Les chaînons manquants

Chapitre 5: Les chaînons manquants

 

LES CHAÎNONS MANQUANTS

Voici mon logos perdu, autant que faire se peut — Prologue pour une histoire bien enchevêtrée — Le pays d’Entre-deux-fleuves et ses déserts — De quoi jalonner l’histoire des rois assyriens et babyloniens — Nabuchodonosor : le roi, l’architecte, l’astronome et le quadrupède — Au cœur du royaume, le palais— Le panthéon des Assyriens : le Soleil a rendez-vous avec la Lune —  Écriture, culture, agriculture — L’eau, le sel et le bitume — Digression sur le pouvoir tyrannique. 

Voici mon logos perdu, autant que faire se peut

          Je ne voudrais pas être accusé, comme le pire des sophistes, de ne pas savoir tenir mes promesses.  C’est pourquoi je dois m’expliquer sur l’absence dans la livraison de mes Enquêtes du logos assyrien que j’avais promis d’écrire (III, 40-43). Au cours d’une de mes incursions dans le désert égyptien en compagnie d’une caravane de chameliers nubiens, j’ai été victime d’une double indélicatesse de la part de l’un d’entre eux. Il profita des tourbillons orangés d’une tempête de sable pour nous fausser compagnie, en emportant un double trésor, mes petites économies et les rouleaux que je lui avais confiés. Il lui suffisait d’un coup de couteau pour trancher la lanière de cuir qui retenait le sac. Dans les sables du désert, comme Ameinoclès de Magnésie qui n’était pas un naufrageur et qui se contenta d’explorer les épaves des vaisseaux perses que Borée avait précipitées dans les profondeurs de la mer près du cap de l’Artémision (VII, 190), ce pauvre homme, que je me garderai bien de maudire, a fait une trouvaille parce qu’il a su profiter de l’occasion.  En s’emparant de ces quelques pièces, je suis sûr qu’il n’a pas compromis son avenir d’une manière aussi irrémédiable que le tyran Polycrate qui n’avait pas réussi à se débarrasser du symbole de sa richesse. Pour ce qui est des rouleaux de mon logos, la mésaventure prouve que, sous la lune, il n’y a pas de « trésor pour toujours », comme ose le dire, paraît-il, Thucydide. Je préfère croire qu’il veut simplement dire qu’il s’agit d’un « acquis » qui mérite de passer à la prospérité et je mets en garde tout lecteur qui ferait confiance à la sagacité des interprètes les plus huppés (les «  belles infidèles », comme vous dites en parlant de telle ou telle traduction).

          On ne sait jamais. Je ne pense pas que mon chamelier veuille un jour se parer des plumes du paon, l’oiseau d’Héra qui me protège, et se présenter comme l’auteur de ce logos. En revanche, il ne faut rien exclure de la part d’un Grec s’il découvre les rouleaux dans un puits asséché, dans la bibliothèque d’un prêtre égyptien ou dans les dépôts d’un temple. Il faut aussi se méfier des logioi d’un lointain avenir qui chercheraient en vain un autre auteur que moi. C’est pourquoi j’ai pris la décision de reconstituer mon récit en comptant sur ma mémoire. Grâce à ma famille, à mon pédagogue et, plus tard, en lisant Homère et Sophocle, je me suis bien exercé.

          Tu ne tarderas pas à comprendre pourquoi j’avais prévu d’insérer ce récit avant celui de l’expérience linguistique de Psammétique (II, 2 et 28), ou bien de profiter de telle ou telle mention des Assyriens dans la geste de Cyrus pour digresser une fois de plus à ma guise et plonger encore, autant qu’il est possible, dans le passé le plus reculé. Afin de ne pas tromper mon ami lecteur, je précise qu’il est souvent difficile de faire la part de ce qui rappelle le souvenir des Assyriens ou des Babyloniens quand on parcourt l’empire perse, d’autant plus que je ne suis jamais allé sur les bords de l’Euphrate et du Tigre.

Prologue pour une histoire bien enchevêtrée

        Mèdes et Perses, Assyriens, Chaldéens, Babyloniens et Akkadiens, mais aussi Cimmériens, Scythes, Lydiens, Grecs, Hittites, Phrygiens, Cariens, Lyciens, Araméens, Hébreux…, quelle histoire inextricable qui m’interdit une fois de plus de progresser de peuple en peuple ! Je ne parviens pas à situer l’histoire de ces périodes reculées par rapport à la Guerre de Troie que je considère comme un événement historique (c’est aussi le cas de Thucydide !). Par exemple, nous ne pouvons déterminer si Alaksandu, roi de Wilusa, dont il est question dans un traité signé par un roi hittite, est bien Alexandre, alias Paris, le fils de Priam, dont j’observe qu’il n’a pas régné, si l’on se fie  à Homère. Je comprends aussi que vous soyez étonnés de ne rien lire qui concerne les peuples qui vivent autour de la Mer Morte et sur les rives du Jourdain dans mes Enquêtes. Je dois avouer que mon logos assyrien n’était pas aussi précis que ce que tu vas lire.

         Prenons l’exemple des Cimmériens. Vous n’êtes pas tout à fait aussi ignorants que moi. Homère connaissait déjà leur nom puisqu’il les situe près de la porte des Enfers. Tu me dis, en t’appuyant sur Dominique Charpin, que ce peuple de nomades (ou d’envahisseurs, c’est selon) est assez proche des  Scythes, qu’il s’agit sans doute d’un peuple iranien et que votre information provient essentiellement des récits militaires des Assyriens, surtout ceux de Sargon (714). Ce sont les Cimmériens qui, en 695, anéantirent la puissance des Phrygiens en détruisant Gordion, leur capitale. Au début du règne d’Assarhaddon (680-669), la vague cimmérienne avait été assez puissante pour laisser des traces du Nord au Sud de l’Asie Mineure, de Cappadoce en Cilicie, et les Cimmériens s’emparèrent de Sardes en 644. Sarmates, Vandales, Huns, Vikings, Mongols, Turcs, Germains, « péril jaune » ou « menace islamiste », c’est toujours la même hantise d’une invasion brutale ou subreptice, qu’elle suive la course diurne du Soleil ou quitte le grand Nord. Dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, un Breton de Tréguier, Ernest Renan, voulant s’affranchir des bondieuseries de ceux qui ont guidé ses premiers pas dans les séminaires d’Issy et de Saint Sulpice, reprend un vieux papier qu’il avait écrit au cours d’un voyage en 1865. Il compose une prière sur l’Acropole que j’ai pu lire grâce à toi et à la Bibliothèque Nationale de France qui nous permet de contempler la reproduction électronique d’une édition séparée de cette prière, publiée en 1899 chez Édouard Pelletan. L’imprimeur ignorait sans doute que le papier qu’il utilisait risquait d’être rongé par certains acides, puisqu’il entrelaçait autour de son kolophon la formule utilisée par Thucydide pour qualifier son œuvre, « un trésor pour toujours » ! Initié au « miracle juif », Renan découvre le « miracle grec » et se dit qu’il n’est qu’un barbare, un Scythe qui ferait sourire Alcibiade ou Thémistocle. Je ne cite qu’une phrase : Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. En 1903, à Tréguier, Anatole France prononce un discours à l’occasion de l’inauguration d’une statue de Boucher qui représente le vieux Ernest Renan assis sur un banc auprès d’une statue d’Athéna Pallas. Bien que j’approuve que Renan recommande de rendre à Athéna ce que les Barbares ont dérobé, je ne comprends pas qu’il veuille répudier tout ce que l’humanité a appris depuis. À vrai dire, je le soupçonne d’avoir volontairement forcé le trait parce qu’il voulait envelopper sa foi de naguère et de toujours dans « le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. »

         Il est temps que je m’exprime à propos de la foi religieuse. Je félicite mon traducteur de ne pas me considérer comme un agnostique ou comme un athée. Mais il est vrai que j’incline à penser que tous les hommes escaladent péniblement la même montagne par des voies différentes qui sont toutes respectables. Puisque je viens de citer Renan, je citerai aussi les propos exagérément sévères de Lawrence Durrell : La foi de Paul n’est pas la mienne — et à Chypre plus qu’ailleurs on a le sentiment que le christianisme n’est qu’une brillante mosaïque de demi-vérités. Il est peut-être basé sur une fausse interprétation savante du message originel que les longs bateaux d’Asoka amenèrent d’Orient ; un message entendu un moment en Syrie et en Phénicie, mais qui fut bientôt dénaturé par les jacasseries des scholiastes et des mystagogues, éparpillé en un million de fragments étincelants sous l’influence du fanatisme et de l’égoïsme des gymnastes de la religion. Par-ci, par-là, un esprit lucide comme celui de Julien comprenait que le noyau vital s’était brisé, l’étincelle perdue, mais la rivière continuait à charrier toutes ses boues, avalant l’arc-en-ciel. 

        Puisque je parle des Cimmériens, pour compléter ce que j’ai raconté au sujet de la dynastie des Mermnades qui régna en Lydie, je citerai les annales d’Assurbanipal qui décrivent le rêve que le dieu Assur envoya au roi de Lydie Gygès : Assur, le dieu qui m’a créé, a fait voir mon nom en rêve à Guggu (Gygès), roi de Luddi (Lydie), région de l’autre côté de la mer, endroit éloigné dont les rois, mes aïeux, n’avaient pas entendu mentionner le nom, en lui disant : « Embrasse les pieds d’Assurbanipal, roi d’Assyrie et vainc tes ennemis par la seule mention de son nom ! »  Je ne vois pas bien de quelle mer il s’agit. Gygès eut le tort d’oublier que l’Assyrien l’avait aidé contre les Cimmériens. Il fit alliance avec l’un de ses ennemis, le pharaon Psammétique. Dès lors, Assur se détourna de lui et les Cimmériens prirent Sardes et tuèrent Gygès.

Le pays d’Entre-deux-fleuves et ses déserts

         Je ne sais rien des origines de l’homme. S’est-il mis à vivre sur la terre ferme après avoir quitté les lagunes où il vivait comme un poisson vêtu d’écailles, ou quand la mer gonflée par le déluge se fut retirée ? C’est ainsi que le Milésien Anaximandre voyait les choses et je n’ai pas envie de le contredire. N’en déplaise à Voltaire, les coquillages que l’on trouve bien loin des côtes et dans certaines montagnes ne proviennent pas des déplacements des pèlerins en grand nombre qui y auraient abandonné leur coquille, une coquille Saint Jacques bien sûr, comme les pèlerins de Compostelle. Mais je soupçonne que Volney fait preuve de naïveté quand il prend Voltaire au sérieux. Dès qu’il eut quitté les lagunes primordiales, l’homme dut se protéger des ardeurs du soleil, de la morsure du froid et des bêtes sauvages. Quand il décrit le mode de vie de Polyphème et la grotte où il rentre son troupeau pour la nuit, Homère songe aux hommes d’autrefois. Des Troglodytes, on en trouve partout, dès que la nature des roches et les rivières souterraines le permettent, dans le désert de Libye où j’ai vu des peintures rupestres, mais aussi sur la rive des Morts en Égypte où les défunts trouvent leur dernière demeure. J’ai aussi recueilli des informations concernant des régions que je n’ai pas visitées. Dans le Val de Loire, à Vouvray, Montlouis ou Troô, le tuffeau des falaises, qui donne une température constante, abrite quelques maisons et surtout des caves. C’est encore le tuffeau (tufo) qui permet les habitations extraordinaires dont j’ai vu les traces pas très loin de Thourioi, dans une région que mon traducteur voudrait bien avoir le temps de visiter. Quand l’empire byzantin fut déchiré par la guerre des images menée par les iconoclastes, des moines venus d’Anatolie s’y réfugièrent. Aujourd’hui, les habitants de Matera ont été relogés ailleurs, mais certains de ceux que vous appelez des bobos, bourgeois intellectuels ou artistes, se plaisent à loger dans des sassi rénovés. Je songe aussi aux bunkers du Mur de l’Atlantique qui sont parfois devenus des résidences secondaires. D’ailleurs, le site de Matera a permis aux Longobardi, Normanni et Angioini d’en faire une place forte. Auparavant, le Basilicate était si misérable que Carlo Levi pouvait titrer en 1945 Cristo si è fermato a Eboli. Une ville sépulcrale en somme.

       Il me plaît d’imaginer, depuis que j’ai vu le delta du Nil et pris connaissance du mode de vie des Égyptiens des marécages, que les cités des premiers hommes furent des tas de pierres installés sur de petites collines. Mésopotamie, pays d’Entre-deux-fleuves, comme disent les Grecs qui ont tenté d’adapter à leur langue la dénomination choisie par les peuples sémitiques, mais il se peut que le mot sémitique Aram-Naharaim en Hébreu signifie « la mer », c’est-à-dire l’espace inondé.

     Ceux qui connaissent ces territoires me disent l’ancienneté des caractères qui sont inscrits sur les tablettes des palais des Assyriens et de leurs prédécesseurs, notamment les Sumériens et les Hittites. Je veux bien les croire parce que les prétentions des Grecs ou des Phrygiens à propos de l’écriture me paraissent ridicules.  C’était une belle victoire de maîtriser la terre et l’eau, le vent et le métal pour fabriquer et utiliser ces réceptacles de l’écriture.

        J’ai désormais l’expérience du désert et j’ai découvert la danse des éléments dans les espaces infinis. Mort de la terre, de devenir eau, mort de l’eau, de devenir air, de l’air, de devenir feu ; et inversement, dit Héraclite dont Clément d’Alexandrie et l’empereur Marc Aurèle, dans le livre IV de ses Pensées, vous permettent de lire quelques fragments. Roches érodées par le vent ou craquelées par le gel, architecture fantastique qui ne doit rien à l’ingéniosité d’un architecte, tas de poussière qui deviennent fleuves de boue, brouillard qui monte des lagunes et retombe pour féconder la terre, eau souterraine qui filtre vers les racines des palmiers, buissons épineux dont l’entrelacs est aussi complexe que celui des cristaux de sel ou de roche et dont les racines vont chercher l’eau très loin, fleurs miraculeuses qui ne vivent pas plus longtemps qu’un papillon et coloquintes qui gonflent en quelques heures. Et l’homme qui s’obstine à vivre en tirant parti des excavations rocheuses qu’il pare de ses gravures, des blocs de glace qui lui donnent une eau pure, des fibres que lui fournissent les papyrus, des herbages provisoires et des grappes dorées qui pendent au palmier. Des hommes pourtant qui font d’une falaise un mémorial et utilisent des briques séchées pour construire maisons et palais, tout en sachant qu’ils ne résisteront pas à l’épreuve du temps et des séismes. Mon traducteur me dit que, le 27 décembre 2003, un violent tremblement de terre a détruit la ville iranienne de Bam, dans la province de Kerman, et sa célèbre citadelle construite par les successeurs des Perses, les Sassanides.

De quoi jalonner l’histoire des rois assyriens et babyloniens

        Pour chacun des peuples, il me faut un point d’ancrage dans le temps à partir duquel je prends le large et j’aimerais bien entrer dans ce logos  en procédant comme je l’ai fait pour les Perses, quand j’expliquais comment Deiocès était parvenu au pouvoir grâce à sa réputation de sagesse et de justice, avant de se séparer de son peuple en construisant les murs de ceinture de son palais (I, 95).  Ce que je dénomme « nécessité » m’oblige maintenant à parler des Assyriens dont la domination n’a pas duré moins de dix-sept générations, jusqu’au moment où le Mède Cyaxare put mettre fin à la domination des Scythes qui avait duré vingt-huit ans et s’emparer de Ninive-Kuyundjik. Pour ce qui est de Babylone, qui prit la place de Ninive, j’invite le lecteur à me relire, mais j’ajouterai ici quelques précisions, puisque je n’ai guère retenu dans mon Enquête que Sémiramis et de Nitocris pour mentionner leurs travaux hydrauliques (I, 184-185). Cinq générations les séparaient. Pour Sémiramis-Sammouramat, qui fut régente parce que son fils Adad-Nirari III (810-783) était trop jeune pour régner, je renvoie à deux compères, le médecin historien Ctésias qui n’est pas seulement un menteur (pour lui l’époux de Sémiramis était Ninos et non Samshi-Adad qui régna de 823 à 811) et Diodore de Sicile dans son livre II. Pour ce qui est de Nitocris, je suis maintenant en mesure de préciser qu’elle s’appelait sans doute Naqia-Zakutu et qu’elle fut l’épouse de Sennachérib (704-681), la mère d’Assarhaddon (680-669) et l’aïeule de Nabonide.

         Les Mésopotamiens me disent que le roi Hammourabi (1792-1750) dont personne n’oubliera le nom tant qu’il y aura des hommes, inscrivit sur une stèle l’ensemble des prescriptions qu’il convenait de respecter pour aller droit, non sans célébrer ses victoires et son sens de la justice, et que, huit ou neuf rois avant le déluge, la royauté descendit du ciel et s’installa à Eridû. Les logioi des générations futures peuvent apporter des précisions puisque le roi Adad-nârâri fut le premier des Assyriens vers 1384 à faire rédiger par ses scribes des textes qui ne concernaient plus seulement la consécration des temples et les rites et voulaient perpétuer le souvenir de ses exploits. Mais, n’étant guère informé des démêlés entre royaume d’Assur et royaume d’Hattusa (les Hittites) ou de Mitanni, je prendrai comme point de départ le règne de Tiglath-phalasar l’Ancien. Les Annales permettent de situer sa campagne en 1111. Quand les rois hittites ou assyriens montaient sur le trône, ils attendaient que les voisins du peuple d’en face manifestent leur souci d’une bonne entente en leur envoyant les cadeaux d’usage. Je suppose que la coutume ne fut pas toujours respectée et que cela pouvait servir de prétexte pour entrer en guerre : Pourquoi te parlerais-je de fraternité ? Sommes-nous nés, toi et moi, de la même mère ?  Vivant ensemble sous le même ciel, puisque leurs populations se mêlaient, ils auraient mieux fait de s’entendre. Mais je n’ignore pas que ce mélange ne résultait pas seulement d’unions librement consenties. Les rois assyriens savaient fort bien, comme plus tard Darius quand il déporta en Asie les Péoniens de Thrace, que les déportés risquaient de perdre le souvenir de leur nom et de leurs usages. Je sais aussi que les incursions des Peuples de la Mer causaient beaucoup de soucis et j’ai recueilli ce passage d’un traité entre un roi hittite et un roi d’Ammuru dont j’ai oublié les noms : Puisque le roi d’Assyrie est l’ennemi de mon soleil, qu’il soit aussi ton ennemi. Que tes marchands n’aillent pas en Assyrie et ne tolère pas ses marchands dans ton pays. Qu’ils n’y aillent même pas. Si l’un d’eux vient quand même dans ton pays arrête-le et envoie-le à mon soleil.  Les enjeux de tous ces conflits qui firent de nombreuses victimes et une multitude d’esclaves, au delà des problèmes de frontières, l’Euphrate notamment, concernaient l’accès à la mer, la liberté du commerce et la reconnaissance de telle ou telle suprématie.

        Tiglath-phalasar, deux fois par an pendant vingt-huit années, dut traverser l’Euphrate pour poursuivre les Araméens : Je marchai contre les Ahlamû-Araméens, ennemis du dieu Assur mon seigneur. En un jour, je fis une incursion depuis les abords du pays de Suhi jusqu’à Karkemis du pays de Hatti. Je leur infligeai des pertes et ramenai des prisonniers, des biens et des troupeaux innombrables . Sous le même règne, il fallut riposter à la menace que faisaient peser au Nord les Muski ou Muschku (les Phrygiens). Assailli de tous côtés, en butte au mécontentement de ses sujets qui souffraient de l’interruption des relations commerciales et de la famine, le roi se réfugia dans les montagnes. Il est le premier, semble-t-il, à avoir prescrit aux femmes mariées de porter un voile. Les prostituées étaient dispensées de cette règle, sans doute parce qu’elles n’avaient plus rien à cacher. Je ne vois pas en quoi cette coutume vestimentaire pourrait garantir la pudeur féminine et j’approuve que l’écrivain Mohamed Kacimi, dans le journal Libération du 10 décembre 2003, invite les fanatiques à lire l’Encyclopédie de l’Islam pour mieux connaître leur passé. Je ris quand j’apprends qu’à la même époque, les Arabes, pendant les batailles, faisaient monter leurs femmes au haut des dunes. Elles devaient montrer leurs seins à leurs guerriers de maris pour stimuler l’ardeur au combat et le désir de vivre pour les revoir. Gaulois ou Germains, me semble-t-il, ne procédaient pas autrement.

        Plus tard, Assur-nasir-pal le second dut se battre lui aussi pour assurer la sécurité des gués de l’Euphrate qu’il traversait sur des outres en peau de chèvre, faire des prises de guerre et percevoir le tribut : J’atteignis le pays de Karkemis. Je reçus tribut de Sangara, roi du Hatti... Je pris avec moi les chars, la cavalerie et l’infanterie de la ville de Karkemis. Tous les rois des pays vinrent à moi et prirent mes pieds. Contrairement à ce que disent les Grecs qui en font le symbole du despotisme, la prosternation n’a pas été inventée par les Perses. Les Assyriens doivent leur nom au dieu Assur. Une ville fut édifiée qui porte le même nom et qui fut leur capitale jusqu’au jour où Assur-nasir-pal, trouvant le lieu peu sûr, transporta ses aîtres plus au Nord, à l’abri du Tigre et du Zab d’amont, et construisit la ville de Kalhu. C’était un roi cruel qui, dit-on, s’interdisait de sourire et ricanait quand il empalait sur des pieux les rebelles qui refusaient de payer le tribut, et les écorchait avant d’étaler leur peau sur des piliers. On ne garde pas d’autre souvenir de lui. Il est parfois identifié avec un roi légendaire Nimrud dont on dit qu’il construisit quelque chose d’analogue à la Tour de Babel *. Au cours de cette poussée vers l’Ouest, vers les montagnes du Taurus et le fleuve Oronte, Assur-nasir-pal et ses successeurs, Salmanazar (le troisième du nom) et Tiglath-phalasar (le troisième) rencontrèrent bien des difficultés en affrontant les Hittites, les Araméens et les Syriens du pays d’Urartu. Mais les choses allèrent un peu mieux sous les règnes de Tiglath-Phalasar (744-727)et de Sargon, le deuxième du nom, qui régna de 721 à 705. Parce que sa prise de pouvoir était contestée, il se fit appeler Sargon qui signifie « roi légitime ». Il s’empara de Karkemis parce qu’elle avait cessé de payer le tribut. En quelque sorte, les vaincus triomphèrent de leurs vainqueurs puisqu’ils leur ont appris à entreposer des archives dans leurs palais, à inscrire des œuvres d’art sur les falaises. C’est sur des barques hittites que Sennachérib envahit le sud de la Babylonie.

        Tiglath-phalasar prit le nom de Pul quand il remporta une victoire sur les Babyloniens. Menahem (743-738), le roi de Samarie qui tentait d’organiser une riposte commune des peuples de Syrie, de Samarie et de Juda, fut en réalité un triste sire qui n’hésitait pas à éventrer les femmes enceintes parce  qu’une ville avait refusé de lui ouvrir ses portes. Il eût mérité un sort plus pénible.  En effet, le tribut qu’il dut payer à Tighlat-phalasar pour obtenir son départ, ce sont les notables d’Israël qui l’ont payé ! (Livre des Rois, II, 15, 20). Faut-il croire que son fils, Pekayah (738-737), a payé les fautes de son père quand il fut assassiné par son écuyer, Pekah (737-732 ; Livre des Rois, II, 15, 23) ? Le jeune roi de Juda, Achaz, refusa de se joindre à Pekah contre les Assyriens. Il se déclara serviteur et fils de Tiglath-Phalasar, puisa dans le trésor du temple de Yahvé pour le satisfaire et se mit à adorer les dieux de son suzerain. On ne sait quel fut le rôle exact du prophète Esaïe dans cette prise de décision, et j’ai souvent constaté que les peuples préfèrent s’entendre avec les peuples éloignés qu’avec leurs voisins les plus proches. Retranché dans Jérusalem, le roi fit passer son fils par le feu sur l’autel de Moloch Livre des Rois, II, 16, 3). C’était, paraît-il, un sacrifice propitiatoire, apotropaïque, mais je serais étonné que les dieux approuvent une coutume aussi barbare. Je songe à Thésée et au tribut que les Athéniens devaient payer au Crétois Minos, ces jeunes gens à la fleur de l’âge, pour qu’ils servent de pâture au rejeton monstrueux de sa lignée, le taureau tapi dans le labyrinthe de Dédale. Iphigénie trop célèbre pour que j’en dise plus, Polydore et Polyxène, les fils de la vieille Hécube la reine-mère des Troyens… Comment se fait-il que vieillards ou adultes infligent aux autres la pire des privations, sans songer à la douleur qu’ils éprouveraient si leur progéniture était anéantie ? Je songe aussi au fils aîné du Lydien Pythios dont la dépouille fendue en deux à la hache a vu défiler l’armée de Xerxès (VII, 27-29 et 38-39). Peut-être s’agit-il d’un rituel emprunté aux Hittites. Mais, tant qu’à faire, Xerxès pouvait sacrifier un quelconque Barrabas plutôt que le fils d’un juste. En effet, Pythios avait fait don à Darius d’un platanistos et d’une vigne en or et, parce qu’il était le plus riche des hommes après Xerxès, il l’avait accueilli magnifiquement avec son armée et lui avait promis tout ce qu’il possédait pour entretenir l’armée. S’il était le petit-fils de Crésus comme on l’a supposé après moi, il ne faut pas s’en étonner. Mais voici la fin de l’histoire. Xerxès répond en lui donnant de l’argent, mais refuse de lui laisser un fils pour ses vieux jours et le sacrifie comme je l’ai dit.

        Osée, soutenu par les Assyriens, fit assassiner Pekah et lui succéda.  Il voulut profiter de la mort de Tiglath-Phalasar pour recouvrer la liberté tout en recherchant l’alliance avec l’Égypte. L’Assyrien Sargon, deuxième du nom, apprit qu’il avait dépêché des ambassadeurs à Saïs et qu’il refusait de payer le tribut. Il se vengea en s’emparant de Samarie et en déportant les Israélites du royaume des dix tribus sur les rives du fleuve Goran et dans les villes de Médie (je relève ici que le Livre des Rois, II, 17, 6, attribue cette déportation à Salmanasar). Les prisonniers construisirent une immense citadelle à quelque distance de Ninive et une ziggourat de sept étages. Il fallut seize années pour les construire, mais, à peine un an après la mort de Sargon, les rois préférèrent revenir à Ninive ! Un peu plus tard, le nouveau roi de Juda, Ezéchias (722-698), admonesté par Esaïe et Michée, comprit que son peuple ne supportait plus les exactions de Sargon, le deuxième du nom. Il souffrait d’être obligé d’adorer les dieux assyriens. Ezéchias s’engagea avec prudence et préféra, plutôt que de se rebeller ouvertement, lutter contre l’idolâtrie sournoise et restaurer le culte de Yahvé. C’est ainsi qu’il détruisit des lieux de culte dont la signification originelle avait été détournée et le serpent de bronze que Moïse avait construit sans en faire une idole Livre des Rois, II, 18, 4). La rébellion contre l’Assyrien n’était pas encore manifeste et le roi de Juda passait encore pour un allié, ce qui lui permit de s’affairer à fabriquer des armes et de renforcer les ouvrages de défense de Jérusalem en comblant les brèches de l’ancienne muraille qu’il entoura d’un autre mur.  Pour remédier à la pénurie de l’eau qui l’inquiétait quand il songeait que Jérusalem serait un jour assiégée, il fit aménager un souterrain à travers la montagne de Sion pour capter la source de Gidon dans la vallée de Kedron. Esaïe, pour je ne sais quelles raisons, ne voulait pas que Juda entrât dans la ligue qui s’opposait aux Assyriens avec les  Égyptiens belliqueux (les  Machimoi)  et les Philistins d’Ashdod révoltés contre un roi installé par les Assyriens, et Ezéchias dut se contenter de les soutenir financièrement.

         Les ennemis des Assyriens se dirent, comme il est coutumier lors de l’avènement d’un nouveau roi, que Sennachérib (704-689) ne serait pas digne de son père. Cruelle désillusion ! Sennachérib paya de sa personne pour faire tomber les villes l’une après l’autre, Babylone, mais aussi Sidon.  Jérusalem ne tomba pas tout de suite. Sennachérib, il est vrai, se vante d’avoir enfermé Ezéchias dans Jérusalem comme « un oiseau en cage ». Mais il semble que le roi de Juda ne fut pas vaincu comme d’autres rois. Il s’en tira sans doute en reconnaissant qu’il avait mal agi et en ouvrant les portes du trésor du temple de Yahvé. Ce qui se passa ensuite est incertain et je m’en excuse humblement.  Je sais que le grand échanson, ou l’aide de camp de Sennachérib se rendit à Jérusalem et déclara au maître du palais qui le reçut en lieu et place d’un roi bien dédaigneux : Dites à Ezéchias : Ainsi parle le grand roi, le roi d’Assyrie. Quelle est cette confiance sur laquelle tu te reposes ? Tu t’imagines que paroles en l’air valent conseil et vaillance pour faire la guerre. En qui donc mets-tu ta confiance, pour t’être révolté contre moi ?  21 Voici que tu te fies au soutien de ce roseau brisé, l’Égypte, qui pénètre et perce la main de qui s’appuie sur lui. Tel est Pharaon, roi d’Égypte, pour tous ceux qui se fient en lui.  Vous me direz peut-être : C’est en Yahvé, notre Dieu, que nous avons confiance, mais n’est-ce pas lui dont Ezéchias a supprimé les hauts lieux et les autels en disant aux gens de Juda et de Jérusalem : C’est devant cet autel, à Jérusalem, que vous vous prosternerez ? Eh bien ! fais un pari avec Monseigneur le roi d’Assyrie : je te donnerai 2.000 chevaux si tu peux trouver des cavaliers pour les monter !  24 Comment ferais-tu reculer un seul des moindres serviteurs de mon maître ? Mais tu t’es fié à l’Égypte pour avoir chars et cavaliers !  “ Et puis, est-ce sans la volonté de Yahvé que je suis monté contre ce lieu pour le dévaster ? C’est Yahvé qui m’a dit : Monte contre ce pays et dévaste-le ! (Livre des Rois, II, 18, 19-34).

          Le grand échanson était fine mouche : il se refusa à parler la langue de la chancellerie que le peuple ne comprenait pas, comme le maître du palais le lui demandait, parce qu’il voulait inciter à la révolte les  soldats qui étaient sur le rempart et en étaient réduits à manger leurs excréments et à boire leur urine. C’est pourquoi il leur promit dans la langue du pays de Juda de les emmener dans « un pays de froment et de moût, un pays de pain et de vignobles, un pays d’huile et de miel ». Tout pour plaire, d’autant plus qu’il avait une voix magnifique qui tantôt roulait comme le tonnerre, tantôt se faisait mielleuse et aguichante.  Une chose pourtant m’étonne et me scandalise : il me semble que les propos sarcastiques du grand échanson, qui relève que les dieux des nations vaincues n’ont pas réussi à sauver leurs adorateurs, sont pure et simple folie. Je ne saurais approuver les puissants qui justifient la guerre en brandissant la bannière de leurs dieux. Mais l’échanson savait que l’argument serait convaincant puisque certains prophètes avaient annoncé que leur Seigneur se servirait de l’Assyrien pour châtier les infidélités d’Israël. Cette histoire est une bonne occasion de méditer sur les rapports entre les hommes et les dieux. Rien n’est plus précieux, rien n’est plus fragile qu’une relation de confiance réciproque entre eux. Sans parler des cas extrêmes où les dieux rendent fous ceux qu’ils veulent perdre (l’Ajax de l’ami Sophocle, l’Oreste du vieil Eschyle, mais aussi Héraclès et tous ceux que leur bonne fortune rend insolents), il suffit que les peuples « oublient » (je souligne le mot) de pratiquer correctement les rites pour que les dieux protecteurs désertent le camp de leurs protégés. Dans l’urgence du péril, cet oubli est bien compréhensible, mais la faute est grave. Dès lors, le conquérant peut invoquer, avec quelques chances de réussite, les dieux de l’adversaire et les inviter à quitter les lieux qui leur sont consacrés. Mais tout cela est bien trop subtil et à tout prendre, je me reconnais davantage dans l’attitude du Mégarien Théognis qui annonce l’avènement d’un tyran qui roulera comme une pierre pour écraser les notables, les esthloi  de sa patrie, parce qu’ils ont oublié les vertus que supposait la dénomination qu’ils se sont arrogée. D’ailleurs, Jérusalem ne fut pas prise et Sennachérib dut rebrousser chemin vers Ninive, sans doute parce que les Égyptiens, dont les pharaons étaient alors des Éthiopiens, étaient venus à la rescousse. Égyptiens et Hébreux s’accordent pour dire que leurs divinités respectives envoyèrent dans le camp des Assyriens une multitude de rats qui croquèrent avidement les équipements de cuir et propagèrent une épidémie. 

        On raconte aussi que le prophète Esaïe avait cru bon d’annoncer la mort d’Ezéchias qui était effectivement fort malade et souffrait d’un ulcère (Livre des Rois, II, 20, 1-11). Mais il était à peine sorti de la cour du palais qu’une voix intérieure lui transmit le message de Jahvé annonçant qu’il accordait à Ezéchias un sursis de quinze ans et qu’il protégerait Jérusalem. Ezéchias accepta que l’ulcère fût soigné par l’application d’un onguent de figues, mais il désirait mettre à l’épreuve la divinité et obtenir des garanties. Il aurait pu faire comme Mykérinos et doubler le temps qui lui restait à vivre en ne dormant plus la nuit. J’ai interprété à ma manière l’histoire de Mykérinos (II, 133), mais je vais désormais t’aider à en découvrir la signification profonde. Le constructeur des dernières pyramides, comme l’architecte Haremsaf de Karnak cité par Stéphanie West, pensait que celui qui travaille pour l’éternité doit ignorer les divisions du temps. Son activité doit être aussi inlassable que celle de son commanditaire, je veux dire la divinité.  En faisant de la nuit le jour, il voulait manifester sa piété, mais il ne fut pas récompensé, et je constate que Matthew Arnold * proteste avec plus de virulence que moi. Quoi que nous fassions sur cette terre, nous sommes toujours en sursis. De même, Trophonios et Agamède, les architectes du premier temple de Delphes, n’ont pu obtenir que six jours de réjouissances festives avant de mourir. Mais revenons à notre prophète et à notre roi.  Esaïe affirma que le roi pouvait obtenir à son choix que l’ombre avance ou recule de dix degrés. Ezéchias, armé d’un robuste bon sens, demanda évidemment à la divinité d’opter pour le signe le plus inattendu. Peu importait pour lui que la ruine de Jérusalem et la déportation de ses habitants fût annoncée par Esaïe pour plus tard, quand ses fils deviendraient eunuques à Babylone. Jouis de l’instant présent, telle était sa devise.

         Assarhaddon (680-669) fut un peu plus heureux que son père Sennachérib qui fut assassiné par ses fils pendant qu’il priait Nabu, le dieu des lettres et de la science, puisqu’il se faisait appeler « le roi des rois d’Égypte et d’Éthiopie », après s’être heurté bien souvent à Taharqa, un prince de Saïs devenu pharaon. L’empire d’Assurbanipal, le dernier des rois assyriens qui fit de Psammétique, le premier des linguistes (I, 2), son vassal, s’étendit  de l’Arménie jusqu’en Nubie, et du golfe où se jettent le Tigre et l’Euphrate jusqu’à Chypre (668-627). Mais mon récit nécessite un retour en arrière. J’aurais dû mentionner que le Chaldéen Merodach-Baladan, qui s’était révolté contre Ninive au début du règne de Sargon et avait félicité Ezéchias après sa guérison (Livre des Rois, II, 20, 12), régna à Babylone. Il résista pendant dix ans et il fallut trois générations pour que les Chaldéens, conduits par un chef militaire devenu roi, Nabopolasar, le père de Nabuchodonosor II, qui se proclama roi de Babylone, réussissent à remplacer les Assyriens. Ici, j’aménage dans mon récit une passerelle pour le relier à l’histoire des Mèdes et des Perses. En effet, Nabopolasar avait bénéficié de l’aide des tribus mèdes fédérées sous l’autorité d’Astyage et son fils, Nabuchodonosor, épousa la fille du Mède Kyaxare (653-584).

Nabuchodonosor : le roi, l’architecte, l’astronome et le quadrupède

         Nabuchodonosor (604-561) s’empara de Jérusalem en 597 et du royaume de Juda. Mais j’ai peine à croire Saint Augustin ou Isidore de Séville qui prétendent que c’est un cuisinier qui fut le protagoniste de la conquête. C’est sans doute une manière de dénoncer un appétit insatiable en reprenant un motif bien connu du folklore international, celui du cuisinier qui adore embrocher ses adversaires ! Charles Rollin * nous dit qu’il transmettait ses instructions à ses chefs d’armée en écrivant sur le crâne rasé de ses esclaves. Les messagers devaient attendre pour partir que leurs cheveux repoussent. Soit, mais, si les messagers avaient été des félons, il leur aurait suffi de prendre un miroir pour prendre connaissance des messages ! Pour ma part, j’ai rapporté qu’Histiée de Milet eut recours à cette ruse à la veille de la révolte des Ioniens (V, 35). Dans les deux cas, qu’il s’agisse du souverain, maître de toute écriture en son royaume, qui ne peut compter sur la loyauté de ses esclaves, ou d’un rebelle qui n’a pas d’autres ressources que celles de la dissimulation, l’écrit, à condition qu’il soit strictement réservé à certains destinataires, est préféré à la parole. « Les paroles s’envolent, les écrits restent », disent les amateurs de proverbes, les gens qui rédigent leurs dernières volontés sur un testament holographe ou leur épitaphe, les créanciers qui veulent obtenir le paiement des dettes, les législateurs qui affichent le texte des lois. Dans vos sociétés qui rêvent parfois d’un monde où l’on se contenterait d’échanger en toute confiance des paroles aussi limpides que l’azur le plus pur, il est devenu à la mode de dénoncer les régimes où règnent les maniaques de l’écriture, où tout est codifié par les mâles qui détiennent le pouvoir, tyrans et caste des scribes, juristes et ayatollahs de tout acabit. Je connais un livre qui témoigne de cet état d’esprit, celui de Deborah Steiner *, The Tyrant’s Writ . Pour ma part, je fais observer que Solon voulait diffuser la connaissance de la loi dans les espaces les plus fréquentés en l’écrivant, et faire en sorte que la pierre et le bois garantissent la stabilité du régime de justice qu’il voulait établir. Parole ou écrit, peu importe. Tout dépend de l’usage qui est fait de ces dons merveilleux qui nous permettent, si nous le voulons, d’être autre chose que de simples brutes.

          Nabuchodonosor s’était fait construire une statue en or aussi haute et large qu’un temple. Parce qu’il refusa de se prosterner devant cette statue, Daniel fut précipité dans une fournaise ardente. Le pauvre Nabucco souffrait en outre d’une étrange maladie, puisqu’il s’imaginait transformé en loup quand la lune était pleine, tout comme les filles du roi Praetus se prenaient pour des vaches, ce qui est tout de même plus rassurant. Est-il bien raisonnable de vouloir distinguer lycanthropie et mélancolie, comme le fait Richard Burton *, un de vos éminents polymathes dans son chapitre sur le furor ? Nabuchodonosor aimait dormir sur la terrasse de son palais et s’imaginait sans doute que la contemplation des astres le mettrait à l’abri du désastre. Mais de nombreux rêves venaient le tourmenter et les mages n’étaient pas d’un grand secours pour soigner ses appréhensions. Il se mettait alors à déambuler de long en large comme un maniaque. Un beau jour, une belle nuit, une voix venue d’en haut lui annonça qu’il devait retomber les pieds sur terre et redevenir un quadrupède. Effectivement, il se mit à manger de l’herbe comme les bœufs, sa tête se couvrit de plumes comme celle d’un aigle et ses ongles devinrent aussi longs que ceux des oiseaux. La rosée du ciel baignait son corps et mes informateurs, qui commentent notamment le Livre de Daniel (4, 25), me disaient que c’était bon signe, ce que je veux bien croire, puisqu’il venait à résipiscence. Marc Ouaknin * précise que la rosée (tal en hébreu) signifie le pouvoir vivifiant de Dieu et le nom de Dieu en mouvement. Mais ce remords bien tardif et toutes les précautions dont il s’était entouré furent bien inutiles, et la puissance de son empire, trop vaste pour ne pas être disparate, était destinée à sombrer rapidement. Vingt ans après, un démon vengeur, Cyrus, fit expier à sa famille la déportation des fils d’Israël, la cruauté de ses spadassins et la rapacité de ses intendants. Ses successeurs éphémères furent Nabonide, l’adepte du dieu lune Sin, dont on disait qu’il adorait les démons, et son fils Bel-sharra-usur, celui qu’on appelle aussi Balthasar, et dont les festins donnèrent lieu à une expression proverbiale. Apparemment, Nabonide, que les Assyriens appelaient l’ « archéologue » et que j’ai appelé Labynétos (I, 188) parce qu’il y de quoi s’y perdre, ne savait plus vivre dans le présent. Mais la réputation de Nabuchodonosor auprès de ses sujets ne fut pas aussi mauvaise qu’on pourrait le croire. Tout au plus lui reprochaient-ils de s’être surtout occupé de Babylone, des deux lieux du pouvoir, le palais royal et le temple de la divinité suprême, Marduk, et d’avoir laissé les canaux s’envaser, à l’exception de celui qui traversait Babylone. Mais la prise de Babylone par Cyrus en 539 est une autre histoire que j’ai longuement racontée (I, 178-201).

Au coeur  du royaume, le palais

          La boue du Tigre et de l’Euphrate qu’il suffit de faire sécher pour construire les murs avant de les revêtir de plaques d’alabastine gypseuse venue des montagnes pour les protéger de l’humidité, de briques émaillées ou d’un simple enduit argileux, les cèdres du pays des Philistins et des Phéniciens qui fournissent le bois des poutres et des portes, les métaux, cuivre ou étain dont l’alliage produit le bronze, qui viennent des plateaux d’Asie Mineure, de Chypre, ou d’îles lointaines auxquelles les Grecs donnent le nom de Cassitérides, et qui ornent les portails ou renforcent les portes, mais aussi les minéraux qui servent à peindre ou à sculpter. L’inventaire du palais de Sargon le deuxième du nom, à Khorsabad, fait parler les murs et dit la puissance du roi, l’activité des commerçants de tout acabit et la soumission des peuples qui défilent pour apporter les offrandes. Je sais que les Grecs, ancrés sur leurs petits territoires et incapables d’organiser leur espace politique autour d’un centre qui leur serait commun, ont un peu de mal à comprendre que le palais du roi assyrien, perse, mais aussi chez les Crétois du temps de Minos, est bien autre chose que l’omphalos de Delphes. Il est le ventre qui absorbe tout ce qui vient de l’empire, comme l’œil du cyclone qui concentre toutes les forces qui agitent l’atmosphère, entraînant avec lui le pêle-mêle des peuples.

          Bien qu’il n’y ait pas d’acropole ou de motte féodale, comme ailleurs dans le monde, puisque le quartier des temples, des tours appelées ziggourats et des palais se trouve d’habitude à proximité du fleuve pour accueillir commodément les matériaux et les biens, les lieux du pouvoir sont bien distincts des quartiers d’habitation et protégés par  des murailles.

        Les subdivisions sont aussi présentes à l’intérieur du palais, puisque ceux qui avaient l’honneur de pouvoir se présenter aux portes du palais, par exemple celui d’Assur-nasir-pal deuxième du nom à Nimrud, devaient d’abord traverser les lieux occupés par les soldats avant d’accéder aux salles réservées à l’administration, aux magasins et aux plaisirs du bain, puis à la salle du trône qui occupe une place centrale entre le domaine public et le domaine privé, et enfin aux appartements royaux. La sécurité et le respect du protocole qui régit visites et audiences sont assurés à chaque porte par d’imposants barbus, sans doute aussi par les animaux gardiens et les génies protecteurs. Qu’ils revêtent la forme d’un animal, le taureau par exemple, ou celle d’un homme, ils sont pourvus d’ailes comme les plus majestueux des oiseaux parce qu’il faut bien tenter de représenter l’étendue du ciel qui règne sur l’empire. Les génies humains tiennent parfois une fleur de pavot ou aspergent les passants avec une pomme de pin pour les purifier, écarter les mauvais génies qui sont aussi nombreux que les sujets de l’empire, ou pour signifier les bienfaits de la rosée céleste qui tombe en pluie.  À Khorsabad, un génie d’un autre genre étouffe un lionceau avant de lui fracasser la tête comme notre Héraclès. Je ne sais s’il s’agit vraiment du héros que les peuples qui dominaient cette partie du monde avant les Assyriens appellent Gilgamesh.

       Ce qu’il y a de merveilleux dans ces palais, c’est que les visiteurs étaient capables de me raconter en détail, à partir des frises des murs des palais, les récits les plus divers et de me faire comprendre comment les rois Assyriens pratiquaient l’art de la guerre, l’art de mener un siège ou de chasser les bêtes sauvages et mettaient en œuvre les techniques qui leur permettaient d’acheminer les bois du Liban ou de construire le mobilier du palais. Dans mes rêves, j’imagine parfois le roi assis paresseusement sur un tabouret garni de coussins chamarrés, incrusté de plaquettes en ivoire réalisées par les Phéniciens et paré de têtes d’animaux. Parce que les Perses ont pillé les palais, j’ai pu voir des éléments de décor et j’ai retrouvé des miniatures du type de celles que j’avais vues en Égypte, la naissance du dieu faucon et des femmes à la fenêtre, comme des prostituées qui guettent le client derrière leurs rideaux dans tous les ports du monde, à moins qu’il ne s’agisse de prêtresses ! Mais je ne saurais oublier les défilés d’esclaves et les populations déportées qui démontrent à quels excès la puissance peut conduire les hommes. Les rois assyriens, qui voulaient manifester leur puissance, ne se rendaient pas compte qu’ils étaient en train de construire le mémorial de leur cruauté bestiale.

Le panthéon des Assyriens : le Soleil a rendez-vous avec la Lune 

       Parler des astres, c'est aussi parler des dieux. Lorsque je me suis intéressé aux dieux des Perses, j'ai tenté de distinguer ceux qu'ils honorent depuis les origines et ceux dont ils ont appris les noms chez les Assyriens et chez les Arabes, et j’ai donné l’exemple des noms qui correspondent à celui d’Aphrodite, parce que je voulais signifier que les peuples et les cités peuvent honorer un même dieu en lui donnant des noms différents (I, 131). À quoi bon dès lors se déchirer à belles dents sous prétexte de fidélité ? Je me suis expliqué sur ce point, mais je tiens à le redire, afin que personne ne me fasse un procès pour impiété, sous prétexte que j’évoque des peuples qui considèrent les astres comme des dieux. Je songe à Anaxagore, l’ami de Périclès, et je dis avec force que l’on peut qualifier les astres de divins sans pour autant les considérer comme des dieux, ni supposer, pour expliquer l’usage du mot theia, une étymologie fantaisiste (le verbe theô qui signifie « courir »). Nous, les Grecs, sommes-nous si différents des autres ? Le cycle des saisons, le temps, la marche du monde et les affaires humaines ne sont-ils pas mis en rapport avec des dénominations divines ? Si le temps peut passer pour un enfant qui joue (encore Héraclite), il est aussi loisible de le représenter sous les traits d’un vieillard rempli d’usage et de raison ou d’un Cronos qui dévore ses enfants (comme sur l’image qui orne la couverture d’un des derniers livres de Paul Ricœur dont je salue ici la mémoire). Il est bien difficile de mettre en harmonie une généalogie divine et un système de représentations qui voudrait rendre compte de l’organisation du monde et de tout ce qui affecte pour le meilleur et le pire l’existence humaine. Faut-il mettre au sommet Ouranos ou Cronos, le ciel ou le temps, ou encore une grande déesse mère ? Faut-il supposer un couple originel, Ouranos et Gaia ? Quelle étrange Sainte Famille que celle des dieux, comme disait ton collègue Pierre Lévêque !

        J’ai déjà mentionné Eridu, la ville du dieu Ea, détenteur, comme Asclépios, d’un savoir magique et médical et patron des artisans comme Héphaistos. On peut le considérer comme un bienfaiteur des hommes, à l’instar de Prométhée, puisqu’il les a façonnés (il est probable que le nom des Titans provient du mot sémitique tit qui signifie argile) et qu’il les a préservés du déluge décrété par Enlil en prévenant Utnapishtim. Un ruisseau coule de ses épaules parce qu’il règne sur les eaux douces souterraines qui donnent naissance aux lacs et aux fleuves, et son fils Marduk, le grand dieu de Babylone, dut affronter la monstrueuse Tiamat, le dragon de l’eau salée, avant de devenir le roi des dieux. Quiconque a vu comme moi les lacs de natron et les colonnes de sel du désert libyen peut comprendre ce que les hommes avaient en tête quand ils inventaient ce drame. On dit que les hommes doivent à Ea l’art de l’irrigation qui permet de nourrir les misérables. En effet, c’est tout un art de calculer soigneusement les pentes et le calibre des tuyaux ou des rigoles et, parmi les métiers qui se perdent aujourd’hui, il faut réserver une place d’honneur aux fontainiers qui entretiennent le réseau, savent gérer l’eau sans la gaspiller et réveiller les sources dormantes. Sauf erreur de ma part, je ne sais rien d’analogue concernant le dieu Nil. C’est aux fellahs égyptiens que revient le mérite de savoir tirer parti des crues annuelles.

      Le dieu Assour (Anshar) est celui qui permet le mieux de distinguer le panthéon assyrien de celui des Babyloniens : il est le créateur du ciel infini et sa supériorité provient de ce qu’il est impossible de l’identifier à un luminaire du ciel ou aux phénomènes qui se produisent dans les airs. On pourrait tenir un raisonnement analogue pour parler du plus grand de tous les dieux, celui du ciel et de l’autorité suprême, auquel on associe l’étoile ou le taureau. Anou, du milieu d’un disque ailé, décoche une flèche vers le ciel, sans doute pour faire pleuvoir. Je ne conseille pas aux simples mortels de l’imiter, ce serait un geste de défi analogue à celui que je raconte en IV, 94 à propos des Gètes et de leur dieu devenu immortel : Le même peuple riposte aussi au tonnerre et aux éclairs en décochant des flèches contre le ciel pour menacer leur dieu - car ils croient qu’il n’est pas d’autre dieu que le leur. Je ne leur ferai pas l’injure de considérer leur dieu, Salmoxis, comme un imposteur, un ancien esclave de Pythagore qui aurait tiré parti de l’enseignement de son maître en se faisant passer pour un immortel après avoir passé trois ans dans un souterrain. Comme Zeus, Anou préside l’assemblée des dieux ou de ceux qui sont devenus immortels et garantit le respect de ce qui est juste entre les hommes, comme la pluie de Zeus, il féconde la terre.

        Anou a été supplanté par son fils bien-aimé, Enlil qui donne le sceptre au roi en jetant sur lui un regard bienveillant. Sa lumière scrute le cœur des hommes, comme Hélios chez l’aède quand il dénonce les amours adultérines d’Arès et d’Aphrodite, comme les surveillants imaginés par Hésiode, … comme l’œil dans la tombe du fratricide Caïn interprété par le Père Hugo. Enlil, le « seigneur des vents », était en effet tout qualifié pour animer les êtres vivants et leur communiquer son énergie et sa justice, mais il était aussi doté d’un solide appétit sexuel puisqu’il abusa de la déesse du blé et de l’orge, Ninlil qui mit au monde le dieu-lune, Sin ou Nanna, lequel se déplace sur un taureau ailé et permet de mesurer le temps cyclique et celui de la succession des jours. Les Assyriens ont donc trouvé les mythes qui leur permettaient de distinguer, puis de concilier, les deux figures du temps, aiôn et chronos. Troupeaux et végétaux lui doivent leur fertilité. Ce que j’ai entendu m’autorise à rapprocher Ninlil qui change de nom quand elle change d’époux, Artémis, la maîtresse des fauves et la déesse des accouchements, et toutes les déesses qui se plaisent dans les espaces sauvages et garantissent la fertilité des vivants. Comme rien n’est simple quand on parle des dieux, il a suffi que cette déesse s’unisse à Enlil pour mettre au monde le dieu de l’orage et de la guerre Ninhourta, oiseau de proie et conducteur de char à tête de lion dont l’agressivité conduisit toutes choses, y compris les pierres, à la révolte. Pour récompenser les pierres qui lui étaient restées fidèles, il en fit des pierres précieuses. Je songe aux pierres que Deucalion jetait derrière lui pour faire surgir une nouvelle race.

          J’en viens enfin à Inanna, la fille d’An ou d’Enlil, qui devint chez les Babyloniens, Ishtar, la grande dame d’Our. Selon la légende, parce qu’elle trouvait ennuyeuse la compagnie du berger Dumuzi (ou Tammouz) qu’elle avait épousé, elle se para de ses plus beaux bijoux et de ses plus beaux atours et descendit au pays de non-retour. Pour franchir chacune des sept portes et parvenir à la grand’ place où tous seront un jour réunis, il lui fallut se dépouiller progressivement et c’est dans le plus simple appareil qu’elle se présenta devant sa sœur qui régnait aux Enfers. Je ne suis pas étonné que le mari d’Ereshkigal, Nergal, soit à la fois l’équivalent d’Hadès et d’Arès et qu’il ait été identifié avec Assour, le rival du babylonien Marduk. Inanna. s’installa sans vergogne sur le trône. Ereshkigal est aussi séduisante que la plus belle des brunettes, mais il faut se méfier de ses yeux qui ont la profondeur insondable de la nuit, de ses grandes ailes et de ses serres de hibou, oiseau de mauvais augure qui apporte la maladie et la mort. Une déesse capable de faire pression sur Nergal qu’elle veut épouser en menaçant de faire ressusciter tous les morts ! Quel cauchemar ! Je n’ai pas bien compris comment Ishtar put revenir au pays des vivants ! Toujours est-il qu’elle se vengea de son mari qu’elle retrouva en train de festoyer en demandant aux démons de l’expédier aux Enfers à sa place. Comme Dionysos, il a souffert et il est mort, comme le grain qui doit pourrir en terre. Cela suffit à prouver que la déesse mère n’était pas constamment protectrice et je ne comprends pas les poèmes lénifiants qui la célèbrent. Gilgamesh, dont je ne raconterai pas la légende, en sait quelque chose. Je me souviens du sort terrible d’Actéon et d’Atthis.  C’est pourquoi sans doute certains préfèrent dire, comme pour Isis, qu’elle est allée chercher son mari aux Enfers. Ne soyez pas étonnés qu’à propos des Perses, après avoir souligné l’importance des astres et des éléments dans leur religion, j’ai donné le nom de Mylitta à l’Aphrodite céleste des Assyriens dont le roi épousait chaque année l’une des prêtresses pour fêter le Nouvel An.

           Shamash est le dieu Soleil de la ville nordique de Sippar. Il est représenté sous l’apparence d’un disque qui renferme une étoile à quatre branches. Il est accompagné de ses deux fils, Justice et Droit.  Un autre trait le rapproche d’Apollon, son rôle comme dieu de la divination. À l’heure où le ciel blanchit, quand les oiseaux se réveillent, les gardiens scorpions ouvrent les entrailles de la terre pour que Shamash puisse monter sur son char. À Our, en revanche, c’est le dieu Lune, Sin, qui règne. Après un séjour en Arabie, Nabonide voulut réformer le panthéon babylonien et faire du dieu Lune le nouveau pouvoir souverain, en lieu et place de Mardouk. Les lettrés condamnèrent cette hérésie et déclarèrent que le roi était devenu fou.

Écriture, culture, agriculture

           Fils de la Terre et fils du ciel, les Assyriens le sont tout comme nous, tout comme vous. À quoi bon se torturer comme si l’homme pouvait choisir d’être l’un ou l’autre ? Quand les Grecs disent nomoi pour désigner les usages et les lois, ou encore oikonomia pour désigner l’administration d’une maison ou l’organisation d’un écrit, ils devraient toujours garder en mémoire l’origine agraire de ces mots : pacage, bornage et pâturage. Cette paideia, dont les Grecs sont si fiers, c’est d’abord un élevage, c’est ensuite un apprentissage (la lettre, le nombre, le geste), mais c’est aussi tout ce qui fait de nous des hommes de plus en plus libres qui prennent possession du monde ou du petit monde qui est le leur. Ils en font l’inventaire, ils le questionnent.

            Avant toutes choses et en attendant l’occasion d’en parler plus longuement à propos de Cadmos, des Phéniciens et des Libyens, je parlerai brièvement des caractères que les hommes du Pays d’entre deux fleuves gravent avec un coin métallique sur des tablettes. Une chose m’étonne et je ne puis l’expliquer. En effet, si j’en crois ceux qui m’en ont parlé, les quatre signes qui m’ont été expliqués, l’étoile, la silhouette de l’homme, le triangle qui représente le sexe de la femme et l’oiseau, deviennent de plus en plus complexes, sans doute pour préserver le pouvoir de ceux qui les comprennent. Mais ils n’évoluent pas tous de la même manière. Soit ils changent d’orientation par rapport à la ligne de lecture (le triangle féminin tourné vers le bas s’oriente vers l’avant), soit ils oublient progressivement l’apparence de l’être qui les a fait naître (c’est le cas de l’homme et de l’oiseau). L’écriture est pour ces peuples une chose sérieuse que l’on doit réserver aux favoris des dieux, scribes, prêtres et rois, bien qu’elle serve aussi à diffuser la volonté des puissants. Il est admirable que ces peuples du pays de l’argile sous toutes ses formes aient mis au point des outils qui permettaient de passer d’une langue à l’autre (sumérien, akkadien, araméen, éblaïte).

          Pour autant, il ne faut pas croire qu’il n’étaient capables d’écrire que des inventaires et des catalogues. Lettres de mission, codes de lois, incantations religieuses, mais aussi récits de présages et fables mythologiques dont je soupçonne la richesse sans vraiment la connaître. Il convient que je précise ici ce que l’on peut savoir des modes de divination et de leur signification religieuse et philosophique. Quel rapport peut-il y avoir entre l’observation des signes célestes ou celle des fumées de l’encens et l’étude des lobes du foie d’une victime, la science des haruspices, telle qu’elle est pratiquée aussi par les Étrusques et les Romains ? Le premier document qui atteste la complémentarité de ces deux pratiques dans l’entourage immédiat des rois, c’est une lettre adressée par un devin au roi de Mari, sur le cours supérieur de l’Euphrate vers 1750. Assarhadon et Assourbanipal reçurent aussi des lettres de ce genre. Les archives de Ninive prouvent que, par la suite, vers 650, la collecte des présages de tout genre est devenue systématique au point de constituer ce que vous appelez une base de données, à partir de laquelle on cherchait à construire des modèles mathématiques pour prévoir l’avenir, par exemple à partir des signes observés au jour de la naissance d’un tel, en relation avec les signes du Zodiaque. Mais ici je décroche et je me dis que les correspondances que l’on suppose sont aussi difficiles à appréhender que les traces laissées par le marc de café ou les jeux de lumière dans une boule de cristal. Défaite de mon intelligence ou scepticisme de bon aloi ? Si tout est écrit dans le ciel, course du soleil ou phases de la lune, en vertu de je ne sais quelles lois de la nature, qu’en est-il de la responsabilité des hommes et des jugements souverains des dieux. J’observe d’ailleurs que les prêtres de ces régions ne croient pas inutile d’adresser à leurs dieux des suppliques pour qu’ils acceptent de revenir sur leurs décisions. Ils étaient assez sages pour reconnaître les incohérences de leur système de pensée. C’est d’ailleurs à mon époque que le mot mage a commencé à glisser vers une signification péjorative, celle de charlatan. Tu me dis que vos librairies regorgent de livres consacrés aux signes du zodiaque, que beaucoup d’entre vous lisent leur horoscope dans le journal au petit déjeuner et que, dans le bourg vendéen d’Olonne, un astrologue officie dans une boutique rose bonbon. Tout cela m’attriste ! Quand un astrologue rencontre un astrologue, sauf s’ils sont vraiment concurrents et se disputent la même clientèle, j’ose espérer (pour leur santé mentale), je redoute (en pensant aux pauvres gogos qu’ils abusent) qu’ils n’éclatent de rire, comme Cicéron le dit à propos des haruspices.

       Le palais était à la fois le comptoir des échanges économiques, le centre qui tenait lieu d’acropole sur le plan politique et religieux, mais aussi l’équivalent d’un dépôt d’archives bien plus imposant que le Métrôon des Athéniens et bien plus intéressant, puisqu’à Ninive, le roi Assurbanipal fit construire une bibliothèque. Sur des étagères de bois étaient posées des tablettes d’argile séchées recouvertes d’inscriptions. La bibliothèque disparut lors d’un incendie dont les flammes furent salvatrices pour les tablettes d’argile désormais bien cuites. Rêvons un peu ! Si les gens d’Alexandrie ou de Pergame avaient eu le génie des Assyriens, votre connaissance de nos textes serait autre chose qu’une science de bric et de broc qui reconstitue péniblement les édifices ruinés et se délecte de controverses chicanières. Cependant, ces maîtres de l’écriture (nous les Grecs, nous sommes surtout des artisans de la parole éphémère) savent nous dire qu’il n’est pas garanti que l’écriture, ou sa compréhension, persistent. En effet, selon une des légendes sumériennes, un oiseau rapace que l’on doit considérer comme un démon, Anzu, profita du manque de vigilance d’Enlil, le conseiller des dieux, qui prenait son bain, pour lui dérober les tablettes où étaient inscrits les décrets des dieux qui déterminent le destin des êtres et garantissent que les sons de l’univers et les paroles des hommes ne soient pas simplement des bruits inutiles. Dès lors, dans l’univers, tout se tut et la stupeur régna, comme après le déluge. Plus rien n’était compréhensible.

         Comme les Chaldéens, les Assyriens bénéficiaient d’un large horizon qui se prêtait admirablement à l’observation des astres et des régions élevées de l’atmosphère. La fraîcheur de l’hiver ou de la nuit faisait du ciel un espace limpide et serein. Mais cette obsession du ciel n’était pas chez eux pure et simple spéculation, ou contemplation de la splendeur des dieux. Ils voulaient en tirer les connaissances qui leur permettaient de mieux connaître les routes sur terre et sur mer et qu’ils ont transmises aux Phéniciens dont on connaît l’activité commerçante. Pour rehausser une présentation assez pédestre, je vais parler de ce qui frappe l’imagination des Grecs, parce qu’ils ne savent pas aussi bien défier le ciel. Les Assyriens ont hérité de leurs prédécesseurs l’art d’empiler les étages en faisant de leurs temples de véritables tours avec des briques crues revêtues de briques cuites, comme s’ils voulaient atteindre le ciel. À Ur (Tell Muqayyar, la patrie d’Abraham), la dernière des quatre terrasses, où des arbres étaient plantés, était occupée par un temple du dieu Lune. À Babylone, Assarhaddon, Assurbanipal, Nabopolassar et Nabuchodonosor reconstruisirent l’E-temen-an-ki, la « maison du fondement du ciel et de la terre » qui avait été détruite par Sennachérib en 689. « Construire en hauteur », tel est le sens du verbe zaqaru qui est à l’origine du nom ziqqurat qui désigne ce genre de tours. La signification des couleurs des quatre terrasses d’Ur et les savantes proportions de la tour temple de Babylone, avec ses sept terrasses, échappent à ma compréhension, mais je veux bien croire ce que les voyageurs m’en ont dit d’après une tablette d’argile qui décrit le monument. C’est au sommet de ces tours que se trouve la chambre d’une femme choisie entre toutes. S’agit-il d’une prêtresse et d’un rite analogue à celui des noces originelles du ciel et de la terre ? Je confirme que tout récit qui suppose une épiphanie suivie par une union avec une mortelle, en Égypte, en Assyrie ou en Grèce est à mes yeux incroyable. Mais, après tout, quand je dis que dans la dernière des tours de cette tour, il n’y a pas de statue et que « nul mortel n’y passe la nuit » (I, 181-182), excepté celle qui devient l’épouse du dieu suprême (il ne s’agit pas du roi), cela revient à dire que cette tour symbolise l’inscription de la transcendance (l’axe vertical) au sein de l’historicité (le plan horizontal). Cette formule est bien pompeuse et je te prie de bien vouloir l’excuser. Selon une autre interprétation, tout aussi allégorique mais nettement moralisante, la divinité a voulu interrompre la construction et punir l’orgueil des hommes en brouillant les langues avant de les disperser sur toute la surface de la terre. Je te renvoie au commentaire du chapitre 11 de la Genèse que propose Philon dans son traité De la confusion des langues.  Mais pourquoi vouloir que tout le monde parle la même langue, la langue adamique, celle que voulaient retrouver, en se livrant à une expérience, celle  des enfants sauvages, Psammétique ou Frédéric II ? Quel ennui si nous étions privés des jeux des polyglottes et de la joie que nous éprouvons quand nous parvenons à nous comprendre un peu ! Cela vaut bien quelques efforts.

L’eau, le sel et le bitume 

         Aujourd’hui, la Babylonie, devenue la plus riche des satrapies perses, peut nourrir l’empire pendant un tiers de l’année (I, 192-193). Le miracle n’est pas ici celui d’un fleuve généreux qui, de son propre mouvement, vient féconder la terre en apportant ses alluvions, mais celui d’une humanité qui a su relever le défi du désert et lutter contre sa progression en ne laissant pas l’or blanc se perdre dans les sables. Puisse cette leçon stimuler les hommes de l’avenir ! Le pire n’est jamais sûr et j’espère que les générations lointaines ne verront pas des carènes de bateaux pourrir à des centaines de stades des mers intérieures (note du traducteur : avez-vous vu ce que la Mer d’Aral est devenue parce que les hommes ont voulu accumuler les ballots de coton ?). Tout récemment, j’ai appris qu’un barrage va permettre à la petite Mer d’Aral de se reconstituer. Ainsi peut-être, les populations souffriront moins des émanations qui proviennent de la croûte salée. De leurs mains ou avec l’aide de leurs machines, les Mésopotamiens devront entretenir les fossés et les canaux que leur ont légués leurs ancêtres, éviter de gaspiller l’eau pour faire pousser des récoltes qui ne nourrissent pas les habitants du sol et se contenter de faire en sorte que la sauvagerie du désert et des zones marécageuses cède la place à un environnement plus clément.

          Les environs de Babylone produisent le meilleur asphalte qui servait de ciment pour sceller les couches de briques des murs de la cité. Il se peut qu’un jour on découvre d’autres usages plus utiles ou plus nocifs que le feu grégeois, les plumes trempées dans la poix que les Libyennes utilisent pour pêcher les pépites d’or (IV, 195), ou le ciment résine qui retient l’eau au fond des bassins, et j’imagine de longs rubans d’asphalte à travers le désert. Qui domestiquera cette source de chaleur, cet or noir ? Les hommes en feront-ils un mauvais usage, comme c’est déjà le cas pour le fer ? Les voyageurs m’ont raconté que, plus au Sud, vers l’Arabie Pétrée, une petite mer qui risque de mourir si le fleuve qui l’alimente se tarit pour une raison ou une autre est déjà si remplie de sel et de bitume que rien n’y peut couler. Les habitants recueillent les particules huileuses qui surnagent pour en faire une espèce de baume dont ils disent qu’il guérit les plaies. Je suis aussi sceptique sur ce point que mon compère Voltaire qui ratiocine longuement dans un article qu’il consacre à ce Lac Asphaltide. Mais je suis le premier à avoir parlé de cette huile nauséabonde que les Perses appellent rhadinacé et qu’ils puisent en utilisant une pompe à bascule dans une source qui produit aussi bitume et sel (VI, 119).

         Comme le dit malicieusement le sophiste de Ferney, le pays des aromates (Myrrha transformée en arbuste odoriférant parce qu’elle a couché avec son père) est aussi celui du soufre, du sel… et des fables en tout genre. La nature des choses qui sont est si surprenante que ce pays du soufre et du sel, comme celui de Parthénopée ou de Catane, produit les meilleurs fruits. Il n’est donc pas absurde de croire ce que nous disent les Anciens à propos des cinq villes richissimes qui s’étaient établies sur les rivages de ce lac, mais je me perds en conjectures sur les raisons pour lesquelles elles ont disparu. Feu du ciel vengeur, ébranlement du sol, désertification provoquée par l’incurie des hommes ? Il y a toujours quelque chose de vrai à tirer des fables. Les hommes qui sont venus après moi ont pu lire des livres où il était écrit : La vallée de Siddim était creusée de puits de bitume ; dans leur fuite, les rois de Sodome et de Gomorrhe y tombèrent, ceux qui restèrent s’enfuirent dans la montagne (Genèse, 14, 10). Puisque j’ai parlé de Myrrha, je dois aussi évoquer la figure pétrifiée ou vitrifiée d’Édith, la femme de Loth qui fut changée en statue de sel parce qu’elle avait regardé en arrière. Comment pourrait-on s’empêcher de tourner son regard vers son enfance, les pays où l’on a vécu et les êtres qui ne sont plus ? Je songe à l’histoire d’Orphée. Dans tous les déserts, le sel et l’asphalte se solidifient rapidement. Je laisse aux theologoi le soin d’expliquer ce qui reste du corps de la femme dans cette colonne de sel et aux physikoi le soin d’accomplir ce que souhaite Voltaire, décomposer l’eau, le sel et la terre du lac de Sodome. Pour ma part, je sais désormais, grâce aux savants, ce qu’il en est des lacs de nitre ou de natron situés dans le désert de Chaiat ou de Saint Macaire à l’ouest du delta du Nil. Volney connaît ce Wadi Natrun fréquenté par les flamants roses et nous parle d’une « espèce de pierre qui exhale, en la frottant, une odeur infecte, brûle comme le bitume, se polit comme l’albâtre blanc, et sert à paver les cours. » En hiver, il se remplit d’une eau salée à laquelle semble se mêler la sueur de la terre. Mais cette coloration rose ou rouge-violet que l’on observe provient de la décomposition de minuscules organismes vivants. C’est un phénomène analogue qui explique le plumage légèrement rosé des flamants, puisqu’ils se nourrissent de petits crustacés qu’ils vont déloger dans la vase des lagunes. Je savais aussi que les Égyptiens utilisent le pouvoir desséchant du natron pour détruire la graisse et la chair de leurs défunts et nettoyer les peaux. Je sais désormais que ce carbonate de sodium (Na2CO3.10H20), combiné avec le sable et soumis au feu du ciel ou à celui d’un four, produit le verre. Ce que l’on appelle le bleu égyptien qui peut servir de glaçure pour la céramique résulte de la fusion à 1150 degrés dans un creuset où l’on mélange de la silice, du kaolin, du carbonate de sodium anhydre et d’autres éléments. Si l’on verse le verre en fusion, il devient bleu turquoise. Cette fritte est ensuite broyée. Berthollet l’a étudié au cours de la campagne d’Égypte : selon lui, il résulte de la décomposition du sel marin par le carbonate de chaux. En effet, le mot ammoniaque, sel ammoniac ou chlorydrate d’ammoniac, doit son origine à l’oasis de Zeus Ammon, et non l’inverse, bien que Pline explique dans son Histoire Naturelle (XII, 49) le nom de cette oasis par la gomme ammoniaque qui provient d’une férule. L’ammoniaque peut résulter d’efflorescences naturelles dans le voisinage de l’oasis ou être préparé avec la fiente du chameau. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, cite aussi bien le chapitre 19 de la Genèse, Isaïe, Jérémie, que Flavius Josèphe, Tertullien, Irénée et un poète gaulois du temps d’Henri I. Volney parle du natron à maintes reprises. Je trouve amusante l’explication d’un verrier vitrailliste, Jean-Pierre Umbdenstock dont j’ai visité le site sur la toile : la femme de Loth est désormais invisible parce qu’elle est devenue transparente comme une statue de verre.

Digression sur  le pouvoir tyrannique

            Puisque mon logos m’a acheminé vers la conclusion de mon exposé concernant les Assyriens, je voudrais te livrer quelques réflexions à propos du pouvoir. De temps à autre, les hommes devront obéir à des tyrans cruels, mais il ne suffit pas de rejeter ces régimes de fer et de feu. Il faut se demander quel est le terreau qui fait naître ces efflorescences vénéneuses. Nous devrions nous rendre compte que ces portraits au noir qui abondent dans la galerie des hommes tristement célèbres ne font que souligner la part d’ombre qui sommeille en chacun de nous. Comment fonctionne cette machine infernale, ce Moloch qui broie la vie des hommes ?

           Dans le livre de Vladimir Bartol, Alamut, je découvre des aperçus qui prolongent mes récits. Le tyran règne par la peur parce qu’il est lui-même habité par la peur. Il utilise le mensonge d’État, qu’il appelle « raison d’État », parce que son pouvoir, toujours menacé, est celui d’un imposteur qui promet la dignité, la justice et l’égalité. C’est ainsi qu’Hassan Ibn Saba, le « Vieux de la Montagne » qui régnait dans les régions nordiques de ce qui fut autrefois la Perse, se présentait comme un farceur rigolard, alors qu’il était en train d’aménager l’espace de son pouvoir comme un vaste bunker alimenté par le produit des rapines. Ce grand khan gouverne un grand camp qu’il place sous la surveillance de ses sbires pour les hommes et des eunuques pour les femmes. Ce n’est pas un imbécile. Il a parcouru le cycle des connaissances de toutes sortes, il connaît les religions, mais il ne rêve plus de percer les secrets de l’univers. Dès lors que rien n’est assuré, tout est permis, telle est la devise qu’il n’hésite pas à proférer. Il constate que Démocrite et Pythagore ont été condamnés pour impiété, alors que les fables utopiques de Platon sont portées aux nues. Alors, il lui vient une idée : puisque les hommes ne croient plus au paradis, il lui faut réinventer un paradis auquel ils croiront dur comme fer. Il fonde une secte de fanatiques qui veulent redonner au culte sa pureté originelle et confie à l’un de ses fidèles, ou à son Grand Vizir, une mission, persuader les jeunes gens qu’ils deviendront des fedayins s’ils se sacrifient pour une cause sacrée, celle des défenseurs d’Alamut, c’est-à-dire de son pouvoir. Du sommet de sa ziggourat, où il a accumulé le bric-à-brac du parfait astronome parce qu’il voudrait avoir la maîtrise du temps, il regarde le paradis et fait découvrir aux futurs martyrs des jardins enchanteurs, terre promise et ciel illusoire. Mais, pour les fedayin, la clef du paradis, c’est aussi le chanvre indien, le hashich, qui métamorphose toutes choses et fait plonger dans les eaux du fleuve Léthé, d’où le nom qu’on donne à cette secte, « Assassins ». Manque et satiété, cycle infernal où l’on se perd, d’où l’on ne sort que par un sacrifice inutile ou en se jetant du haut de la tour, comme le fait un des personnages de Bartol.

           Mais il faut que j’explique mon allusion malveillante à Platon, dont le nom indique qu’il a les « épaules assez larges » pour supporter ce que je vais dire de lui. Qui sait s’il ne faut pas féliciter les Siciliens de s’être bouché les oreilles pour ne pas entendre les arguments spécieux qu’il utilisait quand il invitait les gardiens à manipuler le mythe des races du vieil Hésiode pour faire accepter leur gouvernement, sous prétexte qu’ils appartiendraient à la race d’or ? Platon a bien raison de se méfier du vin pur de la liberté et de redouter qu’une cité, où plus personne n’écoute les Anciens, n’enfante un tyran. Mais je ne suis pas sûr de vouloir vivre dans la cité dont il rêve, et tous les rouleaux de sa Politeia, bien que je retrouve dans certaines de ses analyses la substance de mes récits, ne valent pas à mes yeux le Phédon, le Phèdre ou le Timée. Il eût été préférable qu’il restât fidèle à l’enseignement de Socrate qui se contentait de faire son devoir de citoyen sans se laisser duper par la rhétorique des sophistes et sans renoncer à la liberté de l’esprit. Toute société repose sur un juste équilibre entre deux paroles, la parole verticale qui relie le supérieur et l’inférieur (il vaut mieux que s’établisse entre eux un vrai dialogue) et la parole horizontale entre partenaires d’égale dignité que les potentats jugent a priori suspecte et redoutable pour leur pouvoir. Le philosophe n’a pas pour mission de donner des ordres, il ne doit pas briguer un autre trône que celui qui lui est assigné par Alétheia et Diké. Qu’il avertisse les puissants, soit ! Mais, de grâce, qu’il évite de se considérer comme le conseiller du prince ou, pire encore, de rêver d’être à sa place.

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