Bribes de lecture, échos des jours

2024

Mars

Heinrich Böll (1917-1945), Portrait de groupe avec dame.

(Traduction Alain Huriot, Seuil, 2010) Le testament (1947): deux officiers sur le mur de l'Atlantique en 1943, un catholique rhénan et un Prussien fanatique.

Croix sans amour (1948):destin d'une famille catholique entre 1933 et 1945.

"Même cette très particulière catégorie de jeunes catholiques qui s'adonnaient, avec un zèle exemplaire, au cirage de bottes et au garde-à-vous, considérant comme un corollaire sentimental de leur religion le fait de se montrer de distingués soldats d'Hitler, cette catégorie d'idéalistes dont l'erreur de jugement brillait dans les yeux par trop serviles, ces combattants à la fois intellectuels, chrétiens et obéissants, victimes d'un amalgame de faux raisonnements, avec lesquels Christophe avait eu quelques connivences, puisqu'ils étaient nés de la même mère, l'Église ..." 

Böll s'en prend aux "stupidités surannées" du vieux Fritz (1939-1945 sinistre répétition de 1914-1918), la face sombre de cette Allemagne ballottée entre la caserne soumise aux ordres des adjudants-juteux et des chefs parés de noir, de revers rouges et de décorations, les champs où l'on avance, où l'on se replie, où l'on s'enterre, où l'on se perd, où l'on s'abîme, la maison où l'on retrouve parents et fratrie, telle ou telle maison refuge où vous accueille une femme Cornelia (que rencontre Christophe), entre Rhin et frontière russe et à rebours. 

Trois frères : Hans (le gothique, Prussien et hitlérien), Christophe (le croyant, hitlérien repenti) et Joseph (le Juif ? interné dans un camp, qui ne perd pas l'espoir). Ce n'est pas dit expressément, c'est mon interprétation ! Les derniers mots: "Une chance pour les esthètes que la croix ait été, en Palestine, le mode habituel d'exécution, sinon ils devraient accrocher une guillotine ou un gibet dans leur chambre à coucher". Ne pas oublier que le Christ a été "victime de la justice de ce monde et

Heinrich HEINE, De la France

"Les salons mentent, les tombeaux sont sincères. Mais hélas, les morts, ces froids récitateurs de l'histoire, parlent en vain à la foule furieuse, qui ne comprend que le langage de la passion vivante. [...] Je ne puis m'empêcher d'appeler particulièrement l'attention sur la disproportion qui règne actuellement en France entre les choses, c'est-à-dire les intérêts intellectuels et matériels, et les personnes représentant ces intérêts. Il en était tout autrement à la fin du siècle dernier, où les hommes, encore de grandeur colossale, s'élevaient à la hauteur des choses; en sorte qu'ils formaient dans l'histoire de la révolution le temps héroïque, et comme tels sont devenus l'objet du culte et de l'amour de la jeunesse républicaine d'aujourd'hui."

Badinter, Manouchian! Ils nous parlent encore, mais l'unanimisme des cérémonies mémorielles, qui résulte de sentiments et d'opinions sincères ou de postures opportunistes, ne devrait pas nous empêcher d'analyser le temps présent, les catastrophes contemporaines et les comportements des hommes qui passent la rampe et alimentent les medias.

Européen (incapable de choisir entre l'Allemagne et la France dont il compare subtilement le génie national, la philosophie et la littérature,  incapable aussi d'annuler, cancel, Rossini ou Meyerbeer, David ou Deamps), monarchiste (à condition que le roi respecte les libertés et les droits de l'homme et ne soit pas l'alibi et la mascotte des puissances d'argent), plutôt Girondin que Montagnard, spiritualiste sans se réclamer d'aucune confession, Heinrich Heine exerce avec un grand talent sa verve voltairienne contre Casimir Périer et Guizot, bien qu'il se garde de tout jugement définitif, bien loin des anathèmes. Ainsi, bien avant René Rémond, Heine caractérise les traditions droitières, bonapartisme (le duc de Reischstadt), légitimiste (la duchesse de Berry et sa folle équipée), orléanisme (Louis-Philippe et Casimir Périer), sans oublier les "héros de la rue Saint-Martin, tous morts anonymes".. 

Des pages saisissantes sur le convoi funèbre du général Lamrau Lamarque qui "ne devait être qu'une revue de l'opposition", mais qui rassembla une foule égarée par l'aspect du drapeau rouge, sur l'épidémie de choléra, sur La Fayette qui voulait, qui croyait, pouvoir "empêcher par sa présence le peuple de se livrer à d'énormes excès".

13 mai 2023 : hier, à Nanterre, journée d'études sur la Médée d'Euripide. Avec deux collègues à table, nous parlons des animaux domestiques et sauvages (nos chats et nos chiens, bovins et chevaux, mais aussi chamois, chacal doré, serval dont la télé parle de plus en plus ces temps-ci), des régimes alimentaires. Apparemment aucun rapport avec Médée, sinon que le poète athénien lui prête un visage de taureau et la posture d'une lionne, se souvenant de son origine asiatique, de son statut de sorcière (féministe bien sûr). Le soir-même, OCS Pulp présente un film Jacky Caillou : Alpes de Haute Provence, brebis égorgées, folklore du loup-garou.

Or, je viens de terminer Herman HESSE, Souvenirs d'un Européentrad. E. Beaujon, Calmann-Lévy, 1988). Parmi ces nouvelles datées des environs de 1900 à 1953, signalons"L'homme des forêts" la forêt refuge que l'homme ne cesse de défricher et d'incendier,  "Le loup", "L'Européen" dont je recopie la première phrase : "Finalement, le Seigneur s'était fait une raison et, en provoquant le déluge, avait mis fin fin lui-même à cet âge de la Terre qui s'était achevé par la sanglante Guerre mondiale". L'homme "au visage pâle" que ses certitudes ont tellement éloignés de la nature "ne peut pas se reproduire à moins de se plonger à nouveaau dans le courant de l'humanité decouleur" (1917). Nous savons que Hesse était attiré par le bouddhisme. 1929 : "Une soirée chez le Dr. Faust". Méphistophélès a "inventé une sorte de baguette de sourcier pour l'oreille qui permet d'entendre des "sonorités démoniaques" à venir, ... celle d'Adolphe dans Le dictateur. 

PAMUK Ferit Orhan (1952-), Istanbul. Souvenirs d'une ville, Paris, Gallimard, 2007.

Pamuk fut le premier écrivain  du monde musulman à condamner la fatwa contre Rushdie. Dans ce livre (publié en 2003) émaillé de nombreuses photographies qui me renvoient à mes souvenirs, il abandonne les récits de fiction qui dissimmulent des souvenirs personnels. Fuir l'immeuble Pamuk symbole d'une famille puissante plus ou moins en décrépitude, rêver d'un autre Orhan, ailleurs dans une de ces rues pavées, enneigées et boueuses, éclairée par des réverbères pâlots, sur un vapur crachant sa fumée sur la Corne d'or. Tristesse! En exergue, Ahmet Rasim: La beauté d'un paysage réside dans sa tristesse.

Comment devient-on peintre (Goya) ou écrivain (Flaubert, Gautier ou Loti) dans une ville encore cosmopolite, déchirée entre la nostalgie de la puissance ottomane et la modernité occidentalisée, ravagée par les incendies qui ont détruit les maisons de bois (les konaks) et la folie bétonnièe. Son père (mort en 2002, prophétisait que s'il ne devenait pas architecte comme Le Corbusier, il serait "complexé et malheureux" comme ces artistes turcs "dépendants du bon vouloir des riches et des puissants"et qu'aune famille ne voudrait de lui comme gendre. 102 ans avant sa naissance, Flaubert prophétisait que Constantinople serait dans un siècle la "capitale de la terre". À Dieu ne plaise si c'est pour subir les oukazes d'un pacha inféodé à un calife de l'acabit d'Erdogan! Peut-on compter sur Erdogan pour contrecarrer le Drang nach Sûden et tous azimuths d'un petit tsar ou père du peuple. Je sais, je mélange tout, mais tous les dictateurs se valent, ils voudraient éradiquer les monorités mécréantes, les personnes mal-pensantes.

Février 2023 : dans Neige, je retrouve certains aspects auto-biographiques, la genèse d'un  artiste ou écrivain, le tiraillement entre la modernité occidentale et la nostalgie d'un passé oriental. La neige fige en quelque sorte le paysage. "Une vie ne vaut rien..."(chacun des hommes n'est qu'un flocon), mais quoi de plus beau qu'un  flocon, qui cristallise souvenirs, rêves, expériences, les instants et la durée (... mais rien ne vaut une vie", Malraux). Le héros Ka, comme Pamuk, est confronté à la montée de l'islamisme intégriste, mais aussi à la brutalité des "kémalistes". La solution ne serait-elle pas celle d'une laïcité "ouverte", c'est-à-dire non dogmatique, confortée par un dialogue interreligieux (sans oecuménisme béat, plus ou moins négateur des différences, nous n'en sommes plus là)

- MELUSINE, Actes du Colloque du Centre d'Études médiévales de l'Université de Picardie Jules Verne (1996). Publiés dans WODAN (Greifswald, Études médiévales 65) par Danielle Buschinger et Wolfgang Spiewok, 1996.

Une bouée dans l'ancienne maison du gardien proche du logis familial vendéen du Petit Besson (Vairé) porte le nom de ce qui fut sans doute un bâteau de pêche. J'étais curieux d'en savoir plus sur la fée et son fils Merlin  l'Enchanteur dont les fantômes se promènent entre le Poitou (Lusignan), la Vendée (Mervent, Vouvant) et la Bretagne. L'avant-propos de ce livre est de Roux de Lusignan que Claude Gaignebet rencontra un jour devant le gisant de Léon V de Lusignan, le dernier roi d'Arménie. Du roman de Jean d'Arras au Volksbuch de Goethe, intégré dans son Wilhelm Meister, à l'Ondine d'E.T.A Hoffmann et jusqu'au Surréalisme (André Breton : Nadja, Arcane 17).

Un mortel rencontre une fée qui accepte de l'épouser à condition de respecter un interdit dont la transgression entraîne sa disparition.  Chez Thüring de Ringoltingen, Mélusine est, dirais-je, angélique, parfaite chrétienne (D. Buschinger) dévouée à son mari et à la dynastie des Lusignan.   Nous sommes bien loi de la diablesse serpentine dont la chevelure dénouée ressemble à des algues, de la femme sorcière dont le secret ne sera jamais percé. 

Mélusine, "maternelle et ddéfricheuse" (Le Goff et Le Roy Ladurie) a dix fils dont huit sont monstrueux, mais de beauxx monstres : Guy a un oeil plus haut que l'autre, Geoffroy au Grand Dent ressemble à un sanglier.

- Georg Christoph LICHTENBERG, Le couteau sans lame et autres textes satiriques (trad. et présentation Charle Le Blanc), José Corti, Paris, 1999.

Lichtenberg (1742-1799) est un Aufklärer qui tourne en dérision  les romantiques du Sturm und Drang et certains errements de la modernité, notamment la physiognomonie (Lavater), parce que, affligé d'une déviation de la colonne vertébrale, il ne supporterait pas que l'on juge son âme contrefaite (Socrate ne ressemblait-il pas à un Silène?). Mais c'est aussi un matheux et un physicien qui a rencontré Volta et Herschel. Goethe appréciait son manuel de physique et Lichtenberg aurait voulu y intégrer la théorie gœthéenne des couleurs. Un romantique qui tombe amoureux d'une fillette de 13 ans. Ses feuillets satiques sont publiés dans des almanachs dont la mode se répand. 

Le présentateur semble ignorer que l'un des titres, Timorus, est translittéré approximativement du grec et signifie "Vengeur". Cet écrit ironise sur les luthériens qui se félicitent d'avoir converti deux israélites "non par le bon goût des arguments, mais par celui des saucisses". C'est d'un goût douteux, au point que l'on pourrait dire que Lichtenberg est contaminé par l'antisémitisme ambiant. Mais n'est-ce pas aussi le cas de Voltaire? 

Lichtenberg préfère à la physiognomonie qui "prophétise" le caractère des hommes en observant les traits du visage la pathognomonie: "à chaque mouvement de l'âme correspond, à des degrès différents de visibilité, un mouvement des muscles du visage". Selon le traducteur (p. 263), il envisage même que la science puisse emprunter une autre voie, proche en un sens de la psychanalyse, quand il écrit "identifier, sur la base des actions reconnues qu'un homme ne retient pas de devoir cacher, d'autres comportements clandestins".

-Juan Benet (1927-1993), Tu reviendras à Région (Volverás a Región, 1967), trad. Cl. Murcia, Les Éditions de Minuit, 1989.

Son père est fusillé par les Républicains au début de la guerre civile. Ingénieur en Finlande en 1953, il entre au minisère de l’équipement espagnol. Il s’inspire de Faulkner (qu’il traduisit et auquel il ressemblait, paraît-il) et Garcia Márquez. Il est aussi l’auteur d’un essai sur la guerre civile (Qué fue la guerra civil ), d’un roman policier, El aire de un crimen (trad. Cl. Murcia, 1981) et d’une fresque biblique (Saúl ante Samuel, 1980, un combat fratricide et incestueux pendant la guerre civile). Il a aussi analysé la tour de Babel de Bruegel sous toutes ses facettes.

Dans ce paysage halluciné, décrit avec la minutie d'un géographe, passent des êtres indécis et tourmentés, pris dans le labyrinthe d'événements sans fin ni commencement. Métaphore de l'Espagne, Région cristallise ainsi la ruine d'un monde, d'une époque, d'un pays. L'écriture proustienne autant que le climat fantastique du récit mettent en relief l'inguérissable déchirure de la guerre civile de 1936-1939, qui se prolonge indéfiniment après la victoire des nationalistes. Sous Franco, un roman antifranquiste était permis, mais pas les essais, dit-il dans un entretien (La Quinzaine littéraire, 1980).

Yoknapatawpha, « terre fendue » (en réalité le comté de Lafayette au N.-O. du Mississipi. Le Nord-Ouest de l'Espagne: "Cet endroit si pauvre, si damné, sans espérance ni désespérance, sans horizon" dont il finita par dresser la carte.

Albert MEMMI, (Tunis, 1920-2020), La statue de sel (Paris, Corréa, 1953, avec une préface d’Albert Camus ; Folio Gallimard, 1966).

Il est né dans l’impasse Tronja, dans le quartier juif de la Hara, près du ghetto. Son père est d’origine juive italienne et sa mère est une sépharade d’ascendance berbère. La statue de sel, c’est la femme de Loth (Genèse 19, 36). En effet, Memmi jette un regard rétropsectif sur son passé : « Je suis Tunisien mais juif, c’est-à-dire politiquement, socialement exclu, parlant la langue du pays avec un accent particulier, mal accordé passionnellement à ce qui émeut les musulmans, juif mais ayant rompu avec la religion juive et le ghetto, ignorant de la culture juive et détestant la bourgeoisie inauthentique… » (celle de l’Occident, sic, celui de Pétain qui « nous refusait, nous trahissait »). Il sort de « l’impasse », à travers des étapes qui se succèdent, des choix qui doivent beaucoup aux circonstances (la fuite, le camp de travail forcé, les livres, l’inventaire), tantôt seul avec lui-même, tantôt soucieux des autres (ses camarades, la « judéïté », l’« hétérophobie », les colonisés, ceux qui voudraient mourir « dans la dignité »). Autant dire qu’en notre temps d’identités exacerbées et de communautarismes de tout poil il serait utile que tous lisent ce livre.  

G. K. CHESTERTONLe Paradoxe ambulant (59 essais choisis par Alberto Manguel), trad. de l'anglais Isabelle Reinharez, Actes Sud, 2004.

Lue aussi la thès de Yves Denis, G. K. Chesterton. Paradoxe et catholicisme, Paris, Les Belles Lettres, 1974. Y. Denis (1922-2015), prêtre, licencié en théologie, anglais et allemand,  professeur à l'Institut Catholique de Toulouse, qualifiait Chesterton de "jongleur théologien" et le rapprochait d'un autre "converti", Paul Claudel, mais surtout du cardinal Newman (je songe ici à Nicolas Lossky). Le paradoxe, c'est au rebours des "idées reçues", de la scolastique désséchante et de certaines prescriptions morales et dogmantiques, un renversement, la tête en  bas, les racines et non le houppier, l'ancrage dans le terreau de la tradition "catholique"qui devrait mettre l'accent sur l'universel (comme l'étymologie l'indique) et non sur des communautés rabougries et frileuses, en mot le bois de la Croix qui bourgeonne. Comment dire la proximité entre Dieu et l'homme? Peut-être en voyant une image, n'en déplaise aux iconoclastes qui entratent et badigeonnent, sa main posée sur l'épaule de Jésus (église de Saint Clément). Comment concilier foi et raison. Yves Denis préfère l'orthodoxe Thomas d'Aquin à l'hérétique Augustin qui à ses yeux préfigure la Réforme ... et l'ère du soupçon (Hegel, Marx et Freud). Je ne le suis pas constamment, mais j'apprécie ce qu'il dit de l'humour et de l'ironie et je suis surpris que ce qu'il appelle l'esprit d'enfance ne le conduise pas à citer Péguy et que ce qu'il dit de la joie ne le ramène pas à Bernanos. "Felix culpa", "à quelque chose malheur est bon", Battersea inondée devient Venise. "Se barber" c'est bien pire que d'être un "raseur" qui joue avec les mots et fait cliqueter les opinions. 

 

 

 

 

 

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