons confiée à un marin qui rentrait à Samos :« Douce mère et noble père, ne nous en veuillez pas de vous avoir quittés. Les sentiments qui nous unissent et le désir de découvrir autre chose sont plus forts que le souci de ne pas vous mécontenter. C’est une loi de nature que les enfants quittent leurs parents. D’ailleurs, ce sont vos récits qui nous ont donné la bougeotte et nous n’avons aucun reproche à vous faire. Fidèlement vôtres. Portez-vous bien et ne revêtez pas des vêtements de deuil. »

         Au fur et à mesure que les rides se creusent sur mon front, je deviens pensif et les souvenirs se ravivent. Il faut sans doute que je me prépare au moment où ma vie sera sur le point de basculer vers ce que j’ignore, le jour où, dans un dernier éclair, il me sera donné de voir toute ma vie et tous les êtres que j’ai croisés sur ma route. Je ne puis en dire plus ici, ce n’est pas mon habitude d’afficher des convictions inébranlables. Quand j’ai appris la mort de ma mère, il y a de nombreuses années, j’ai fait un rêve que tu trouveras sans doute horrible. Mais, avec le recul du temps, il me permet d’espérer que les morts ont encore quelque sentiment de ce qui se passe sur terre et de ce que deviennent ceux qu’ils chérissaient. Je me plais à croire que les morts n’existent pas seulement dans notre souvenir. J’ai vu ma mère dans une chambre souterraine où régnait une lumière aussi incertaine et vacillante que celle d’une torche, mais suffisamment vive pour que je comprenne qu’en mon absence elle s’était desséchée comme un bouquet de fleurs des champs. Mais le plus émouvant, c’était cet appel qu’elle m’adressait. Cri déchirant qui disait la douleur d’une mère abandonnée, ou murmure qui accordait le pardon et disait la tendresse malgré tout ?

Parlons de Mélanie et de mon fils

        Pour Mélanie, le voyage ne se prolongea pas au delà de Sériphos. Les accès de son mal étaient de plus en plus fréquents et il valait mieux lui éviter les tribulations et les émotions que nous réservent les plaines vineuses de la mer. D’ailleurs, le mal de mer, qui la tourmentait dès que la bonace s’installait à proximité des mouillages que nous cherchions à rejoindre, lui fit prendre en horreur la mer et les navires. Je l’ai revue bien plus tard : l’olive noire s’était transformée en citrouille. Ce que je dis là n’a rien d’injurieux. Elle filait un parfait bonheur en compagnie d’un chevrier aussi libre que celui d’André Chénier. Si vous avez lu le livre que Durrell consacre aux îles grecques, vous serez sans doute surpris qu’elle ait pu élire domicile dans cette île « tachée de rouille » qui évoque « silence et pauvreté », « un endroit pour romanciers et suicidaires en puissance ». Mais, dans l’ancien temps, certains des rochers de la Mer Égée, par exemple Siphnos, étaient assez riches pour fournir des minéraux fort utiles, quelques bateaux et quelques marins pour soutenir l’effort de guerre des grands de ce monde. Puisque les lecteurs de Chénier sont bien rares, ce qui est regrettable, je précise l’allusion. Deux ans avant votre grande Révolution, il écrivit une bucolique qui fait dialoguer un berger qui travaille pour un maître et un chevrier qui ne rend de comptes à personne et se contente de déplacer son troupeau sur les collines. Le berger refuse les cadeaux du chevrier. Il rumine sa rancœur et le style de ses propos est celui d’un misanthrope, « dur et sauvage », qui ne croit ni à la Liberté, ni à la Patrie : Ô juste Némésis, si jamais je puis être / Le plus fort à mon tour, si je puis me voir maître, / Je serai dur, méchant, intraitable, sans foi, / Sanguinaire, cruel, comme on l’est avec moi. Quand on sait quelle fut l’issue pour André qui fit partie de la dernière charrette des condamnés à l’échafaud, sans doute parce qu’il avait célébré Charlotte Corday, une tyrannicide qui avait débarrassé la République de Marat, il est permis de se dire que Chénier avait un certain don de prophétie.

        Revenons au compagnon de Mélanie. Comme il était aussi jaloux qu’un tigre et ne nous quittait pas des yeux, elle n’eut même pas le temps de me révéler que je lui avais laissé en partant un bien doux fardeau. Bien plus tard, à Thourioi, un homme dans la force  de l’âge me rendit visite. Je lui lavai les pieds comme je le fais pour tout étranger qui vient chez moi, et nous passâmes la soirée à boire et à nous raconter nos petites histoires. Le lendemain, il décrocha de son cou une petite coquille bien close qui renfermait une boucle de cheveux qui ressemblaient aux miens quand la neige n’était pas encore tombée sur ma tête. Il prit sur ma table un grand plat de bronze bien poli et me dit de comparer les reflets de nos visages. Enfin, il sortit de sa besace un petit rouleau sur lequel ces mots étaient inscrits : « C’est Mélanie, celle que tu as aimée, qui livre ce message à la fortune de mer. Fais bon accueil au porteur de cette missive. Si tu doutes encore de son identité, demande à voir sur son poignet les cicatrices laissées par la morsure d’un chat sauvage. » Habile mise en scène dont elle avait prévu toutes les étapes, troublante révélation pour ma petite personne : je découvrais en effet que ma vie aurait pu prendre un tout autre cours si j’avais accordé à Mélanie quelques lunes de plus ! Diodote ou Zénodote ? Il fallait que le nom du bambin fît écho au nom du père sans révéler son identité. Mélanie avait hésité entre ces deux noms avant de choisir le premier qui sentait un peu moins l’Orient. Le nom est devenu célèbre depuis que Thucydide a composé, en son tiers livre, le célèbre affrontement entre le démagogue Cléon qui recommande de châtier sévèrement la révolte des Mityléniens, sous prétexte qu’un tyran, Athènes en l’occurrence, ne doit pas faire de quartier, s’il veut être respecté, et un dénommé Diodote, à coup sûr moins célèbre, mais certainement plus sage, puisqu’il met en garde contre toute vengeance qui frappe sans discernement. Il y a là des arguments qui rejoignent ceux que je me plais à prêter à certains comparses de mon histoire, et j’approuve le choix de Mélanie. Le père adoptif de notre petit Diodote, le chevrier, avait eu la sagesse de renoncer à faire de lui un berger. Il souffrit sans doute de le voir préférer les tribulations du pêcheur de perles et du moussaillon. Bon sang ne saurait mentir, et je connais beaucoup de bâtards qui valent bien les fils de bonne famille ! Diodote fut assez sage pour se constituer un petit pécule qui lui permit de courir les mers avec des cargaisons d’amphores. J’ignore sous quels traits sa mère m’avait dépeint. Toujours est-il qu’il voulut un jour en savoir un peu plus sur l’auteur de ses jours et réussit à me retrouver. Je le remercie de m’avoir épargné toute récrimination et d’avoir compris qu’il valait mieux attendre de lire ce que j’écris au bout de mon chemin, plutôt que de me harceler de questions. N’ayant aucune ambition politique dans une cité dont je trouvais l’horizon bien limité, qu’il s’agisse d’Halicarnase ou de Samos, j’ai tiré parti de mes relations avec certains Athéniens. Désormais, mon logos va sans cesse passer d’une route à l’autre, celles de Borée et de Notos ou celles de Zéphyr et d’Eurus. L’agitation perpétuelle qui s’est emparée des Grecs depuis la Guerre de Troie, du centre vers la périphérie ou, en sens inverse, des marges de la terre habitée vers le nombril de la terre, je l’ai éprouvée moi aussi. Hésiode, Solon, Pythagore qui passe de Samos au pays d’Empédocle, Hécatée de Milet, Pythéas de Massilia, Skylax de Caryanda, mais aussi Protagoras d’Abdère, Hippodamos de Milet à Thourioi et Gorgias de Léontini, la liste est longue de ceux qui ont colporté à travers l’univers les connaissances géographiques et tous les savoirs qui honorent l’humanité. À ma manière qui n’est pas celle d’un technicien détenteur de procédés ingénieux, ni celle d’un sage inspiré qui déambule en apostrophant ses congénères, mais plutôt celle d’un badaud qui invite au voyage, à une réflexion sans préjugés et à la lecture, je fais partie de la cohorte des hommes libres d’aller où ils veulent et assez fermes dans leurs convictions essentielles pour refuser d’être solidaires d’un homme ou d’une cité trop voraces pour être justes.

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