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Mes lectures

 

MES LECTURES

2005

Mark TWAIN, Chapters of my Autobiography

Augustin THIERRY, La conquête de l’Angleterre. Passionnant, on comprend mieux Ivanhoe de W. Scott, quand on lit les démêlés entre Saxons (Anglais), Danois, Normands (Français).

2006

Blaise CENDRARS, La fin du monde, L’or, Moravagine

Mark TWAIN, The Gilded Age (1873) : le capitalisme naissant (spéculation foncière), le Sud et le Nord en somme renvoyés dos à dos, l’hypocrisie de ceux qui prétendent agir dans l’intérêt des Noirs ou des Indiens, satire du monde de la politique et de la justice, le drame personnel de Hawkins.

Henri-Irénée MARROU, Carnets posthumes

Ernst JÜNGER, Les ciseaux, tr. Julien Hervier, Bourgois, 1993 (Die Schere, Stuttgart, 1990). Jünger avait 95 ans (l’âge d’Isocrate quand il écrivait le Panathénaïque). Sur la couverture, un hibou en vol à la pleine lune (Caspar David Friedrich), qui fait songer à la chouette qui s’envole au crépuscule, chère à Hegel et aux philosophes. L’image des ciseaux sépare deux univers temporels, celui qui se termine par Atropos, et celui du monde du rêve, du mythe, de la prophétie, don de seconde vue, monde intemporel. Je pense au χ de Platon, souvent cité pour le mythe de la caverne. Passionnant quand il parle des Titans et de Prométhée, des âges du fer (qui culmine avec l’acier), du feu (le nôtre, électricité, atome, guerre des étoiles, informatique), des catastrophes écologiques et telluriques (pas de panique : la fonte des calottes glaciaires dégagera de nouvelles terres, maintenant que l’on connaît les pôles ; la voie est ouverte pour d’autres explorations).

2008

POTOCKI, Manuscrit trouvé à Saragosse

GOGOL, Nouvelles ukrainiennes, Tarass Boulba

Marcel SCHWOB (1867-1905), édition avec le concours de son épouse Marguerite Moreno qui organisa les funérailles de Mallarmé en 1898. Vies imaginaires, entre autres Empédocle, Lucrèce, Uccello. Roi au masque d’or : le roi et ses sujets portent un masque. « Mais je ne verrai plus l’apparence de ce monde, et je dirigerai mon regard vers les choses obscures », il arrache à nouveau son masque et se crève les yeux avec les crochets de ce masque. La Machine à parler (dédiée à Jules Renard). « La voix qui est le signe aérien de la pensée, par là de l’âme, qui instruit, prêche, exhorte, prie, loue, aime, par qui se manifeste l’être dans la vie, presque palpable pour les aveugles, impossible à décrire parce qu’elle est trop ondoyante et diverse, trop vivante justement et incarnée en trop de formes sonores, la voix que Théophile Gautier renonçait à dire dans des mots… la plus immatérielle des choses terrestres, celle qui ressemble le plus à un esprit, la science la pique au passage avec un stylet et l’enfouit dans des petits trous sur un cylindre qui tourne ». Platon avait prédit, bien avant Poe, la puissance de la parole : « la voix n’est pas simplement un choc de l’air ». Décembre 1890 : jour anniversaire de la mort de Robert Browning, sa voix qui sort à Edison-House du cercueil d’un phonographe. Preuve que les savants et les poètes ne savent qu’imaginer, conserver, ressusciter même : la création vous est inconnue.

2009

Elémir BOURGES, Le crépuscule des dieux. Bien décadent, mais fort bien écrit.

Jules RENARD, Journal, 1887-1895 Les personnages dont il est souvent question : les Goncourt, Schwob (machine à parler), Alphonse Allais, Claudel et sa sœur, Barrès (« sa sincérité contenue fera péter sa peau. Il mourra d’une conviction rentrée, étouffera de civilisation comme d’autres d’un manque d’air »), Flaubert (je suis intelligent puisque j’arrive à lire l’Education sentimentale sans m’endormir), Mérimée parce qu’il se sert fort peu d’images, Barbey d’Aurevilly, « bafouillage hautain », les Daudet. 23 nov. 1888 : « À quoi bon créer la vie à côté de la vie ? Faunes, vous avez eu votre temps : c’est maintenant avec l’arbre que le poète veut s’entretenir ». 24 septembre 1889 : Sénancour : « illisible », « culte de l’ennui ».

Jules VALLÈS (1832-1885 : funérailles, discours de Rochefort, Vaillant, Longuet). Le Bachelier. (p. 572) dans une réunion, un « indiscipliné » s’écrie : « Toute votre Révolution, vos longs chevaux, Robespierre, Saint-Just, tout çà c’est de la blague ! Vous êtes les calotins de la démocratie ! Qu’est-ce que çà me fout que ce soit Ledru ou Falloux qui vous tonsure ?... A la vôtre tout de même, les séminaristes rouges ! » « C’est qu’il m’arrive souvent, le soir, quand je suis seul, de me demander aussi si je n’ai pas quitté une cuistrerie pour une autre, et si après les classiques de l’Université, il n’y a pas les classiques de la Révolution – avec des proviseurs rouges, et un bachot jacobin. »

John DOS PASSOS, USA, Le 42e parallèle. 1919. La grosse galette. Quarto Gallimard, 2002. Facture originale, puisqu’elle entrecroise des personnages fictifs, des personnages historiques (Ford, Hearst), des séquences d’actualité et les séquences cinématographiques (« Œil-caméra »). Absolument passionnant pour comprendre un peu les Etats-Unis. En le lisant, je songe parfois à mes ancêtres immigrants. Ce serait bien de lire ce qu’en pensait Sartre. « C’est là où les immigrants débarquèrent les têtes rondes les pilleurs de château les tueurs de rois ces ennemis jurés de l’oppression c’est là qu’ils se tinrent en groupe après avoir débarqué du navire surchargé qui empestait l’eau de cale sur cette plage qui n’appartenait à personne entre l’océan qui n’appartenait à personne et l’énorme forêt qui n’appartenait à personne qui s’étendait par-delà les collines où les pistes des cerfs grimpaient dans les vertes vallées fluviales où les Peaux-Rouges cultivaient leur haut maïs par petits lopins depuis toujours dans cet Ouest incroyable pendant trois cents les immigrants trimèrent dans l’Ouest et maintenant aujourd’hui (suit l’évocation d’une Corderie, d’un ouvrier qui désirait un monde sans barrière, flanqué à la porte et devenu marchand de poisson). comment leur faire comprendre les circonstances dans lesquelles nos pères nos oncles ennemis jurés de l’oppression vinrent sur cette côte comment dire Ne les laisse pas t’effrayer comment leur faire comprendre qui sont tes oppresseurs Amérique reconstruire les mots qui tombent en ruine les mots usés devenus gluants dans la bouche des avocats généraux-des districts présidentsduniversités juges sans les vieux mots que les immigrants ennemis jurés de l’oppression apportèrent avec eux à Plymouth comment peux-tu savoir qui sont tes traîtres Amérique ou que ce vendeur de poisson enfermé dans la prison de Charleston est un de tes fondateurs Massachussets ? »

Ernest RENAN, Souvenirs d’enfance et de jeunesse. La prière sur l’Acropole bien sûr, mais aussi des aperçus sur les écoles confessionnelles, les séminaires et les courants religieux. Passages fort critiques sur Lamennais, Lacordaire, Montalembert, Dupanloup. L’itinéraire spirituel d’un Breton engoncé dans les préjugés de son enfance et toujours déchiré entre romantisme « scythe » ou Cimmérien (= Breton !) et scientisme (la raison d’Athéna), entre la philologie à laquelle ses maîtres l’ont formé et les sciences positivistes (le fieri, plutôt l’évolutionnisme à la Darwin que le flux héraclitéen).

Mona OZOUF, Composition française. Retour sur une enfance bretonne, 2009. intérêt pour l’éducation et pour les instituteurs. Promotion sociale grâce aux études. 

Eric HOBSBAWM, The Age of the Extremes. 3ème volet d’une histoire mondiale. Une synthèse très éclairante de 1914 à 1991. Échec des systèmes capitaliste, communiste. Histoire économique, politique, mais aussi sociale. Une pensée libre, affranchie de bien des préjugés.

PÉGUY, Solvuntur objecta (Polyeucte, Racine et Corneille, Hugo), Fernand Laudet, A nos abonnés. J’essaye de mieux comprendre la portée du conflit avec le « parti intellectuel », de déceler les signes d’une évolution du dreyfusisme militant au « désabusement » et au nationalisme (1870, Jeanne d’Arc symbole du peuple terrien).

Gwenaelle AUBRY, Personne. La figure d’un père maniaco-dépressif qu’elle cite expressis verbis.

2010

Jacques AUDIBERTI, La Nâ (la neige sans doute de Savoie, peut-être aussi l’interjection na). Poétique de la rêverie, je songe sans cesse aux Présocratiques. Ma citation : « Il faudrait, par exemple, oui ou non, qu’il (un berger revenu de Verdun) dise si, dans la nature, dans la vie, on trouvait, réellement, les légendes, la sorcellerie, la magie, toute l’hystérie mentale des poètes, une chimie de symboles, une ménagerie invisible mais agissante de métaphores et de licornes, ou si la vie n’est pas, absolument et strictement en elle-même, ce que, pour les sens et même pour l’intelligence, tout au moins d’une mercière, il semble qu’elle soit, une construction limitée, pesante, administrative, chaque pierre et chaque personne ne représentant que sa masse ou son chiffre (ce qui d’ailleurs, laisserait intacte n’importe quelle hypothèse à propos de l’énigme finale). » Carnage (1942), une rêverie poétique sur l’eau. Ce roman raconte l’histoire de Médie, une jeune fille adoptée dans des circonstances mystérieuses dans une ferme isolée du pays gaudois (Alpes-Maritimes). Quand cette étrange Mélusine se baigne, elle se fond au lac comme le hobereau à l’azur. Dans un roman écrit en prose poétique, Audiberti signe un livre que Drieu La Rochelle, directeur de la NRF à l’époque, salue comme un chef d’œuvre et que dix ans plus tard, Bachelard prendra pour archétype de son analyse de la rêverie. Tabargatai : des montagnes entre le Sin Kiang et le Kazakstan. Audiberti appelle Thibet les montagnes qui constituent le décor minéral. Le village de Genette-Liat. Entre la Savoie, Paris (une pierre envahissante !) et Antibes, sa patrie d’origine. La Nâ : La Nâ, (1944), un antiroman qui pratique l’autodérision. La Nâ fait partie de ces multiples romans dans le roman, qui à la suite des Faux-Monnayeurs d’André Gide (1928), se multiplièrent au XXème siécle : dans ces romans, le héros est lui-même l’auteur d’un roman. Dans l’épisode qui suit, le narrateur, une sorte de double d’Audiberti, part en Savoie à Genette-Liat, espérant y trouver le sujet de son futur roman. Pour s’y rendre, la route est enneigée. Il doit continuer à pied. « Il faut que je me confesse… Une œuvre littéraire, on peut croire qu’elle chemine de son début vers sa fin comme si son étendue était en même temps sa pérégrination, et qu’elle grandisse de page en page avec la régularité d’une crue. Non… La créature s’accomplit de métamorphoses. Les phases par où nous la sentons passer ne sont pas celles, strictement, d’un cheminement rectiligne. L’oiseau sort de l’œuf. L’œuf sort du pied de bouc. Le pied de bouc, peut-être, dans son temps, fut un rat. Ce pays, qui s’appelle, pour tout de bon, aussi bien dans le dictionnaire des communes que sur les cartes d’état-major, le Zail d’Evières, j’avais, tout d’abord, pour des raisons qu’il ne serait pas commode, maintenant, en moi-même, de déchiffrer, résolu de l’appeler Genette-Liat. Ce point, ce lieu du monde, le Zail d’Evière, tant que je ne l’avais pas saisi dans sa réalité sociale et topographique, il me paraissait improbable, élastique, légendaire. Maintenant que j’y ai pris mes quartiers d’hiver, et que je suis devenu, moi, le visage pâle, un de ses personnages, il me déplaît de continuer à l’affliger d’un pseudonyme. »

2011

Romain ROLLAND L’âme enchantée. Quel roman-fleuve ! J’ai particulièrement apprécié les portraits de deux sœurs (Annette Rivière, l’invaincue qui toujours se redresse, Sylvie, plus fantasque et plus féminine, qui a tout de même bon cœur), l’histoire de Marc qui est séduit par l’anarcho-syndicalisme, mais à qui un militant ouvrier, Pitau (pas Poutou, candidat du NPA aux élections présidentielles de 2012), fait comprendre qu’il n’est pas des leurs. Quelques échos de la Foire sur la place, critique des démocrates affadis, les effets de la guerre mondiale, le pacifisme.

2012

Vladimir JANKELEVITCH, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien (1957). Passionnant et redondant comme un fleuve agité qui riposte à un vent contraire ou comme les ondes de la Mer de Debussy. Les mots-clés : « autre chose » (Platon) qui ne peut se dire mais qui s’entrevoit quand la lumière émane vers nous, apparence et manière, malentendu, sincérité, occasion, fulgurance, concept. Ma citation (p. 186) : « Le langage n’est pas seulement la cause des brouilles factices et adventices : il favorise bien plutôt un accord spécieux qui nous voilera, jusqu’au jour du drame notre mésentente profonde. »

Gilles DELEUZE vu, entendu et lu par d’autres : Deleuze épars, Hermann Éditeurs. Deleuze, Sartre, Derrida, Foucault, mais aussi Spinoza, Nietzsche. Mots-clés : différence et répétition, philosophie comme invention de concepts, mysticisme athée, chromatisme, ritournelle, chaosmos. Différence et répétition, p.3 (aux antipodes du transcendantalisme, Lucrèce, Hume, Nietzsche, Bergson et non Platon). Ma citation : Tel est le secret de l’empirisme. L’empirisme n’est nullement une réaction contre les concepts, ni un simple appel à l’expérience vécue. Il entreprend au contraire la plus folle création de concepts qu’on ait jamais vue ou entendue. L’empirisme, c’est le mysticisme du concept, et son mathématisme. Mais précisément, il traite le concept comme l’objet d’une rencontre, comme un ici-maintenant, ou plutôt comme un Erewhon d’où sortent inépuisables, les « ici » et « maintenant », toujours nouveaux, autrement distribués. Il n’y a que l’empirisme qui puisse dire : les concepts sont les choses mêmes, mais les choses à l’état libre et sauvages, au-delà des « prédicats anthropologiques ». Je fais, refais et défais mes concepts à partir d’un horizon mouvant, d’un centre toujours décentré, d’une périphérie toujours déplacée qui les répète et les différencie. Le sujet se constitue dans le donné. Penser avec ET, au lieu de penser EST, de penser pour EST… » 2013 George ELIOT, Middlemarch (que je cite dans mon article sur le lièvre).

Ernst BERTRAM, Nietzsche : Essai de mythologie, 2007 (préfacé par Pierre Hadot). Karl JASPERS, Nietzsche, Gallimard, NRF, 1950. Aperçus intéressants sur l'écriture aphoristique (p. 400), les rapports avec la religion (je me souviens d'un petit livre du Jésuite Paul Valadier, Nietzsche l'athée de rigueur, que nous avions invité lors d’une réunion de notre groupe de la Paroisse Universitaire), le bouffon logico-déductif et systématique et Zarathoustra et Nietzsche dont la pensée est toujours en germe (p. 409). Souci d'éviter une lecture réductrice, fondée sur la volonté de puissance ou le surhomme, ou sur sa haine de Socrate et Platon. P. 18 : « une volonté de vérité qui vient des profondeurs et va dans les profondeurs, qui n'évite rien de ce qui est contestable, pour laquelle rien n'est fermé et qui peut attendre ». Bien qu'il soit préoccupé de pouvoir communiquer (p. 404 sq.), il ne veut pas avoir de prosélytes, tout au plus des disciples qui ne le canoniseront pas. Son professeur Ritschl (la philologie comme échappatoire à la vie familiale étriquée et à l'atavisme presbytéral, aux « philistins de la culture », la « grouillante engeance … de taupes aux bajoues rebondies aux yeux aveugles », rejet de la conception scientiste et historiciste et rétablissement d'une philologie que l'on serait tenté d'appeler humaniste. P. 38 : Professeur à Bâle de 1869 à 1879. Relations avec J. Burckhardt, Bachofen. Mis au ban après son livre La naissance de la tragédie dont il rejette plus tard la « métaphysique artiste » (p. 61), mais où il voit le germe de son développement ultérieur (le oui à la vie, Dionysos « contre le Crucifié »). P. 40 : importance des présocratiques (cf. p. 350 sur Héraclite, opposition dans la lutte, innocence du devenir). P. 230 : "Ariane, le labyrinthe, le minotaure, Thésée et Dionysos, tout ce monde mythique, auquel Nietzsche fait toujours allusion de façon incompréhensiblement ambiguë, … Le labyrinthe dont les dédales ne permettent aucune fuite et où la destruction par le minotaure est imminente, est le but et le destin de celui qui connaît". P. 374 ("Les mythes de Nietzsche") : contrairement à Hegel, Schelling, Bachofen, Nietzsche ne voit pas dans le mythe un langage, ce qui ne l'empêche pas de dire surtout dans sa jeunesse « et in Arcadia ego » (Aurore, 1884). P. 239 : les Grecs, « l'unique peuple génial de l'histoire universelle ». L'Allemand, toujours à venir, renoue le lien avec les Grecs. Sentir « comme sa propre histoire l'histoire de l'humanité » (Le gai savoir). P. 308 : les deux Eris (un des essais parfois inédits que Jaspers prend en compte tout autant que les œuvres majeures). Pourquoi Jaspers voit-il dans le retour éternel le fin mot de la philosophie de Nietzsche ? Sans doute parce que sinon il n'y a plus d'autre solution que de croire en un Dieu arbitre (p. 363).

Milan KUNDERA (Pléiade, t. I) me fait souvent penser à Cervantès par son côté picaresque, les incidentes d'une voix off qui commente l'acte d'écriture.

Tobie NATHAN, La nouvelle interprétation des rêves, Odile Jacob, 2011. STERNE Voyage sentimental en France.

Victor HUGO Han d'Islande

Roger BELLET, Jules Vallès, Fayard, 1995.

Gill MASON, The Hare. (cf. mon article sur le lièvre).

Xavier DE MAISTRE, Voyage autour de ma chambre.

2014

Nadejda MANDELSTAM (Ossip MANDELSTAM)

2015

Erri DE LUCA, Acide (plutôt « vinaigre) Arc-en-ciel, Gallimard, 2011 (Aceto, Arcobaleno, 1992). P. 15 : « J’étudiais les alphabets de la Méditerranée pour élargir le catalogue des signes et comprendre toute cette semence d’écriture (allusion aux figures du Zodiaque)… Le mondé était écrit, le premier homme n’inventait pas les noms, il le lisait » (cf. la culture judaïque, aleph, nun). P. 39 : « Dans la première pierre que je lançai était déjà inscrit l’acte de tuer et d’être tué ». Un monde de violence et de luttes politiques. Un enfant du Sud de l’Italie qui va chercher du travail en France. Travail manuel, plutôt « dorsal ». On meurt, ou on tue, toujours pour rien, il n’y a rien en échange (je songe à Malraux, « une vie ne vaut rien, rien ne vaut une vie »). Pages sur l’engagement des missionnaires et leur échec puisqu’après leur départ le relais n’est pas pris par les « indigènes » (au sens étymologique), parce qu’ils ne sont pas forgerons, puisatiers…. Je songe au désappointement de Suzanne Chazan-Gillig (la sœur de notre voisin Jean Gillig) et de son mari quand ils nous parlent de ce qu’ils ont fait à Madagascar. P. 107 : « un aveugle qui reçoit la vie pour la première fois décrit les hommes comme des arbres qui marchent ». Hallucination, dit De Luca en ajoutant « je me sens dans leur sillage, maille de leur procession » (celle des ancêtres). P. 112 : proverbe, « en mer il n’y a pas de tavernes », « phrase qu’il faudrait offrir à celui qui entre en religion ». P. 114 : à la fin du monde « nous comprendrons finalement la règle qui a régi un si grand désordre et nous pourrons absoudre Dieu d’avoir fait le monde ». Puis-je commenter en disant que Dieu n’est plus le même (le dieu insouciant de certains Anciens, Épicure bien sûr, mais aussi le « moteur immobile » d’Aristote) depuis qu’il a créé le monde dont il ne peut se détacher. « Dieu a besoin des hommes », disait Maxence Van der Meersch.

Thomas BERNHARD, Corrections, Gallimard, 1978 (Korrektur, 1975). Très volontairement répétitif et quasiment obsessionnel. Haine pour l’Autriche et, plus largement, pour tout ce qui est « petit-bourgeois », et empêche de penser, les architectes qui bétonnent le monde, les paperasseries, y compris les livres dont ses parents le privent pendant ses premières années … et sa mère (B. est misogyne et misanthrope : « les autres sont toujours contre nous »). Le personnage principal qui fait alterner dans sa vie Altensam, son pays natal qui ne fait que le détruire (mais « l’enfance est dans tous les cas un obstacle à la rupture totale »), la mansarde de la maison Höller dans la même vallée où il pense et construit un Cône d’habitation pour sa sœur au cœur de la forêt, et Cambridge où il enseigne. B. fait parfois songer à Platon. Distance irrémédiable entre le Cône pensé (modèle mathématique ou rêve) et le cône effectivement construit.

2016

John UPDIKE, Être soi à jamais (en fait le titre du chap. 6 ?), Mémoires (titre originel : Self-consciousness, Memoirs, 1989), 1992 pour la traduction fr. de M. Akar, Gallimard Avant-propos : « La perception qu’a de son existence un être vivant ne saurait être que provisoire. Les perspectives sont altérées par le fait même qu’on les trace ; la description solidifie le passé et fait surgir un corps attractif qui ne se trouvait pas là auparavant ». Cela commence par des lieux urbains. Chap. 2 : En guerre avec ma peau (psoriasis), qui le pousse à rechercher une rémission provisoire grâce au soleil. Sujet à des étranglements qui préfigurent ses problèmes respiratoires (chats dans la gorge). « Sans mon Medihaler, je me sentais perdu et nu ». P. 137 (chap. 3, Évacuer les mots) : « Le grand temple de la fiction n’a pas de portail d’entrée explicitement signalé ; la plupart des adeptes pénètrent par une porte latérale et ne sont pas en tenue d’adorateurs. » Chap. 4 : De l’inconfort de n’être pas colombe (Vietnam), et pourtant il est démocrate ou libéral et vers 35 ans « bohême distinguée ». P. 168 : « je me sentais coupable d’avoir été réformé » (planqué à Harvard). A fait son voyage en URSS en 1964. Propension à prendre le contre-pied des opinions établies et à rechercher des nuances (p. 179). Chap. 5 (à ses petits-fils Anoff et Kwame). Nous avons tous du sang mêlé. Leur mère blonde, issue d’Angleterre, pointe de Russie et de France par sa mère, d’Allemagne et de Hollande par son père. Leur père « du noir sans mélange d’Afrique occidentale ». « Un échec d’ordre financier doit être un échec d’ordre moral » pour un calviniste, qui plus est américain. Opdyke, premier maire républicain en 1861 (avant 1638 Gysbert op den Dyck). P. 235 : dans les villes du Nord, le Noir a pris le relais de l’Indien Peau-Rouge. Le chap. 6 est truffé de citations bibliques : résurrection des morts, jugement dernier, fin des temps, peur d’être enterré vivant, Shaw disant que l’imortalité de l’âme serait « une horreur impossible à imaginer ». P. 261 : Tournier (Vendredi ou les limbes du Pacifique), « le moi n’existe que de façon intermittente et somme toute assez rare ». Identification avec la mère (cf. Anzieu), rêves, impressions avant l’âge de 3 ans. P. 270 : Emerson cité en ex-libris, « un fil court entre toutes choses », « penser que notre vie est une histoire, avec un dessin repérable et une morale et une inévitabilité ». Les auteurs qui l’ont aidé à croire : Chesterton, Eliot, Unamuno, Kierkegaard, Karl Barth (p. 275).

Winston CHURCHILL : souvenirs d’enfance, souvenirs de guerre.

Hélène CIXOUS, « Volées d’humanité », dans Rêver croire penser. Autour d’Hélène Cixous, Campagne Première, 2010. Elle cite p. 27 Robert Browning, Andrea del Sarto : Ah ! but a man’s reach should exceed his grasp / Or what’a heaven for it. Des mots-clefs : lecture, mère, Algérie, Derrida, rêve, photographie, chat, loup, Pouchkine, Shakespeare … Un festival de jeux sur les mots qui dura trois jours en 2008. Mot à mot symposiaque. P. 18 : « L’humanité » - c’est une abstraction, comme Liberté est abstrait, et autrement encore. Car L’Humanité c’est aussi très concret. L’Humanité çà ne veut pas dire seulement cette qualité morale », un peu suspecte d’ailleurs dans son homocentrisme, du souci de l’autre. Çà fait aussi référence à un peuple. Au Peuple. Le Peuple des peuples humains. C’est ce mot français caressé par les poètes – ce n’est pas le Mankind dont se sert l’anglais, c’est-à-dire le genre humain. (mais p. 37 il y a kindness). Elle cite Primo Levi, Si c’est un homme.

Piotr RAWICZ (1919, Lvov-1982, Paris), Le Sang du Ciel. C’est à Hélène Cixous que je dois d’avoir lu ce roman. Christa Stevens, « Le sang du ciel, la Kabbale et l’écriture sacrilège » (http://www.imageandnarrative.be) 2013 « Ce n’est qu’en sanglotant ou en blasphémant que l’on peut écrire sur la mort d’une communauté juive trahie par le ciel et par la terre », écrivit Elie Wiesel à propos du Sang du ciel, « l’un des chefs-d’œuvre de l’époque » (1996 : 476). Cette déclaration nous permet de comprendre que le « scandale » de Rawicz et de son témoignage non seulement est la seule réponse possible au scandale de la Shoah, mais encore, ainsi que nous l’apprend l’intertexte kabbalistique, une réponse entièrement nourrie par la pensée mystique juive. À la base des notions de la révélation divine et de la Création, la référence kabbalistique offre un cadre conceptuel qui permet de resituer quelques problèmes importants dans l’œuvre de Rawicz, à savoir son refus d’approcher la Shoah du seul point de vue historique, de comprendre son imaginaire à la fois cosmologique et très terrestre et, non en dernier lieu, de sonder le profond désespoir qui sous- tend ce roman. Témoigner de la disparition d’un monde « unique et sacré », survivre à sa mort : voici aussi ce qui, finalement, motive la perversion opérée à l’intertexte kabbalistique. La projection vers un avenir messianique, particularité qui en judaïsme n’est pas limitée à la Kabbale, et l’alliance avec Dieu se transforment chez Rawicz en désir de voir la création se désintégrer, d’assister à et de faire partie de la décomposition de l’œuvre du Créateur.

Heinrich HEINE, De la France, Cerf, Paris, 1996 (Franzôsische Zustände, Franzôsische Maler et Franzôsische Bühne, notes et postface de Jean-Louis Besson) Articles écrits pour la Gazette d’Augsbourg pendant son séjour en France de 1831 à sa mort en 1856, dont la tonalité humoristique, notamment quand il s’en prend au « juste milieu » louis-philippart, est assez vacharde. On a l’impression qu’il ne sait pas très bien où il en est. Il penche plutôt pour la monarchie (Préface, p.16), à condition qu’elle ne soit pas ploutocratique, mais il ironise sur les prêtres catholiques qui inventent « les légendes les plus dévotes à la gloire de la madone politique et du fruit béni de ses entrailles », la duchesse de Berry et celui qui serait devenu Henri V si… (p.191). P.183, il parle d’un ami détenu pour dettes à Sainte Pélagie et qui écrit « une grande œuvre où il démontre que Sainte-Pélagie a été fondée par les Pélasges. » P.196 : « En vérité, pour les bonapartistes qui croyaient à une résurrection de la chair, tout est fini. Pour eux, Napoléon n’est plus qu’un nom, comme par exemple Alexandre de Macédoine, dont l’héritier naturel est mort lui aussi prématurément » (écrit après la mort du du duc de Reichstadt). Napoléon est représenté au cours de sa visite à Jaffa ou sur son lit de mort comme les saints de la religion chrétienne. Il a payé pour avoir trahi la Révolution. Quant aux républicains et aux insurgés des journées de juillet, si on les compare à Odilon Barrot, Laffitte et Arago qui « paraissent apathiques et pusilllanimes », ces « notabilités de pacotille », yapasphoto. Heine préfère les héros de la rue Saint-Martin, parce qu’ils aspirent à quelque chose, en notant qu’ils sont « pour la plupart des étudiants, de beaux jeunes gens, des élèves de l’école d’Alfort, des artistes, des jorunalistes.» Il préfère l’Autriche, un ennemi « franc et loyal » à la Prusse des « Jésuites du Nord », « guindée, hypocrite, cagotte, ce Tartuffe entre les états » (préface). P. 36-37 : La Fayette à Louis-Philippe, « Vous êtes la meilleure république ! », Thiers, cet « indifférentiste », « ce Goethe de la politique », Chateaubriand, « ce Don Quichotte de la légitimité. »

Sean O’CASEY (1880-1964), alias Sean O’Cathasaigh, Coucher de soleil et étoile du soir (Autobiographies 5), trad. et notes absolument nécessaires de Christine Longepierre, Belfond, 1996 (Sunset and Evening Star, Londres, 1954). Livres que je n’ai pas encore lus : I Knock at the Door, 1939. The Star Turns Red (1940) : une allégorie politique où l’étoile de Bethléem tourne au rouge. Pictures in the Hallway, 1942 (Une enfance irlandaise, Paris, Le Chemin vert, 1985) Drums Under the Window, 1945 ( Les Tambours de Dublin, Paris, Le Chemin vert, 1987) Inishfallen, Fare Thee Well, 1949 ( Douce Irlande, adieu !, Paris, Le Chemin vert, 1990) Rose and Crown, 1952 (Rose et Couronne, Paris, Belfond, 1993) Parce que Yeats avait refusé de représenter une de ses pièces à l’Abbey Theater (attaques virulentes contre les guerres impérialistes), il quitte l’Irlande pour l’Angleterre. Il vit dans le Devon à Totnes et meurt à Torquay. Protestant, il s’écarte de l’Église vers 25 ans. Il parle de l’ulcération de la cornée qui le fait souffrir et le rendra aveugle. Orphelin de son père à 6 ans, qui laisse 13 enfants derrière lui, il connaît les petits boulots (chemins de fer, distribution de journaux jusqu’au jour où il se fait saquer, « sacked », pour ne pas avoir enlevé sa casquette). Il rejoint la Ligue Gaélique et apprend la langue gaélique. En exergue de ce roman dédié à Hugh Mac Diarmid, « poète d’Alba », nom gaélique pour l’Écosse, (nationaliste écossais et communiste), un proverbe chinois : Vous ne pouvez pas empêcher les oiseaux de la tristesse de voleter au-dessus de vos têtes, mais vous pouvez les empêcher de construire leurs nids dans vos cheveux » (en vous lavant la tête). Les O’Casey viennent d’emménager dans le quartier londonien de Battersea, tout près d’une maison habitée par le « grand démocrate » Chesterton, parmi les pauvres, mais aussi parmi des gens du haut de la classe moyennne qui vivent à la frange du quartier qui n’ont qu’une rivière à franchir avant d’entrer dans la terre de Canaan, Chelsea. Mrs. Green qui collectionne les bouchons de champagne. Chamberlain « tentant d’escamoter la guerre par un tour de passe-passe » : le personnage reparaît dans des pages saisissantes concernant Munich (p. 140 sq. : Brittania avait échangé son trident contre un parapluie, pas la peine d’avoir peur, Hitler détruira Moscou). Sean renvoie dos-à-dos protestants et catholiques pour la maltraitance des enfants qu’ils envoient en pension (« les saints innocents » !). Milton, Shelley, Constable, Darwin et Rutherford n’ont besoin ni de toges ni d’épitoges pour s’adonner à leurs disciplines. Ils échappent à l’endoctrinement religieux et bourgeois. « Chaque homme doit façonner grâce à son expérience la vérité qui lui convient, la vérité dont il a besoin. » P. 211 : Shaw était membre d’un univers en expansion, Chesterton d’un uinvers en réduction. Chesterton croissait en infantilisme tandis que Shaw croissait en grâce. P. 222 (citation de Shaw ? en tout cas entre guillemets) : Les hommes honorent le Christ, tant qu’il reste un portrait agréable dans un cadre doré et qu’il pend, impuissant, sur un crucifix verni ; mais les humains commencent à hurler de frayeur quand le portrait quitte son cadre ou quand le personnage descend de la croix pour devenir une terrible force en mouvement dans le monde. P. 234 : mort de Shaw qui n’a plus envie de vivre sous le regard de Staline et de Gandhi, « deux vrais combattants aux méthodes différentes ». P. 240 : la tourbe au lieu du charbon anglais pendant la guerre. P. 292 : O’Casey s’adresse aux jeunes : Déchirez ces emballages momifiants (Eton ou Harrow), par simple bon sens, et libérez votre énergie et votre imagination pour le bien de tous. P. 297 : À quoi allait-il boire ?... au passé, au présent, à l’avenir ? Aux trois ? Il allait boire à la vie qui les embrassait tous les trois ! malgré l’avertissement « tranquille et serein que lui donnait l’étoile du soir. » Peter Matthew Hillsman TAYLOR, Rappel à Memphis, Gallimard, 1988 Né le 8 janvier 1917 à Trenton dans le Tennessee et mort le 2 novembre 1994 à Charlottesville en Virginie. Il est l'auteur de recueils de nouvelles dont La Vieille Forêt , couronné par le PEN/Faulkner Award en 1986 et de romans, dont Rappel à Memphis pour lequel il a obtenu le prix Pulitzer en 1987. Livres non lus : La Vieille Forêt (nouvelles), Gallimard, 1992 L'Oracle de Stoneleigh Court (nouvelles), Gallimard, 1998 "A Long Fourth," "The Widows of Thornton," "Happy Families Are All Alike," "Miss Leonora When Last Seen and 15 Other Stories," "In the Miro District and Other Stories," "The Old Forest," "The Oracle at Stoneleigh Court" and "The Collected Stories of Peter Taylor." "A Woman of Means," "A Summons to Memphis" and "In the Tennessee Country." Interview (1ère séance en 1981) publiée dans The Paris Review, « Peter Taylor, The Art of Fiction No. 99 » Other people would tell you they read or admired Chekhov but they didn’t really know his stories. Very few people have read them even now. I think it’s because his stories have the compression of poetry. Most readers don’t know how he is to be read. He gives the illusion that he is just telling a simple tale. Readers often feel it’s not much of a tale, that “nothing happens.” But actually every line is packed. I don’t know how much I have been influenced by him. I don’t ever consciously think, Ah, this is a Chekhov effect! But anything you admire so much is bound to affect you. Without knowing it, you are going to steal from it, or be influenced by its subtle structure and statement. That’s one reason for a young writer to read a master. But one goes through phases. Most people do. Everybody should. After Chekhov it was James for me. Since Jarrell didn’t like his fiction, James became one of our great subjects for debate. He would make condescending remarks about James, say really silly things and bend double with laughter. Finally it got so we avoided the subject. I went through a period when I read nothing but James. Lowell and I tried to read The Golden Bowl aloud! It is very hard to do.

Nadine GORDIMER (1923-2014), Fille de Burger (trad. G. Durand), Albin Michel, 1982 (Burger’s Daughter, Londres, 1979. Prix Nobel 1991. Descendante du côté paternel d’émigrants juifs lithuaniens. Wikipedia : « Gordimer n'était pas opposée à ce qu'on la place dans la lignée des conteurs réalistes du xixe siècle parmi lesquels Jane Austen, Thomas Hardy et Guy de Maupassant. Elle admirait également Anton Tchekhov, Honoré de Balzac, Marcel Proust, Michel Tournier, Marguerite Duras, Günter Grass ou encore Kenzabur? ?e et José Saramago qu'elle a lus bien avant qu'ils reçoivent le prix Nobel de littérature. Elle était aussi une grande lectrice de Milan Kundera. Par ailleurs, elle affirmait à Libération en 2002 devoir beaucoup à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, les derniers écrivains qui, selon elle, « ont eu une influence sur la politique. » « En 2008, elle rejoint plusieurs auteurs de renommée mondiale dont Philip Roth, Salman Rushdie et Carlos Fuentes et trois autres lauréats du prix Nobel (Gabriel García Márquez, J.M. Coetzee et Orhan Pamuk) pour soutenir l'écrivain franco-tchèque Milan Kundera, soupçonné d'avoir dénoncé à l'ancienne police tchécoslovaque l'un de ses concitoyens, condamné à vingt-deux ans de prison. » Influence de Lukacs. Lionel Burger, chirurgien et leader communiste, militant anti-apartheid. Une analyse très fine des contradictions auxquelles se heurtent les militants : faut-il privilégier un combat fondé sur le conflit racial (en se disant que rien ne sera possible tant que discrimination et segrégation frapperont la population noire), ou une lutte sociale fondée sur une analyse marxiste et internationaliste. En effet, il y a des Noirs qui sont complices de l’ordre établi, pas seulement des policiers, mais aussi des affairistes, et des Blancs qui n’adhèrent pas à ce que les Blancs font subir aux Noirs et sont eux aussi victimes de la surveillance et de la répression. Le père de Rosa meurt en prison. Rosa réussira-t-elle à partir ? Oui, mais elle reviendra finalement… pour se retrouver dans une cellule où elle ne peut recevoir ni gâteaux qui pourraient cacher quelque chose, ni fleurs (?), juste quelques fruits … et une « bande lumineuse » qui n’est que le reflet d’un rayon de soleil couchant (son père en parlait déjà dans un passage rayé par le censeur de la prison). Espoir de libération qui débouchera sur une assignation à résidence qui lui permettra d’aller à son travail de physiothérapeute ? Le livre se termine donc sur une lettre de Rosa à madame Bagnelli, une ex de son père. Un chapitre d’une grande force symbolique. P. 197 : « Un âne ! Toi seul pourrais y croire, imaginer qu’ils s’agit là de la vraie raison de mon départ ». Rosa a enfin son passeport. Elle rencontre un âne, une carriole en proie à une agitation extrême dont le conducteur noir, armé d’un fouet, martyrise la pauvre bête. Pourrait-on dire incarnation du bouc émissaire, victime de la « cruauté pure » d’une humanité qui ne mérite pas son nom et de millénaire en millénaire invente de nouveaux procédés pour torturer l’autre, son prochain ? Mais Rosa ne peut intervenir. « Une sorte de vanité l’emportait chez moi sur l’impression éprouvée. Je ne pouvais supporter l’idée de me voir, moi – cette Rosa Burger – me conduire comme un de ces Blancs qui ont plus de considération pour des animaux que pour des être humains ». La deuxième partie du roman se situe en France, à Paris ou à Nice. Douceur de vivre en l’absence de toute contrainte, surveillance ou jugement, mais quelque chose de vain, dans un monde désenchanté, sans principes ni militantisme. La France de Giscard, post-68, des nouveaux philosophes (que sont devenus Glucksmann, Onfray, Finkieltraut dont Jean d’Ormesson disait à Delahousse qu’ils l’ont débordé sur sa droite ?), de ce qu’elle appelle la contre-émigration (p.e. les pieds-noirs, allusion à la cave d’Aleria). En exergue, une phrase de Wang Yang-ming, philosophe confucianiste du 15ème s. : « Savoir et ne pas agir, ce n’est pas savoir ». Seule la recherche spirituelle peut nous faire échapper à la fatalité de l’homo homini lupus (Plaute repris par Hobbes). On ne peut écrire sans avoir fait un geste, celui de tremper sa plume dans l’encrier.

Ralph Waldo EMERSON, Essays & Lectures (The Library of America) The American Scholar (devant la Phi Betta Kappa Society, Cambridge, 1837. Comment traduire scholar ? Dans le monde anglo-saxon, le mot désigne un homme cultivé (pepaideumenos dirait un ancien Grec), qui détient un savoir, un intellectuel, un savant, un professeur. Life is our dictionary. Years are well spent i country labors ; in town,- in the insight into trades and manufactures ; in frank intercourse with many men and women ; in science ; in art ; to the one end of mastering in all their facts a language by which to illustrate and embody our perceptions… But the final value of action, like that of books, and better than books, is, that it is a resource (c’est moi qui souligne ce mot qui me fait songer au grec aphormè, « point de départ » = ressources pour parler ou pour écrire). Literary Ethics (Oration devant les sociétés littéraires de Dartmouth College, 1838. A divine pilgrim in nature, all things attend his steps… What else is Greece, Rome, England, France, St. Helena ? What else are churches, literatures, and empires ? The new man must feel that he is new, and has not come into the world mortgaged to the opinions and usages of Europe, and Asia, and Egypt. Historiens, philosophes … ne font que livrer des données (data), des matériaux, des aliments pour nos analyses que nous allons mener laborieusement et solitairement. The Method of Nature (Society of the Adelphi, Waterville College, Maine) Emerson fait parler la Nature (prosopopée) : The gardener aims to produce a fine peach or pear, but my aim is the health of the whole tree, - root, stem, leaf, flower, and seed, - and by no means the pampering of a monstrous pericarp at the expense of all the other functions. I conceive a man as always spoken to from behind, and unable to turn his head and see the speaker. In all the millions who have heard the voice, none ever saw the face. Mon interprétation et commentaire : bien entendu, the face, c’est Dieu que personne n’a jamais vu, derrière nous, il y a Jésus et les autres. J’ai bien aimé les pages sur l’Angleterre où il a rencontré Carlyle (avec lequel il visita Stonehenge) et les poètes. The mildness of the following ages has not quite effaced these traits of Odin, as the rudiment of a structure matured in the tiger is said to be still found unabsorbed in the Caucasian man…Alfieri said, « the crimes of Italy were the proof of the superiority of the stock ; » and one may say of England, that this watch moves on a splinter of adamant. The English uncultured are a brutal nation. La perfidie d’Albion (mot de Napoléon) comme la ruse d’une bête de proie. Ne pas oublier l’amitié avec Thoreau. Un mélange curieux de prêchi-prêcha, de confiance dans le progrès (la machine à vapeur, l’usine, le journal) et d’aspirations transcendantalistes. Pages intéressantes sur la culture qu’il faut parfois envoyer promener pour être soi-même.

Rainer-Maria RILKE, Requiem (1908) : le premier des cinq textes publiés par Fata Morgana (éd. bilingue), Für eine Freundin. En mémoire de Paula Modersohn-Becker, « la Camille Claudel d'outre-Rhin », morte à 32 ans après avoir accouché. Rilke, secrétaire de Rodin, la lui présente. Le Requiem sur la mort d’un enfant, écrit à Munich, le 13 novembre 1915, est resté inédit du vivant de l’écrivain. Il donne la parole à Peter Jaffé, fils d’un professeur d’économie de l’université de Munich ; l’enfant mourut à l’âge de huit ans en novembre 1915.

Vassili GROSSMAN (1905-, Pour une juste cause (trad. Luba Jurgenson), L’Âge d’homme, 2000. La deuxième partie de cette fresque s’intitule Vie et destin. Grossman a suivi les combats en tant que correspondant de l’Étoile rouge (chroniques dans Novy mir de 1950 à 1952. Il suivra l’Armée rouge jusqu’à Berlin et décrira L’enfer de Treblinka, avant d’être victime du jdanovisme. Une phrase proche de la fin de ce livre chaotique et pour cause, mais si pétri d’humanité, d’amour pour la Russie, sa patrie en dépit de tout : « D’une façon étonnante, ce monde élevé et doux d’une nuit russe sur les rives de la Volga rencontrait la guerre, et l’incompatible se mettait à coexister, unissant toute l’envergure de la passion guerrière, de l’audace et de la souffrance avec le calme et une paisible tristesse. » Des personnages : vieux marxiste confit, militaires un peu bravaches et bureaucrates tâtillons, techniciens confiants dans le progrès technique.

Pasteur James WOODY, Grains de sel, Actes Sud, 2016 (texte envoyé à James Woody). En exergue, « Vous êtes le sel de la terre » (Matthieu, 5,13). J. Woody résume en quelques pages et quatre chapitres intitulés, « La Bible », « Prier », « Architecture », « Un christianisme pratique », ce qu’il retient de la foi protestante fondée sur la Bible, des signes qui la manifestent dans des lieux communautaires et dans la vie de tous les jours. Bien que les termes du chapitre sur la prière me parlent, je n’en dirai pas davantage parce que je ne vis guère de moments où je puisse ressentir que je dialogue avec Dieu. Je comprends mieux pourquoi je ne suis pas protestant. Woody parle de dialogue « interreligieux » (pour ma part, je continue à préférer « œcuménique », parce que le monde qui nous a été confié par Dieu est le lieu où tous devraient vivre en frères, citoyens du monde comme disaient les Stoïciens. Aucune religion ne peut prétendre à une vérité absolue, toutes tentent de s’en approcher en brinqueballant, en empruntant diverses voies (des « vallées » vers une « plaine » dit John Hick, un théologien américain, pour ma part, je préfère l’image de sentiers de montagne vers un sommet). En effet, l’image de J. Hick s’inscrit dans une perspective horizontale, insuffisamment verticale. La tour de Babel exprime la confusion des langues, mais elle inscrit aussi la transcendance au cœur de l’existence humaine, chacun de nous étant incarné pour un temps provisoire. Peu m’importe qu’il y ait ici un relent de platonisme et d’idéalisme transcendantal à la Emerson, je ne dépouillerai pas l’histoire humaine de ses oripeaux polythéistes et paiens (paganus, c’est celui qui voudrait que la terre qu’il habite soit déjà un Eden). D’ailleurs, même celui qui postule que les phénomènes ne sont que des ombres projetées sur les parois de la caverne ne peut s’empêcher d’y trouver des occasions de se réjouir et d’admirer. Le choix du dépouillement architectural et liturgique, qui traduit le souci obsédant de « gratter le vernis religieux pour retrouver la ferveur du message de l’Évangile », ne me paraît pas convaincant. Si la parole est bien l’essentiel, les personnes et la communauté qui prennent connaissance de ce dépôt ont toujours besoin de l’interpréter (et c’est toute une histoire qu’il ne faut pas aplatir sous prétexte de retrouver les origines !), de l’illustrer par des images, par la scansion des phases du culte. Je relève que les protestants ne sont pas tous sur la même longueur d’ondes en ce qui concerne les images et la célébration de la commémoration de la cène. Incarnation et transcendance. J’en reviens toujours à cette tension que je retrouve au cœur de la christologie (rapport Dieu-Jésus, l’oint du Seigneur, le fils de l’homme), de l’anthropologie (finitude et aspirations à la perfection), de l’ecclésiologie (église visible et Église invisible, gare aux majuscules !), de la vie pratique (mystique et politique). La foi et les œuvres : ici encore, je suis sensible aux nuances repérables dans l’histoire du protestantisme, et surtout aux contradictions insurmontables, inhérentes au Pilgrim’s progress tant que nous vivons ici-bas (eh oui ! James garde quelque chose d’Américain). Celui qui ne cesse de répéter le nom de Dieu (pour affirmer sa supériorité solipsiste, celle de l’individu selon la conception néo-libérale, ou celle d’une communauté à laquelle il s’identifie face aux mécréants) risque toujours d’être un parjure ou un hypocrite, au sens habituel de ce mot ou dans le sens grec du mot, celui qui joue un rôle), s’il ne met pas en œuvre concrètement, en faisant son métier d’homme, un idéal, celui de la fraternité en Christ. Dieu vomit les tièdes (et les fades) : voir Apocalypse 3 : Je connais tes oeuvres. Je sais que tu n'es ni froid ni bouillant. Puisses-tu être froid ou bouillant! Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n'es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. Parce que tu dis: Je suis riche, je me suis enrichi, et je n'ai besoin de rien, et parce que tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu… C’est pourquoi j’apprécie l’image du sel : le kérygme, la parole qui sort de la bouche de Dieu et que nous ne devons pas affadir, à laquelle nous ne devons pas substituer la parole des marchands du temple, nous recommande de nous indigner en toute connaissance de cause (vigilance et non torpeur de celui qui est satisfait de soi). C’est le sens que je donne aux « annonces » (nous disons « prière universelle » et nous l’insérons immédiatement après les lectures (trois et non une, AT, psaumes, évangile). Pour finir une citation de Lawrence Durrell (Les îles grecques, Paris, Albin Michel, trad. fr., 1978, p. 172 ; ou Citrons acides, trad. fr. R. Giroux, Buchet-Chastel, 1961, p. 233) : La foi de Paul n’est pas la mienne — et à Chypre plus qu’ailleurs on a le sentiment que le christianisme n’est qu’une brillante mosaïque de demi-vérités. Il est peut-être basé sur une fausse interprétation savante du message originel que les longs bateaux d’Asoka amenèrent d’Orient ; un message entendu un moment en Syrie et en Phénicie, mais qui fut bientôt dénaturé par les jacasseries des scholiastes et des mystagogues, éparpillé en un million de fragments étincelants sous l’influence du fanatisme et de l’égoïsme des gymnastes de la religion. Par-ci, par-là, un esprit lucide comme celui de Julien comprenait que le noyau vital s’était brisé, l’étincelle perdue, mais la rivière continuait à charrier toutes ses boues, avalant l’arc-en-ciel.

2017

Figures du double dans les littératures européennes. Études réunies et dirigées par Gérard Conio, Cahiers du Cercle, L’âge d’homme, 2001 (coll. de Nancy II, 1997)

Michel Morel donne d’abord quelques précisions théoriques. Il distingue deux formes de dualité, la « réactivité » (pratique normale « que nous adoptons sans y réfléchir pour nous situer par rapport à notre environnement », qui peut aboutir au conflit, « les deux composantes du couple bipolaire n’existent pour ainsi dire qu’en regard l’une de l’autre ») et la « réversibilité » (« échange réciproque de complémentarité dans la différence », être à la fois séparés et ensemble). Le premier type de double, réactif et bipolaire, double de réduplication, correspond à Jekyll/Hyde ; le deuxième type est le double homologue : « formes toujours nouvelles de la vie », mais homologie fonctionnelle. Les tours de Chartres et celles parfaitement symétriques de Chartres. W. Troubetzkoy, « Le double poétique de Jean-Paul à Doistoievski » : « En littérature, art des signes linguistiques, le cratylisme serait le rêve persistant de la fusion, de la confusion du référent et du signe », en somme l’annulation de ce que Deleuze appelle la différence. Platon : celui des apparences, des ombres de la Caverne et celui des seules réalités, les Idées. Balzac, en faisant revenir ses personnages, a compris qu’ils ne sont pas des entités données une fois pour toutes, qu’ils se forgent à travers le temps en relation. « le miroir de la langue et du texte ne peut donner » (contrairement à Dieu qui crée en nommant) « qu’une image trompeuse et déformée ». Le romantisme rêve d’unicité entre monde et représentation.

Parmi les auteurs commentés : Gogol, Le portrait, Dostoïevski (Le Double, Goliadkine, Andreï Biély, Samuel Bogumil Linde, lexicographe, Isaac Bashevis Singer, Le magicien de Lublin, 1960 (trad. de l’anglais, G. Bernier, Stock, 1983), W. Gombrowicz, Ferdydurke ;  Journal : 1953-1956, Jean-Paul, Walter Benjamin (Paris capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Mozart (La flûte enchantée), Gyula Krudy, Sindbad ou la nostalgie, Tzvetan Todorov, L’homme dépaysé, Paris, Seuil, 1996

G. Conio dans sa conclusion (« Figures du double et typologie des cultures ») montre que le « nouvel ordre mondial suscite des résistances multiples et des prises de conscience identitaires ». On parle de « guerre humanitaire » (maintes allusions à la guerre de Yougoslavie), « nous vivons sous le règne de l’oxymoron », de la duplicité, de l’« équivalence de toutes les idées », « de l’absorption du réel dans le virtuel », « l’omnipotence de la fiction ». Il rappelle que des éditeurs ont refusé de publier L’âge des extrêmes de Hobsbawn, qui dénonçait la dictature de la raison économique, parce que ses livres antérieurs se vendaient mal.

Si le livre de Todorov traite à sa manière de la question de la double identité, l’identité française ayant en somme relégué l’identité bulgare, au point qu’il se sent dépaysé quand il revient en Bulgarie, je retiens surtout de ce livre les propos décapants sur la notion de crimes contre l’humanité, l’idéologie totalitaire et sa présence là où on ne s’y attend pas a priori, la politique des quotas et le communautarisme.

Le héros du livre de Singer est capable d’époustoufler par ses tours de magie, par ses sauts périlleux sur une corde et son habileté à crocheter les serrures, jusqu’au moment où il se casse un pied en sautant du balcon d’un appartement, parce que son double est devenu un voleur qui d’ailleurs échoue. Il est double parce qu’il est tiraillé entre le bien et le mal, entre le reniement de son identité juive (assimilation) et le retour du refoulé qui fait de lui un fidèle malgré lui, malgré tout.

Il est intéressant de rapprocher Ferdydurke et Journal Paris Berlin. Gombrowicz se refuse à être un « commis-voyageur culturel » à l’époque des voyages faciles. La Pologne nazifiée qu’il a dû quitter, soviétisée au moment où il écrit, l’Argentine où il aborda le 22 août 1939, Paris, « ténor vieilli, ballerine flétrie), la ville de « la laideur consciente » agrémentée d’une gaieté factice et des artifices de la mode, entre Proust et Sartre, Berlin qui sent la mort, le « lieu le plus ruisselant d’histoire » où règne l’amabilité, la correction (« Les Allemands sont une nation où l’ouvrier place sa confiance dans l’élite, et les élites rendent sa confiance à l’ouvrier… »). « Je ne me laisserai pas séduire ! Je ne pardonnerai pas ». « Vous peuples de l’univerts, croyez-vous toujours que Hitler ne fut qu’un Allemand ? »

« À partir d’un certain âge, les gens ne devraient plus bouger de chez eux : l’espace se montre par trop lié au temps … ». Rester quelqu’un qui préfère l’art à l’artificiel : « plus grande est notre débâcle biologique, plus on a besoin d’un feu brûlant – au lieu de tiédir tout doucement tel un cadavre… ». Le génie de l’esprit a déserté les hommes « pour se réfugier dans la production … ».

Walter Benjamin, Passages 

Ce livre dont il est impossible de comprendre s’il était destiné à prendre une forme définitive nous fait pénétrer dans un magasin labyrinthique de citations qu’il est impossible de résumer.Mais nous voyons bien les figures récurrentes, Baudelaire le plus fréquemment cité, Balzac, Marx, Fourier, Saint-Simon, et tellement de livres plus obscurs dont Benjamin apercevait le lien avec ses préoccupations d’analyste de la société, des rapports entre structure et superstructure (le marxisme dont il a subi l’influence) et de l’évolution des techniques et des images proposées aux badauds et flâneurs. En effet, comme Hobsbaum, Benjamin s’intérese aux aspects apparemment petits de l’histoire sociale, à la fois signes et symboles. Les « passages » symbolisent la marchandisation des biens culturels, l’invasion des enseignes et de la « réclame ». Tous les détails comptent, par exemple l’architecture transparente (Le Corbusier) qui annule (provisoirement ?) l’intimité du domicile.

Fabrice Humbert, Eden-Utopie

Fabrice Humbert était âgé de dix-huit ans lors des « événements » de 1968. J’étais pour ma part trentenaire. Mon expérience recoupe donc la sienne sans se confondre avec elle. Le travail de remémoration qu’il entreprend est d’abord entrelacé de fiction et cela lui paraît insupportable. La distinction entre chronique, autobiographie romancée et histoire m’intéresse.

Il se lance alors dans une quête des témoignages concernant deux familles. Elle est difficile parce qu’elle se heurte moins à des secrets de famille qu’à des silences de taiseux qui ne parlent guère de leur vie, des deux guerres qu’ils ont vécues, de plus fort préoccupés par la survie et le matériel. Les deux guerres mondiales, si différentes bien que la seconde apparraisse comme une réplique sinistre de la première. 1940-1945. « …ils avaient le sentiment qu’il ne s’agissait plus de victoire…et que simplement on avait arrêté ». C’est dans ce contexte que naît la Fraternité « microcosme de la société à laquelle ils aspiraient. N’est-ce-pas en relation, même non consciente, avec le programme du CNR ?

Mais avec l’histoire et les transformations sociales et culturelles tout change. La télé et Internet font qu’ « on ne vivait plus ensemble » (p. 16).

J’aime bien la comparaison avec les Rougon/ Macquart, parce qu’elle campe la division riches/ pauvres, sans méconnaître qu’elle est bousculée de génération en génération, d’individu à individu par ce que l’on appelle promotion ou déchéance.

Les trente glorieuses (l’expression n’est pas présente) : tout roule, « Personne ne  trouvait cela étriqué » …. jusqu’à ce que tel ou tel veuille sortir du « truc » (p. 59) et que la politique substitue aux communautés familiales des communautés plus larges, « plus délibérément utopistes » (p. 62)

J’aime bien la p. 77. On propose à ceux qui parlaient de  lutte des classes ou de nouvelle société, des balades en bateau et la convivialité du feu de camp. Il est bien compréhensible que cela paraisse insupportable aux « emmerdeurs » (ailleurs, p. 183, « les branleurs et les assassins »), du côté Rougon plus que du côté Meslé qui avait tendance à raisonner comme un communiste vis-à-vis des gauchistes du 16ème et de la banlieue favorisée.

Mais une phrase attire mon attention (p. 100) : « Aucun Éden n’a jamais survécu aux groupes et si le paradis, au lieu d’Adam et Ève » avait été peuplé par leur progéniture … Elle m’inquiète parce qu’elle me fait penser à Sartre, « l’enfer, c’est les autres ». Ce décalage se traduit par la fuite dans le monde des livres « aux sensations ouatées ». Il essaie de comprendre à distance ceux qui basculent dans la violence et ne se résignent pas à travailler comme si de rien n’était.

Au fond, Humbert partage l’opinion de Kundera (ou H. Arendt, François Furet) qui mettent un signe égal entre toutes les formes de totalitarisme (« proximité du rêve et du totalitarisme »). S’il était plus philosophe ou plus politique, il se référerait à la dimension messianique ou utopique du jeune Marx ou de Rocard qu’il salue pourtant en passant. Que reste-t-il alors ? Le fric, la politique spectacle, la com., la quête du bonheur individuel et solipsiste. Un éden sans majuscule, celui de la p. 245. En effet, le lecteur (il se trouve que je suis en train de lire Pierre Bouretz, Témoins du futur. Philosophie et messianisme) comprend bien vite qu’il ne faut pas attendre de ce livre l’explicitation dialectique de ce couplage Eden / = Utopie, ce que ces deux notions impliquent du point de vue de la temporalité vécue au fil de l’histoire. 

Jack LONDON, Le talon de fer, mais aussi des nouvelles consacrées aux trimardeurs, aux errances dans le Grand Nord, et surtout Martin Eden.

Hannah ARENDT, Journal de pensée

Je retiens des réflexions intéressantes sur la politique, la violence et l'autorité, le travail, la différence entre Rome et la Grèce, et l'apologue du renard Heidegger qui attire dans son terrier-piège où il s'est lui-même piégé.


2019-2020

J'ai commencé à lire Georges Duby (Pléiade), le dimanche de Bouvines et le temps des cathédrales : c'est admirable. La pensée des années 60 dans ce qu'elle a de plus intelligent, de novateur et aussi de fidèle à un impératif de quelité linguistique et littéraire.

Daniel MARGUERAT : son livre sur Jésus de Nazareth.

 

 

 

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