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Le galopin et l'écrivain. Un poème pour la mise en route. Une enfance à Halicarnasse

Je n'ai pas l'audace de préluder en adressant une prière aux dieux, comme il conviendrait de le faire. Je te propose simplement de cheminer avec moi. Ainsi ai-je vécu. Du moins c'est ainsi que m'apparaît, dans les brumes de la vieillesse, la  vie de celui que les mortels, incapables  de ne pas choisir entre le commencement et la fin  et de joindre les deux bouts, dénomment Hérodote d'Halicarnasse ou Hérodote de Thourioi. Je ne connais que deux auteurs qui se soient risqués à écrire ce qui ressemble plus ou moins à des Mémoires d'Hérodote. Je viens d’acquérir les deux volumes de la biographie romancée que James Talboys Wheeler m’a consacrée. J’avais lu son livre sur ma géographie, mais je ne savais pas que cet érudit fut aussi un grand voyageur qui s’intéressait à l’Orient lointain, tandis que s’édifiait l’Empire britannique. J’aurai l’occasion de parler de son livre qui n’est pas écrit à la première personne comme celui-ci. Le titre a quelque chose à voir avec ce que j’entreprends, dans la mesure où les articulations de mon livre résultent des voyages de celui que vous appelez d’un nom bien étrange, le “ Père de l’histoire ”. Je suis bien trop modeste pour me targuer de cette appellation flatteuse, d’autant plus qu’elle suppose un usage approximatif du mot “ histoire ” qui ne correspond guère à ce que j’appelle historiê, une enquête inspirée par le désir de savoir.

Imagine un cercle de jeunes pousses de châtaignier ! Ne cherche pas à creuser le sol pour savoir d’où elles viennent. Il suffit que tu voies les souches laissées par les hommes qui ont coupé des perches et des pieux pour comprendre qu’une vie souterraine va affleurer. Le jeune rameau n’a pas encore de branches, tout au plus un bourgeon terminal et quelques tumescences prometteuses. Après moi, dans toutes les directions, l’Histoire a tendu ses ramures et j’approuve les Grecs d’Orient et d’Occident d’avoir préparé l’avenir en multipliant les approches pour conserver le passé des hommes : récits de fondation, spéculations sur l’origine de notre espèce, recueils de légendes, biographies, histoire sociale dans tous ses détails. Tout cela mérite votre attention, tout autant que l’histoire politique et militaire. Mais, si nous remontons trop loin vers l’invisible qui n’a pas laissé de traces, soyons sur nos gardes. Le discours séduisant des poètes et les philosophes ne doit pas passer pour une vérité établie. 

Lisez l’autre livre de Wheeler, centré sur ma géographie, et vous comprendrez que je ne suis pas un touriste superficiel, tout fier d’avoir usé ses semelles, sa monture ou son pousse-pousse, d’autant plus aveugle qu’il a accumulé les pense-bêtes et les photographies sans rien voir. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le roman de Simone Jacquemard qui concerne essentiellement la période au cours de laquelle je vivais à Thourioi. Mais, somme toute, je me reconnais assez bien dans le livre de Pietro Citati et dans le portrait d’Homère que nous propose Marie-Christiane Citti. J’y reviendrai sans doute. 

Voici ce que j’ai vu, entendu, pensé et rêvé. J’invite le lecteur de mes Enquêtes, dont la rédaction est désormais achevée et qui sont tombées dans le domaine public, à feuilleter paresseusement ces Mémoires après ma mort. Je lui fais confiance. Il comprendra mieux dans quelles circonstances je suis devenu le mémorialiste des siècles passés, un scribe au service des hommes et des peuples qui m’ont parlé, un logographos, un passeur de mots. Je revendique en effet fièrement le titre dont Thucydide voulait m’affubler parce qu’il cherchait à libérer son cœur de l’émotion qu’il avait ressentie en écoutant une de mes conférences. J’apprends qu’il est en train de rédiger l’histoire de la guerre du Péloponnèse en utilisant les notes qu’il a rassemblées dès le début de cette guerre. Il prétend qu’il prévoyait son importance, mais s’il s’est pris pour un prophète, il aurait dû se dire que cette prévision n’avait rien d’extraordinaire. Il est pour moi un petit frère un peu jaloux, mais je sais que viendra le temps où nos deux noms seront associés. J’imagine une médaille du Mérite Historiographique qui permettra à nos successeurs érudits, au lieu de se déchirer à belles dents en se rangeant dans le camp de l’un ou l’autre, de jouer aimablement à pile ou face (avers et revers), ou une statue pilier à deux faces, la sienne et la mienne, un double kolophôn. Curieuse histoire que celle de ce mot auquel tu as consacré quelques pages ! Il désigne à la fois la ville ionienne de Colophon, une statue pilier qui ne représente que le buste, ou le sommet d’un édifice. Mais il désigne aussi une idée qui résume un discours, un comportement ou un événement considérés comme un paroxysme ou un point d’orgue. Enfin, le colophon, c’est aussi le logo d’un copiste ou d’un imprimeur. Deux faces aussi fictives l’une que l’autre, puisque nos lecteurs ne cesseront d’interpréter à leur guise nos deux figures. On ne sait si elles regardent le passé, l’avenir ou tout simplement le présent. Figure symbolique, aigle à deux têtes dont le regard olympien parcourt le temps (aiôn et non chronos) dans tous les sens. Mais il est bien difficile d’apprivoiser ce dragon dont le regard lance-flammes pétrifie toutes choses et les rejette dans les marais de l’oubli. Sans cesse Cronos, ou Chronos si tu préfères, dévore ses enfants. J’apprécie que vous rappeliez aux vivants qui paradent sur terre qu’ils devront se résigner à ne plus être que de pâles figurants, quand ils rejoindront la danse macabre.  Mais nos monstres valent bien les vôtres. Pline l’Ancien décrit un cobra cracheur couronné d’une tache blanche qui se déplace appuyé sur le milieu du corps. Selon une légende, la cockatrice, souvent confondue avec le basilic, ressemble à un serpent avec une tête et des ailes de coq, et des plumes jaunes. Elle vient d'un œuf de coq couvé par un crapaud et son regard pétrifie comme celui de la gorgone, mais elle craint le chant du coq et son image reflétée dans un miroir. Comment rendre compte des circonvolutions du dragon Ouroboros “ qui se mord la queue ” et marche dans les deux sens (amphisbène), de l’aiôn qui tour à tour progresse et régresse ? 

Quand j’écrivais mon Enquête, j’étais bien obligé de me montrer prudent dans l’expression de mes opinions. Mais j’ai toujours pensé qu’il était préférable de suggérer plutôt que d’imposer sa pensée, parce que les traits d’humour sont plus efficaces pour susciter la réflexion de nos congénères que les flèches acérées de ceux qui pensent détenir la vérité. Il faudrait savoir lire entre mes lignes et passer les frontières de tel ou tel logos, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde. Il ne faut pas croire que le livre écrit reproduise exactement les récits tels que je les racontais lors d’un banquet, à la palestre ou lors d’une fête. Chez les Corinthiens par exemple, je ne pouvais m’étendre sur le comportement de leurs pères lors de la bataille de Salamine. Selon les circonstances, je pouvais être laconique ou bavard comme un pilier de cabaret, multiplier les commentaires et les explications ou me contenter de rappeler les épisodes essentiels, sans perdre le fil. J’imagine que mon costume et les inflexions de ma parole devaient être un sujet d’étonnement pour ceux qui m’écoutaient et, comme Ulysse, ou comme les convives de l’agréable dîner imaginé par Xénophane, j’ai dû répondre de bonne grâce aux questions de ce genre : “ Qui es-tu ? Quels sont tes ascendants ? Quel est le nombre de tes années, très cher ? Quel âge avais-tu quand le Mède est venu ? ” Parce que je n’avais pas de texte écrit sous les yeux, la même histoire, racontée par moi ou par d’autres que je désirais surpasser, était à la fois reconnue et toujours changeante comme les ciselures d’un objet d’orfèvrerie, la trame d’un tissu chamarré ou l’onde marine. Enfin, j’ai raconté beaucoup plus que je n’ai écrit, puisque mon Enquête ne va pas au delà de la fin des guerres contre les Perses. Simonide, Phrynichos, cet élève de Thespis qui fonda la tragédie, et Eschyle prouvent que la poésie peut célébrer les événements auxquels nous avons assisté ou dont nous pouvons encore rencontrer les témoins. Bien que je ne sois pas poète, je dois aux récits de ma mère et aux récitations de Panyassis cette mémoire verbale et visuelle qui fait de moi un intarissable bavard, mais aussi un rhapsode capable d’enfiler les perles, je veux dire les pierres disjointes d’un passé plus ou moins fossilisé.  

Si j’ai souvent brouillé les pistes en me contentant d’exposer la diversité des récits, je n’ai jamais menti et je suis assuré de trouver, face à la vilenie des cuistres qui épluchent le discours comme un oignon et tournent autour de lui comme des maniaques au lieu de sucer l’os jusqu’à la moelle, des défenseurs qui ne bouderont pas leur plaisir et le feront avec humour. Plus que jamais, à l’approche de la mort, je suis à l’abri des ambitions et des passions qui mettent sous la dépendance d’autrui. Je n’obéis à aucune injonction. Bien que je doive me résigner à la sédentarité, j’ai planté ma tente dans un pays où je n’ai pas de racines. Ah ! puissé-je ne pas être obligé, une fois de plus, de partir pour d’autres cieux ! Je redoute que la ville de Thourioi ne se rebelle un jour contre la cité mère et j’entends déjà, dans les ruelles ou à l’assemblée, des propos désobligeants qui dénoncent l’arrogance des Athéniens. Comment pourrais-je contester que les Athéniens ne savent pas tenir en place et qu’il leur arrive de renier les principes qui ont fait leur grandeur : tolérance à l’égard des étrangers, égalité des droits pour tous les hommes libres ? Après tout, ils sont un peu responsables de mes errances puisqu’ils ont restreint l’accès à la citoyenneté athénienne (il faut être né de père et de mère citoyens athéniens). Mais peut-on parler d’exil quand on est citoyen du monde comme je me flatte de l’être ? Vous avez bien de la chance de pouvoir lire les Stoïciens, Cléanthe, Zénon ou le Romain Sénèque qui ont su trouver de nouveaux arguments pour développer ce que je viens de dire. Mais je ne saurais mettre sur le même plan le cosmopolitisme des privilégiés qui partent en voyage d’affaires ou pour découvrir le monde, et les pauvres hères qui ne peuvent plus se nourrir dans leur mère patrie. Tenez, je trouve scandaleux que vos journaleux ou vos politicards osent dire que ces malheureux rêvent de l’Europe comme d’un Eldorado. Messieurs, plongez-vous dans les livres d’Histoire et méfiez-vous des stéréotypes ! 

Je vous écris de nulle part, je suis déjà ailleurs. 

Pourtant, c’est encore moi ce vieillard dont les muscles et les tendons gardent quelque chose de l’allégresse de la jeunesse et de l’âge mûr.  L’enfant chétif que j’étais comprit bien vite que ses parents avaient raison de l’astreindre aux efforts du gymnase et de la palestre. Je leur sais gré d’avoir insisté et d’avoir secoué ma nonchalance, mon désir de tranquillité et mon humeur pacifique. Je leur dois de ne pas avoir trop souffert des caprices des flots et, quand les mots ne suffisent plus pour ramener à la raison ceux qui ne font confiance qu’à leurs muscles, je ne suis pas enclin à tendre la joue gauche. Mais, tout comme Xénophane de Colophon (et d’Élée), je ne suis pas fasciné par l’athlète qui fait ses tours de piste, endurcit ses poings en martelant ses adversaires et projette au loin le disque dans lequel il ferait mieux de se mirer pour constater que l’effort déforme ses traits et lui donne le visage haineux d’un  guerrier de pacotille. Pour rendre gloire aux protagonistes de mon histoire, je n’avais pas l’intention d’écrire des odes triomphales et je m’intéresse autant aux vaincus qu’aux vainqueurs. Je ne suis ni Pindare, ni Simonide. Je soupçonne que ce rapprochement paraîtra injurieux pour le premier de ces deux poètes, le poète thébain, mais je constate que le vainqueur, que l’on honore en couronnant sa tête d’un pauvre rameau ou en lui consacrant une ode, est souvent un grand de ce monde, parfois même un tyran, comme Anaxilas de Rhégion que célèbre Simonide. 

Je préférais m’endurcir en cheminant obstinément à travers garrigues et marais, le long des portiques et dans les rues des cités des hommes. Désormais, je préfère nager et affronter les vagues de la mer en guettant l’instant où l’ondine que j’ai déjà rencontrée sortira de l’écume de la mer. Je me suis même risqué à lui demander son nom. “ Parthénopé ”, me répondit-elle en faisant luire ses yeux de braise. Si j’avais été plus jeune, il eût été prudent de m’attacher comme Ulysse au mât d’une barque.  

Je savais que l’innocence de ma petite ondine la mettait à l’abri des sombres pressentiments et je n’avais pas l’intention de lui infliger ma science mythologique. Savait-elle qu’elle portait le nom d’une des sirènes auxquelles Ulysse avait échappé ? Cette sirène avait disparu dans les flots de la mer tyrrhénienne, à proximité des rives où des colons de Cumes fondèrent Parthénopée. Mais je connais une autre version de l’histoire de Parthénopé, bien plus riche que ce que je viens d’écrire. En effet, j’ai appris plus tard que les habitants de Zeugma, où Alexandre le Grand passa l’Euphrate et où son lieutenant Séleucos Nicator fonda une ville très florissante, racontent le roman d’amour de deux Phrygiens, Parthénopé et Métiokhos. Une mosaïque devait immortaliser leur union, mais un triste sire s’avisa de la découper et de dérober Juliette en la séparant de Roméo. On m’apprend que la mosaïque restaurée se trouve depuis 2000 au Musée de Gaziantep. Mais un espace blanc les sépare à jamais. Elle avait fait le vœu de demeurer jeune fille (comme son nom l’indique), bien qu’elle fût éprise de Métiokhos. Elle coupa sa chevelure et s’exila en Campanie où elle se consola en se consacrant au Dieu du vin. Elle devint Sirène parce qu’Aphrodite lui en voulait d’avoir refusé l’amour. Je vais faire état d’autres découvertes qui prouvent que cette histoire a suscité l’imagination des conteurs et la curiosité des chercheurs. Tomas Hägg, que vous considérez comme l’un des meilleurs spécialistes du roman grec, met en relation un papyrus fragmentaire, le martyrologe de Saint Bartanuba qui transpose les souffrances de Parthénopé et sa dévotion pour Métiokhos pour l’adapter à la religion chrétienne, et un roman perse du XIe siècle, Vamiq et Adhra. Mais ce n’est pas tout : de même que Callirrhoé est présentée dans le roman de Chariton comme la fille du Syracusain Hermocrate dont il est question dans Thucydide, Parthénopé devient la fille de Polycrate de Samos et Métiokhos le fils de Miltiade le Jeune ! D’Orient en Occident, par des voies assez mystérieuses, les figures légendaires se promènent et viennent se greffer sur d’autres cultures pour produire d’autres histoires encore plus merveilleuses qui paraissent d’autant plus vraisemblables que l’environnement historique est bien réel. 

Les lignes que j’écris aujourd’hui sur ma terrasse ouverte aux quatre coins de l’horizon (comme sur cette montagne que les Provençaux, qui ont remplacé les Grecs et les Romains, appellent  la montagne de Quatre Heures, parce qu’ils ont oublié leur langue) viendront s’ajouter aux rouleaux que j’ai déposés dans l’endroit le plus sec de ma demeure. L’osier qui pousse sur les bords du Krathis m’a servi à fabriquer le siège sur lequel je suis assis à l’ombre d’une lambrusque dont les vrilles s’accrochent aux poteaux de cyprès que j’ai disposés à l’angle nord-ouest de ma demeure. Que grâces soient rendues aux modestes artisans qui ont su tirer parti des cannisses, de la paille et de la boue pour confectionner une tonnelle qui aurait certainement fait le bonheur des hommes d’autrefois ! Quand la bise vient à souffler, j’installe mon fauteuil près du four et je déplace la pierre de devantelle qui barre l’entrée de l’alandier pour avoir un peu plus de chaleur. J’utilise ici les mots que les archéologues utilisent à propos des fours dans lesquels on cuisait les amphores.  

Le chiffre que je préfère à tous les chiffres, c'est le quatre. Mon imaginaire n'est pas assez géomètre pour sortir du carré magique où je voudrais enfermer le monde et je ne suis pas assez pythagoricien pour m'étendre sur la puissance des nombres, la triade qui symbolise la complétude, la tétrade où toutes choses se résument, le dix et le douze, cent quarante quatre, trois quatorze cent seize... Il est encore plus difficile d'enfermer le monde dans quatre lignes qui se recoupent que de penser ou d'opérer la quadrature du cercle t la duplication du cube.

Nous les Grecs, nous avons du mal à choisir entre une comographie circulaire qui représente les continents comme des archipels séparés par des golfes, les eaux primordiales du fleuve Océan entourant le tout, et les représentations qui enferment le monde dans un schéma quadrangulaire ou trapézoïdal, la table sans doute (trapeza) où nous festoyons en attendant de rejoindre le ciel. Connais-tu cette comparaison étrange que l'on touve dans la Géographie de Strabon (II, 5, 5)? Il dit que notre monde, celui des Podes, où les hommes n'ont pas en principe la tête à l'envers, si l'on suppose comme vous une sphère et des Antipodes, ressemble à une fleur d'artichaut ou de panicaut, sans doute parce que le livre du monde doit être effeuillé en douceur si l'on prétend en connaître le coeur, cette petite réserve de fourrage et cette coupe moelleuse qui ressemble un peu à certaines représentations de notre terre flottant sur l'eau primordiale. 

Je me suis donc contenté d'errances qui tentaient d'épouser les mouvements que l'on constate tous les jours dans l'univers: du centre à la circonférence au centre (catabase et latence), en droite ligne pour me rapprocher de l'horizon ou en cercle pour rejoindre le point de départ, faute de revenir au foyer. Il n'y a pas d'Hestia qui me soit propre et ma noble mère n'a pas réussi à me persuader que rien ne vaut la chaleur du foyer de la maison où l'on est né. 

Ce livre, à tout prendre, n'a pas d'autre forme que celle qui résulte des quatre directions qui furent celles de mes voyages, le lever et le coucher d'Hélios d'où s'élancent l'Eurus et le Zéphyr, le zénith méridional et le septentgrion qui nous envoient Notos et Borée, bien que je connaisse d'autres noms de vents. Feu lumineux et souffle igné qui nous anime, air qui laisse passer al lumière et nous inspire, eau qui coule et s'agite comme notre âme rêveuse, terre qui nous sert de socle et de racines et qui servit à modeler notre chair. Dans notre corps, quatre humeurs, la bile qui nous monte au nez comme la moutarde, le sang qui nous fait horreur quand il est versé parce que c'est lui qui réchauffe notre corps, la pituite qui nous fait transpirer, pleurer et cracher, la mélancolie qui fait de nous de peprpétuels insatisfaits. Pélerin des quatre saisons, je ne puis offrir quze le bouquet changeant de mes observations et de ma réflexion.

Le vieillard évanescent que je suis devenu, vous le trouveriez sans doute un peu falot, comme un lumignon de terre cuite qui vient à manquer d'huile. Je ne mérite sans doute pas d'être considéré comme un phare de l'manité. Mais savez-vous ce que c'est qu'un falot? Près du moulin de la Guyonnière, sur la commune de Saint Julien des Landes en Vendée, un falot,  sur une éminence de 46 mètres, faisait office de fanal ou de phare. Un vase de pierres y était rempli de matières inflammables. Si j'ai brillé de quelques feux au cours de mon existence, si j'ai rempli dignement mon office de sémaphore en parlant, en écrivant, je veux bien que l'on me dise falot. J'ai d'ailleurs l'impression que l'un de vos poètes les plus cocasses et les plus désenchantés, Jules Laforgue, jouait sur le mot falot, en connaissance de cause, dans uen complainte. Successivement, dans ses strophes, les feux follets, la lune, un train perdu dans la nuit, l'oeil d'or du phare, le fagot qui bientôt réchauffera le fricot, la lanterne qui tremblote, le lumignon de papier, le réverbère qui accueille le soiffard, les beaux lacs de l'idéal, projettent la lueur vacillante de toute vie, si pauvre soit-elle. Ne la mettons pas sous le boisseau! N'oublions pas de l'alimenter! Un peu de ferveur pour réchauffer notre coeur, quelques braises pour accueillir le malheureux. 

 

UNE ENFANCE À HALICARNASSE

Problèmes d’identité — Je suis bien né à Halicarnasse — Je suis un métis — L’autochtonie des Cariens — Mon père — Mon pédagogue — Mon oncle Panyassis et l’histoire des Cariens —  J’entre dans l’histoire sans le savoir  La belle et sage Artémise.

Mais depuis toujours, à la vue d’un supposé trésor, elle ne pouvait s’empêcher, dans l’ardeur de l’enthousiasme, ou de la fièvre, de le déplacer aussitôt, d’y mettre ses griffes avec violence, “ Voilà ”, se disait-elle à chaque coup, “ je t’ai enfin trouvé ”, et elle se jetait dessus comme sur sa vocation enfin découverte, qui apporterait à l’énigme de sa vie la solution qu’elle n’attendait plus d’un homme ou d’un système quelconque, et pourquoi pas sous la forme de ce singulier bâton, sur le cône de déjection au pied des montagnes qui se jettent dans la mer, disons à Bodrum, alias Halicarnasse, et dont le bois se limitait pratiquement à l’écorce tandis que l’intérieur, le cœur était fait sur toute la longueur de coquillages, ou d’arêtes de poissons ? en forme de pailles à boire, ouverts aux deux extrémités, de sorte qu’elle pouvait s’imaginer regarder à travers le tuyau de bois comme à travers un prisme particulier qui réfractait la lumière mieux que tout et qui n’était là que pour elle.

Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne, Paris, Gallimard, trad. fr. Claude-Eusèbe Porcell, Paris, Gallimard, 1997, p. 252-253 (Frankfurt am Main, 1994)

Kennst du das Land, wo die Zitronen blühn,/Im dunkeln Laub die Goldorangen glühn, / Ein sanfter Wind vom blauen Himmel weht, / Die Myrte still und hoch der Lorbeer steht? /Kennst du es wohl ? Dahin / Dahin möcht' ich mit dir, / O mein Geliebter, ziehn.

“ Connais-tu le pays où fleurissent les citrons, dans la sombre frondaison, les oranges d’or s’embrasent, une douce brise souffle du ciel bleu, le myrte se dresse tranquille et le laurier s’élève. Connais-tu bien ce pays ? C’est là, c’est là que je voudrais avec toi, mon bien-aimé,  me  rendre. ”, Johann-Wolfgang Goethe, “ Mignon ” (Wilhelm Meister, Die Lehrjahre, Livre III, Chapitre 1)

             Problèmes d’identité

            Je ne sais si Peter Handke pensait expressément à Ulysse quand il dit “ la baie de Personne ”, mais ce qui le préoccupait, c’est à coup sûr la quête de l’identité. C’est pourquoi j’ai choisi de citer aussi le poète de Weimar et Mignon * qui occupe une place toute particulière dans les années d’apprentissage et de voyage de Wilhelm Meister. Mignon, c’est une créature angélique, garçon ou fille, sans âge et sans mémoire, qu’il rencontre au chapitre 4 du livre II de son apprentissage parmi les danseuses d’un cirque ambulant tzigane. Elle chante l’Italie sans trop savoir si elle y a vécu.

Comme Ulysse, nous voudrions passer notre vie à dissimuler ce que nous sommes, mais le masque (prosôpon ou persona) sous lequel nous nous présentons (larvatus prodeo) nous trahit. Ce que nous disons dit autre chose que ce que nous voulons dire. Chaque fois que nous parlons, nous faisons, sans le savoir, le sacrifice de notre voix personnelle. C’est du moins ce que disent les psychanalystes. Nous voudrions que nos mots n’aient pas d’autre effet que celui que nous recherchons, mais leur écho, répercuté par le visage et la voix d’autrui, nous revient à la face comme un boomerang. Platon nous dit, dans le Cratyle, qu’à chaque chose correspond une voix qui lui est propre, c’est-à-dire un mot originel. Il ajoute que la langue des barbares, des femmes et des enfants est plus proche de ce langage originel. Conclusion logique ou moment paradoxal ? À toi d’en juger ! Euripide, le rival de mon ami Sophocle, se dit qu’il serait préférable que les choses parlent d’elles-mêmes (Hippolyte 925 sqq. et Andromaque 743). S’il en était ainsi, nous serions incapables de mentir et de dissimuler. Rêve ou cauchemar ? Faut-il que nous soyons tout à fait transparents, qu’il n’y ait plus de for intérieur ? Je ne le pense pas et je me dis que tous ceux qui approuvent l’usage du bracelet électronique pour suivre à la trace le criminel récidiviste et la vidéo-surveillance dans les magasins, mais aussi dans les rues, en disant “ que redoutez-vous si vous n’avez rien à cacher ? ”, avec les meilleures intentions du monde, mettent en place (sans s’en rendre compte ?) un dispositif qui peut devenir aussi diabolique que celui de Big Brother imaginé par George Orwell. Si tu penses que je mélange tout, réfléchis encore un peu. 

Je suis bien né à Halicarnasse

Halicarnsse, vous l’appelez aujourd’hui Bodrum ou bien encore le Saint-Tropez turc si vous préférez parler comme les brochures publicitaires. N’en déplaise aux sceptiques qui relèvent que les Grecs n’ont commencé à associer mon nom et celui d’Halicarnasse que bien après le règne d’Alexandre le Grand et se demandent si la propagande des dynastes d’Halicarnasse, descendants d’Artémise, n’est pas responsable de cette localisation, je suis né à Halicarnasse, peu de temps avant l’avènement de Xerxès qui voulut venger la défaite de Marathon. Ma petite patrie est située entre terre et mer, sur une étroite presqu’île, face à Kalymnos et à Cos où se trouvent le sanctuaire de l’Asclépiéon et l’énorme platane sous lequel Hippocrate et ses confrères donnent des leçons de médecine quand ils ne sont pas partis visiter les malades dans les régions marécageuses d’Asie Mineure ou de Thrace (eh oui, votre mot “ épidémie ”  provient de ces déplacements, en grec epidemiai). Quand nous voulions nous baigner, nous avions le choix entre deux caps, le cap Zéphyrion au Nord sur le golfe Iasos-Mandalya et le cap Termerion au Sud. Nous traversions les maquis de lentisque et de myrte sur les collines avant de suivre les ravins caillouteux bordés de lauriers roses et de pins tortueux. Pour tempérer la chaleur excessive de nos membres et étancher notre soif, il suffisait que nous penschions notre viasge au-dessus du bassin verdoyant de la source Salmakis.  

Pourtant, nos parents nous avaient mis en garde : la nymphe Salmakis, selon la légende, éprise d’un bel adolescent, Hermaphrodite, le fils d’Aphrodite et d’Hermès, l’entraîna dans ses ondes pour faire de lui (beau paradoxe !) l’inventeur du mariage sanctionné par la loi.  Est-ce pour cette raison que je ne me suis jamais marié, au grand désespoir de mes parents ? D’ailleurs, je me gausse quand je constate que certains préfèrent croire l’incroyable au lieu d’admettre que tout homme ou toute femme porte en lui ce qui le rapproche de l’autre moitié de l’humanité, pour le meilleur ou pour le pire, sans être pour autant Hermaphrodite, sans avoir été réduit à la triste condition d’eunuque comme le Pédaséen Hermotimos * par un dénommé Panionios (n’en déplaise aux Ioniens, ceci n’est pas de mon invention). J’ai raconté qu’à Pédasa, dans l’arrière-pays d’Halicarnasse, la prêtresse d’Athéna devenait une femme à barbe quand le malheur menaçait (ce fut le cas lors de la guerre menée par Harpage contre les Cariens). La guerre, c’est vraiment le “ monde à l’envers ”, comme le disent l’un de tes maîtres, Raymond Weil *, et Carmen Bernand *, ta collègue de Paris X-Nanterre. La reine Artémise devient aussi vaillante qu’une Amazone et aussi avisée et rusée que le plus malin des mâles. Carmen Bernand nous entraîne au cœur de l’Amazonie pour nous faire découvrir que les compagnons de Christophe Colomb, comme les Grecs qui situent ce “ monde renversé ” sur l’île d’Hesperia située aux confins de la terre habitée, sur les pentes du Caucase ou en Inde, ou encore sur une île libyenne au milieu d’un lac, ont pris des Indiennes craintives pour des Amazones. Ces gardiennes de l’Eldorado refusent d’avoir un mari et mettent à mort tous les enfants mâles, ce qui prouve qu’elles ne refusent pas les relations sexuelles.

Avant de découvrir le Méandre, le Caystre, l’Hermos, l’Halys ou le Pactole, je ne savais pas que les fleuves pouvaient constituer des frontières et des obstacles, je ne connaissais pas les grandes plaines fertiles, les grandes voies de communication vers l’intérieur de l’empire, les paradis riches de leurs arbres fruitiers et d’une faune surprenante. Je croyais naïvement que le petit tuyau de roseau avec lequel je fabriquais un pipeau donnerait à chacun de mes yeux l’acuité qui lui permettrait de mieux cerner les contours des petites choses dont l’enchevêtrement apparemment hasardeux mérite aussi d’être représenté comme un monde ordonné. Sur le sol rocailleux de nos garrigues, où la terre noire est si rare, nos pas ne faisaient détaler que des lièvres craintifs aux oreilles molles et des geckos avec leurs pattes en forme de ventouses, ou de dangereux aspics. Ces vagabondages incessants, dans les limites étroites de notre petit empire, ont fait de moi un marcheur infatigable, un arpenteur insatiable. Je songe aux sarcasmes de Xénophane qui ironise à propos de la délicatesse des Lydiens amollis par le luxe et je me souviens de la réponse que la Pythie fit à Crésus : Lorsqu’un mulet deviendra roi des Mèdes, alors, Lydien aux pieds fragiles, aux bords du caillouteux Hermos, fuis, ne résiste pas, et ne rougis pas d’être lâche (I, 55).

Halicarnasse, ce n’était pas seulement un ensemble de bourgs campagnards qui ne parvenaient pas à briser le carcan des traditions, c’était aussi un port de pêche et de commerce ouvert sur de larges horizons qui me faisaient rêver et nourrissaient mon insatisfaction. Il me suffisait de rejoindre les parapets et les grèves où l’on répare les filets et où l’on tire les navires au sec pour les décharger et les calfater avec le bitume venu de Mésopotamie. Je pouvais rencontrer ceux qui avaient essuyé des tempêtes et visité les cités et les peuples. “ Heureux qui, comme (le malheureux) Ulysse… ” ! Le pauvre pêcheur ou le patron de navire sans scrupules devenaient pour moi des experts en humanité, capables de décrire et de raconter avec autant de talent que l’aède d’autrefois, et je me disais qu’un jour moi aussi je déplacerais les lignes qui bornaient mon horizon. Les femmes de ma famille avaient beau me raconter l’histoire de ces malheureux qui avaient dérivé pendant quarante jours sur un radeau qu’ils avaient réussi à construire avec les madriers de leur navire, la Gorgone, dont les vagues étaient en train de détruire l’ossature. Les rescapés, peu nombreux, furent recueillis par un navire qui avait de bons yeux puisqu’il s’appelait Argus ou Argos. Ils avaient raconté que le patron de la Gorgone, qui faisait partie des rescapés, était non seulement inexpérimenté mais téméraire, puisqu’il n’avait pas tenu compte des mises en garde d’un marin qu’il jugeait trop vieux pour être sagace. Le navire avait été drossé par Borée vers une zone de hauts fonds. Pour survivre, ils avaient dû manger les cadavres de leurs compagnons, comme certains aviateurs qui survolaient la Cordillère des Andes et dont tu connais l’histoire. De mon temps, on discutait encore pour savoir si le patron était coupable ou tout simplement victime d’une fortune de mer. Je souris quand tu me dis que tu n’as pas encore réussi à éclairer un épisode de votre légende familiale. En juillet 1816, à bord du radeau de la Méduse rendu célèbre par le tableau de Théodore Géricault, qui mourut en 1824 à 33 ans, se trouvait le lieutenant de vaisseau Pierre, Philippe, Denis Bellot, dont on a conservé le témoignage au procès du chef de l’expédition, Duroy de Chaumarey. Il se peut que ce personnage soit l’ancêtre lointain de vos cousins Rouhier.

Je suis un métis

Mon père, Lyxès, et ma mère, Dryo (il arrive que vous l’appeliez Rhoio), m’ont dénommé Hérodote. Un nom parlant qui revient à dire que j’étais sans aucun doute un joli “ cadeau d’Héra ”, protectrice des cités et matrone respectable, jalouse et irascible !. Il faut croire que mes parents étaient très soucieux de nous placer sous la protection des dieux grecs, puisque le prénom de mon frère était Théodore, et j’espère que mon existence aventureuse ne les a pas conduits à blasphémer contre Héra. Ce n’est pas me faire injure que de souligner les consonances barbares et cariennes des noms de mes parents et de mon oncle Panyassis, qui avaient sans doute aussi quelque rapport avec Samos. Je me moque bien de la généalogie d’Hécatée de Milet dont le père s’appelait Hégésandros, quelque chose comme l’ “ homme de tête ” ou le bélier du troupeau, ce qui est à coup sûr plus rassurant qu’un nom aux consonances barbares pour obtenir un brevet d’hellénisme, et la déconvenue du Milésien devant les cent quarante-cinq prêtres de Zeus de Thèbes (je parle de la ville égyptienne) a de quoi me réjouir. Il ne me déplaît pas d’être un métis ou un quarteron de Carien et je n’approuve guère que les habitants d’Halicarnasse se prétendent “ nés de la terre ”, comme les Athéniens issus du vieux roi Cécrops dont le corps  se termine en queue de  serpent, ou les Thébains de la première génération qui furent privés d’enfance puisqu’ils naquirent armés de pied en cap, cuirassés comme des lucanes, ou plutôt comme des alligators, puisque Cadmos avait semé des dents de dragon.

Anaximandre le disait bien : le petit de l’homme et de la femme n’est qu’un animal, plus faible que les autres, puisqu’il est dépourvu des écailles qui le recouvraient quand il était encore poisson, puisqu’il doit être allaité longuement et douillettement vêtu. Belle leçon d’humilité ! Marigot primitif où les premiers animaux étaient enveloppés par une écorce épineuse, terre noire où les larves sorties des œufs pondus par les cigales s’enfoncent pour y séjourner de nombreuses années avant de devenir cigales, sein maternel où j’ai flotté pendant quelques mois (je ne sais de quoi j’avais l’air !). À propos des cigales, je t’invite à lire le Banquet de Platon (191 c), l’Histoire des Animaux d’Aristote (556 a 14-b 20) et le chapitre 17 des Souvenirs entomologistes de Jean-Henri Fabre : Quatre années de rude besogne sous terre, un mois de fête au soleil, telle serait donc  la vie de la Cigale. Ne reprochons plus à l’insecte adulte son délirant triomphe. Quatre ans, dans les ténèbres, il a porté casaque de parchemin ; quatre ans, de la pointe de ses pics, il a fouillé le sol ; et voici le terrassier boueux soudain revêtu d’un élégant costume, doué d’ailes rivalisant avec celles de l’oiseau, grisé de chaleur, inondé de lumière, suprême joie de ce monde.

L’histoire des animaux nous dit que la vie n’est que métamorphose. Prenons le ver à soie que ton professeur d’histoire naturelle du Lycée Banville à Moulins, M. Pécoil, t’a appris à élever sur les plaques de fonte de votre cuisinière en compliquant un peu la vie de ta mère qui devait cohabiter avec cette petite colonie aux yeux noirs. Le cocon fabriqué par la larve qui va devenir chrysalide ou nymphe et les tissus de soie sont à coup sûr plus admirables que ce petit bombyx passe murailles, bien plus terne que d’autres papillons de même forme, le sphinx tête de mort, ou ceux qui guettent la saison et l’heure pour butiner les fleurs de lavande et raviver les teintes de leur casaque quand la lumière du soleil se met à friser.

Les gens d’Halicarnasse, qui n’en sont pas à une contradiction près, disent que leur héros fondateur est venu de Trézène, la petite patrie de Thésée qui accueillit les femmes et les enfants d’Athènes avant la bataille de Salamine, et qu’il s’appelait Anthès, fils de Poséidon et d’Alcyone. Les brassages de population, inévitables dans toute l’Asie Mineure, les exposaient à beaucoup de mariages mixtes et faisaient d’eux en somme des Mixhellènes. Un bon mélange, une noble bâtardise qui met à même de choisir ce que les peuples ont de meilleur sans s’encombrer de préjugés, comme cherchaient à le faire les législateurs Zaleucos ou Charondas quand ils aidaient les fondateurs de cités nouvelles. Ah ! si les Thouriens étaient restés fidèles à ces principes au lieu de singer Athènes ! Mes compatriotes d’Halicarnasse, d’ailleurs, n’ont guère prouvé leur fidélité aux vertus doriennes le jour où un de leurs athlètes, Agasiclès, le mal nommé (“ admirablement glorieux ” ?), emporta chez lui le trépied qu’il avait remporté aux jeux d’Apollon Triopien, ce qui valut à ma patrie d’être exclue de la confédération de l’Hexapole qui administrait son sanctuaire.  Plutôt que de considérer comme un alliage de bon aloi les légendes qui permettent aux gens d’Halicarnasse de situer sur leur sol l’enfance de Zeus, le fils de Rhéa, j’utilise comme pierre de touche incontestable le culte de Zeus Carien. Près de son temple, veillent en permanence deux corbeaux qui ne supportaient pas qu’un troisième corbeau cherche à les rejoindre. Comme la foudre de Zeus, ils sont capables d’aveugler  celui qui défie les dieux, par exemple Anchise, berger royal et père du Troyen Énée, qui avait révélé la nuit d’amour qu’il avait passée avec Aphrodite. Les oiseaux de Zeus ne sont pas toujours des aigles. Ce que je viens de dire n’a rien de désobligeant pour Zeus. Je ne suis pas en train de l’expédier “ aux corbeaux ” comme disent les Grecs. Je crois que vous dites “ au diable ” pour signifier quelque chose d’analogue, mais je n’ai pas bien compris s’il s’agit du royaume du Zeus des Enfers où régnerait un serviteur déchu du Dieu des Dieux. D’ailleurs, je me plais à réhabiliter les animaux, y compris ceux dont la réputation est détestable. Ce cher Ésope nous dit qu’un corbeau assoiffé est capable de comprendre qu’il lui suffit de mettre des cailloux dans une cruche pour faire monter le niveau de l’eau. Dans le Monde du 21 janvier 2005, je lis qu’un universitaire d’Auckland, Gavin Hunt, nous parle d’un corbeau calédonien qui est capable de tailler des harpons avec des feuilles barbelées de pandanus pour extraire larves et insectes. Une étude publiée dans la revue Nature (13 janvier 2005) rapporte une expérience analogue à celle de Psammétique, que Frédéric II de Prusse voulut reproduire, à ceci près qu’il ne s’agit pas d’un enfant, mais d’un corbeau que l’on a séparé de ses congénères. Cette histoire d’“ enfants sauvages ” ne cesse de vous hanter, de Mowgli à Gaspard Hauser et… à François Truffaut. Un corbeau, séparé de ses congénères, est capable de la même performance. De quoi relancer la controverse sur l’inné et l’acquis. Il n’est pas plus bête qu’un aigle qui précipite un rocher du haut du ciel pour assommer un lièvre ou briser un œuf de tortue ou de crocodile.

Comment se fait-il que, chez certains peuples galliques, on crucifie les chouettes à la porte des granges ? Pourquoi les historiens de Rome éprouvent-ils le besoin de signaler les apparitions d’une chouette dans un camp militaire ou dans les rues des villes, comme si elles avaient quelque chose à voir avec les catastrophes provoquées par la folie des hommes, la guerre civile par exemple ? L’oiseau d’Athéna, dont les yeux transparents accueillent le monde pour mieux percer ses secrets, ne mérite pas d’être ainsi traité. S’il s’envole au crépuscule, comme disent vos professeurs de philosophie depuis Hegel, c’est pour mieux nous dire qu’il faut de l’âge et beaucoup de raison pour penser un peu, et sans doute aussi les épreuves personnelles, la lumière du jour, mais aussi ce film noir que nous propose le théâtre du monde. Pour ma part, alerté par leurs cris d’orfraie, j’ai eu la joie de découvrir dans ma cheminée deux chouettes effraies nichées sur le tas de pelotes qui témoignait encore de leurs habitudes diététiques. Comment pourrais-je oublier ces filles aux yeux d’or, le beige velouté de leurs plumes et la force surprenante de leurs serres ?

Mon père

Je n’ai connu ni le luxe, ni la pauvreté. J’ai de la peine à reconnaître mon père dans le livre de Wheeler qui fait de lui un richard circonspect, quand il s’agissait de mon argent de poche, et un brave père de famille soucieux de me donner une éducation conforme aux règles en vigueur (p. 38). En somme un conformiste ! Ma famille était certes considérée comme une famille honorable de notables, mais il plane un certain mystère sur les activités de mon père. Notre aisance résultait sans doute des activités commerciales auxquelles il se livrait, peut-être de la pêche autour des épaves, et j’ose espérer qu’il n’a jamais allumé des feux sur les collines pour faire sombrer les vaisseaux ventrus qui venaient d’Égypte, de Phénicie ou de Cilicie. À ce propos, je signale que l’ingéniosité des naufrageurs ou naufrageuses n’a pas de limites : sais-tu que les riverains des côtes de Saintonge promenaient sur le rivage un âne portant un fanal allumé ? On appelait cela “ faire tanguer l’âne ”, sans doute parce qu’ils voulaient forcer le destin et ne supportaient pas que le droit des âges obscurs attribue les biens échoués au seigneur de la côte. On dit même qu’au pays de Brignogan, sur les côtes d’Armor, les “ pagans ” fixaient des torches aux cornes des taureaux pour imiter le tangage et le roulis d’un bateau qui rentre au port. Cet usage d’un leurre me rappelle un stratagème utilisé par Hannibal pour faire croire aux Romains qu’il disposait d’une armée nombreuse. À travers les âges, les hommes n’ont cessé de récupérer le bois de mer que le sel a rendu imputrescible et de réemployer les pierres des édifices tombés en ruines ou détruits par la guerre. Si les poutres de mon logis de Thourioi, si les madriers de mon enclos pouvaient parler, tu saurais d’où provient tout ce bois. Ceux qui plongent pour retrouver les épaves et qui fouillent les ruines et les tombes n’ont pas toujours les nobles préoccupations de vos archéologues. Au naufrageur qui ne prend aucun risque, je préfère l’escumeur des mers qui bat la Mer Égée en faisant ses courses pour son propre compte. Je félicite Thucydide d’avoir remarqué qu’il n’était pas déshonorant dans l’ancien temps de se dire pirate quand on était interrogé par ses hôtes. Mais s’il voulait dire que ce mode de vie ne reparaîtra plus, quelle erreur ! Tu es mieux placé que moi pour savoir que la Méditerranée, la Mer de Chine et le détroit de Malacca sont régulièrement infestés de pirates. Pas de roman grec sans un épisode d’enlèvement par les pirates. Des pirates à qui le Grand Pompée a dû livrer une guerre inexpiable aux Barbaresques qui enlevaient garçons et filles de bonne famille pour avoir une belle rançon, cela ne cessera jamais, tant que la nature humaine, éprise de liberté et soucieuse d’améliorer l’ordinaire, sera la même. Je comprends que les dictionnaires de votre Grand Siècle, étudiés notamment par Isabelle Turcan *, ne parviennent pas à distinguer les méchants pirates dont les histoires fascinent les enfants parce qu’ils rêvent de liberté et les braves corsaires qui se dévouent pour remplir la cassette du Roi et faire en sorte qu’il soit si peu que ce soit maître des mers. J’imagine que tel ou tel pirate a dû s’acheter une conduite en devenant corsaire, par exemple Eustache le Moine qui se mit au service de Philippe Auguste, le vainqueur de Bouvines. Flibustiers, boucaniers, voilà deux mots dont l’origine est bien intéressante. Le premier provient sans doute du néerlandais vrijbooter ou de l’anglais freebooter, celui qui fait du “ butin ” sans rendre de comptes à personne. Le boucanier est à l’origine un Indien des Caraïbes, ou un colon Européen encore vagabond et sans villes, qui fait boucaner les viandes, celle des animaux … ou celle des prisonniers de guerre. Ils déposent ces viandes sur des claies de bois sous lesquelles ils allument le feu. Ces claies, on les appelle barbacoa où tu reconnaîtras l’ancêtre de vos barbecues qui vous permettent de singer les sauvages (et de l’argotique barbaque qui désigne la viande ?). Avant de laisser là pirates, corsaires, forbans, rovers (oui, tu as bien lu, c’est aussi le nom d’une marque de voiture anglaise ou des Land-Rover qui courent à travers le désert comme des dromants-dromadaires, ces vaisseaux du désert dont le balancement vous donne le mal de mer), je salue au passage les pirates olonnais nichés dans les environs de la Chaume en Vendée, les Frères de la Côte rendus célèbres par Joseph Conrad, dont tu retrouves le souvenir quand tu parcours les crêtes du côté d’Escampobariou dans la Presqu’île de Giens … et les ancêtres réels ou supposés de Mark Twain* .

Je ne reprocherai pas à mon père d’avoir été avare de confidences à propos de ses voyages, puisque, dans mes Enquêtes, je n’ai même pas été capable d’expliquer pourquoi j’ai pu parcourir le monde. Quand il faisait escale à Halicarnasse, mon père ne tenait pas en place. Il avait le mal de terre comme d’autres ont le mal de mer et, tous les soirs, il allait s’asseoir, le regard plein de vague à l’âme, près des rampes qui permettent de tirer les barques au sec. De même, le père du Vendéen Michel Ragon *, Aristide, étouffait dans sa petite ville de Fontenay-le-Comte et “ ses pas le portaient tout naturellement vers la gare, c’est-à-dire la porte du large ”. Cet ancien officier de la Coloniale est mort de tuberculose, d’alcoolisme et d’ennui. Le spleen de l’homme libre qui toujours chérira la mer, selon le mot de Baudelaire, la mélancolie de Pierre Loti qui croyait s’en tirer en se constituant un petit univers exotique, cette mélancolie qui, un jour où l’autre, envahit l’homme insatisfait ou accablé par les épreuves et lui fait éprouver la lassitude du quotidien. Un jour, pendant notre exil à Samos, mon père partit pour ne plus revenir, après avoir confié une somme rondelette à celui qu’il avait désigné pour m’accompagner dans mes voyages, et l’on perdit sa trace. Oui, j’ai bénéficié des bonnes relations que mon père entretenait avec les marins, je me suis embarqué avec eux et j’ai accompagné les caravanes qui parcouraient les routes que la sagesse industrieuse du Grand Roi et de ses satrapes avait construites pour commercer, faire circuler ses directives, acheminer les tributs et les dons et surveiller l’empire. À ceux qui me présentent comme un émissaire stipendié par l’Olympien Périclès, ou comme un géographe qui préparait les aventures de l’empire athénien, je ne puis objecter que le récit des circonstances de mes voyages, mes allusions répétées aux divisions fratricides et aux dérives dangereuses de la démocratie athénienne et le mémorial des opinions que j’ai exprimées devant l’assemblée des Thouriens ou dans mes lettres à Sophocle et à Périclès

 Mon pédagogue

Mon pédagogue, sans doute soucieux de faire oublier son véritable nom (il a parfaitement réussi), se faisait appeler Mnésiphile. C’était à coup sûr un “ ami de la mémoire ”, particulièrement doué pour faire en sorte que ses élèves se souviennent. Un autre Mnésiphile avait enseigné à Thémistocle l’éloquence qui allait permettre à cet homme nouveau de devenir un politique averti. On dit même que cet homme, ou son ombre, rendit visite à Thémistocle dans la nuit qui précéda la bataille de Salamine (VIII, 57-58). Mon pédagogue méritait bien de porter ce pseudonyme. En effet, à l’époque où je ne savais ni lire ni écrire, il récitait de courtes listes de mots, noms d’animaux ou de fleurs, noms de lieux ou petits catalogues de dieux et de héros de la mythologie, et me proposait de retrouver ces éléments par mes propres moyens. Plus tard, il se mit à associer à chacun des mots une petite histoire pour m’amuser, mais aussi pour m’apprendre d’autres mots. Pour autant, il ne perdait pas de vue que l’agrément d’un récit peut faciliter l’apprentissage de la vie, qu’il soit assorti ou non d’une petite leçon de morale. Chacun de ses récits constituait donc ce que les Grecs d’autrefois appelaient ainos ou mythos. Il arrivait même que nous nous répartissions les rôles comme au théâtre.

               Mon oncle Panyassis et l’histoire des Cariens

Grâce à mon oncle Panyassis, qui se piquait de poésie, mon enfance ne fut pas sans histoires. J’ai eu la primeur des épopées qu’il commençait à écrire, et je me souviens qu’il célébrait le passé glorieux des Cariens, à qui les Grecs doivent les cimiers de leurs casques, les insignes et les courroies de leurs boucliers. Le pharaon Psammétique, qui connut deux fois l’exil à cause de l’Éthiopien Sabacôs et des autres rois égyptiens, dut son salut aux hommes de bronze dont l’oracle de Léto lui avait annoncé la venue. Il s’agissait en fait d’Ioniens et de Cariens, qu’il eut l’intelligence de recruter comme mercenaires (II, 152). Contrairement à ce que disent ces menteurs de Crétois, les Cariens ont toujours vécu sur le continent autour du sanctuaire de Zeus Carien à Mylasa. Ils ont toujours fourni d’excellents rameurs et de courageux mercenaires à Minos, aux Pharaons ou au Grand Roi. Les Cariens racontent aussi que, revenant de la guerre de Troie, le médecin Podalire, aussi célèbre que Machaon, fut poussé par une tempête sur leurs côtes et qu’il guérit une fille du roi Damaethus en la saignant aux deux bras, avant de la recevoir comme épouse en guise de récompense. J’ai appris à Cos, sous le célèbre platane, qu’Hippocrate se disait descendant d’Hippolochus, fils de Podalire. Panyassis me racontait aussi les voyages d’Héraclès en récitant les vers de son poème et les légendes des femmes du temps jadis qui passèrent l’Hellespont dans un sens ou dans l’autre, victimes de leur passion ou du désir irrépressible de leurs séducteurs et ravisseurs, Europe, Io, Médée et la belle Hélène. L’abaque, en revanche, comme le remarque Wheeler (p. 24), cette planchette de bois divisée en rangées pour y disposer les boules qui servent à calculer, était pour moi un instrument de torture, et mon pédagogue ne savait où donner de la tête ou de la baguette pour que mes opérations tombent juste. Comment s’étonner dès lors que je sois un panier percé et que je sois un peu brouillé avec les chiffres ?

                J’entre dans l’histoire sans le savoir. La belle et sage Artémise.

Mais le vent de l’histoire s’est mis à souffler.

Imaginez un bambin de cinq ans juché sur les épaules de son père, qui assiste au départ des vaisseaux de la flotte du Grand Roi, imaginez la belle et sage Artémise debout à la proue du plus beau des navires, exhortant les marins à la confiance. Mon père me disait qu’elle ne régnait pas seulement sur le promontoire continental d’Halicarnasse, mais aussi sur les îles voisines, Cos, Nisyros et Kalymnos. Il peut paraître étrange qu’une reine qui ne pouvait aligner que cinq navires ait joué un rôle aussi éminent dans la flotte du Grand Roi et au sein du conseil qui l’entourait. Elle le devait à la qualité de ses navires que je comparais à celle des vaisseaux des Phéniciens venus de Sidon, des experts en la matière (VII, 99). Les bateaux d’Artémise n’étaient pas des vaisseaux de charge, ces gauloi ventrus capables de porter des cargaisons considérables, mais des vaisseaux effilés comme des poignards, bien faits pour éventrer la coque des vaisseaux ennemis … ou un vaisseau ami, comme Artémise l’a fait pour abuser l’ennemi au début de la bataille de Salamine (VIII, 87 ). Quand je dis qu’elle n’était nullement contrainte de se joindre à l’armée de Xerxès, je veux simplement dire que c’était son libre choix, puisqu’il arrivait que le Perse concédât une certaine autonomie aux dynastes des côtes d’Asie Mineure, s’ils acceptaient de se considérer comme ses vassaux et de lui payer un tribut. Elle aurait pu rester neutre.

D’autres peuples, qui ne disposaient pas des mêmes atouts ou qui devaient payer le prix des révoltes qu’ils avaient fomentées sans réfléchir aux conséquences, subirent la dure loi d’un esclavage collectif. Ils devaient subir les coups de fouet sur le sentier de la guerre et jouer le rituel de la prosternation aux pieds du Roi ou aux portes de ses palais. Tu noteras que, dans mon Enquête, je me suis toujours efforcé de faire la part des choses et de trouver des excuses pour les peuples que l’on accuse d’avoir médisé. Je viens de retrouver, dans une vieille caisse d’osier, les notes qui m’ont servi pour préparer l’une de mes conférences à Athènes. Je ne puis te livrer tels quels ces vieux débris d’une parole qui parvint à séduire les auditeurs. Il faut que je couse, comme un rhapsode, ces petits morceaux d’éloquence et ces bribes de discours qui servaient de support à ma mémoire. Tu pourras te faire une idée du style et de la teneur de mes propos.

“ Oyez, oyez, mes hôtes Athéniens, la belle histoire d’une femme à nulle autre pareille, une femme tyran dirai-je (c’est tout de même moins ridicule que “ tyranne ” !) qui osa vous défier sur mer. Elle devait son pouvoir à son père Lygdamis, et je ne puis rien dire à propos de son mari, sinon qu’il mourut peu après son avènement en lui laissant un fils qui avait à peu près mon âge l’année où eut lieu la bataille de Salamine (480). Cette Amazone a parfaitement réussi à faire oublier qu’elle n’était en somme qu’une régente. Elle fut assez sage pour comprendre qu’il était inutile et dangereux de se révolter, en ne comptant que sur les forces des Grecs d’Asie Mineure. Je le dis au risque de vous choquer parce que c’est la stricte vérité. ” (Mais il ne faut pas en déduire, comme le fait Wheeler (p. 35) que mon père s’était lié d’amitié avec le père d’Artémise).

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