Libye, le troisième continent ?

Chapitre 7: Libye, le troisième continent?

 

LIBYE, LE TROISIEME CONTINENT ?

À la rencontre des hommes noirs — J’ai bien parlé des peuples noirs — Promesse tenue : je parle à nouveau de l’écriture — Réflexions sur les mythes généalogiques — Merveilles en tout genre : les petits paradis libyens, le silphium, l’armoise, le cram-cram, le lotus, la rose de Jéricho, les pierres précieuses, la faune.

À la rencontre des hommes noirs 

        Pour se rendre en Libye et en Cyrénaïque le voyageur peut suivre la route côtière à travers le pays des Rebu (ou Lebou), des Tehenu à la peau brune et aux longs cheveux noirs et des Meshwesh, ou passer de palmeraie en palmeraie pour se délasser des étendues désertiques, à partir de Memphis et de Thèbes, à travers le pays du peuple que les Égyptiens appellent Temmehu. Ce peuple a le teint clair, la chevelure blonde et les yeux bleus. Je me suis renseigné sur la route des palmeraies que vous appelez oasis. Ce mot grec transcrit de l’égyptien est aussi celui d’une ville habitée par des Samiens, dans le désert où  disparut l’armée de Cambyse (III, 26). En lisant Françoise Dunand, tu apprendras que la région des oasis s’étend du Nord au Sud, sur une ligne à peu près parallèle au Nil sur cent cinquante kilomètres de Louqsor à Kom Ombo, dans une zone d’effondrement que les Égyptiens appelaient le « chaudron » (wahat). L’effondrement du sol a permis que l’eau fût présente, une eau qui fut autrefois celle d’une mer, comme en témoignent les bancs d’huîtres et d’oursins fossilisés, mais aussi l’eau des nappes souterraines, toute proche autrefois, et sans doute plus lointaine dans les temps qui sont les vôtres, parce que le climat a changé et parce que vous n’avez pas su vous comporter comme des gérants prévoyants. De quoi faire bouillir une marmite pleine de légumes et de viande. Les Égyptiens qui ne dédaignaient pas les plaisirs de la table avaient bien raison de donner à cette région le nom de « chaudron ». Kharga, une île des Bienheureux pour les Grecs, servait de relais vers la Nubie et d’autres pays peuplés de Noirs. Le tribut que les oasis devaient apporter aux pharaons et maintenant au satrape perse, c’était des nattes, des peaux et des jarres de vin. Les Perses ont importé un système de canalisations souterraines, les qanats où l’on pouvait descendre pour les nettoyer, qui permettait de diffuser l’eau des sources ou des nappes collinaires dans la plaine cultivable.

         À ceux qui douteraient de ma véracité, je répondrai que mes rapports avec les Samiens m’ont permis de me rendre à Cyrène dont j’ai raconté la fondation par des colons venus de Théra qui souffrait d’une terrible sécheresse (IV, 145-205). L’Apollon de Delphes leur avait recommandé de partir à l’ouest du monde connu. En effet, dans le djebel Akhdar, « la Montagne Verte », ils trouvèrent une terre nourricière de beaux troupeaux, après avoir abordé sur une île minuscule, Platéa. Le géographe Ptolémée appelle cette île située à l’Ouest l’Île des Rossignols. Vous l’appelez aujourd’hui Bomba. Les Argonautes y connurent deux années de misère. Le nom de Cyrène vient-il de cette nymphe qui était aimée d’Apollon… et pouvait triompher d’un lion, ou de l’asphodèle à laquelle les indigènes donnent le nom de Kura ?

        J’en sais assez sur ces régions pour les diviser en trois zones, la région côtière, le pays montagneux des bêtes sauvages et ce que j’appelle un « sourcil » sablonneux (IV, 181), une espèce de bourrelet parsemé de petites bourgades qui se nichent sur des tertres salins où l’on trouve des sources d’eau douce. Ibn Khaldun, dans son histoire universelle où il est notamment question des Berbères (Kitab al-l’bar), et le More Léon l’Africain qui fut emmené comme prisonnier en Italie pendant la période où l’on a redécouvert les livres de ce peuple ne contredisent pas mon exposé. Avant de se convertir et de devenir le fils adoptif de Léon X, cet auteur des Descriptions de l’Afrique s’appelait Al Hassan al Wazzan. Je ne reviendrai pas ici sur les noms des différents peuples qui occupent les lieux, de l’Égypte jusqu’au lac de Triton.

       Encore un nom de femme ! Pourquoi les continents portent-ils des noms de femmes ? En pensant à la Libye, j’imagine la silhouette d’une gente damoiselle, une peau dorée et des yeux d’une clarté surprenante, une longue robe toute simple et, comme parure, le chapelet d’émeraude des oasis. Je n’ose penser que les mâles aient regardé les continents comme des proies à conquérir et je préfère croire qu’ils ont voulu nommer les membres de la Terre, notre Mère à tous. Pour les Grecs, Libye était fille d’Épaphos et de Memphis, la fille du Nil. Violentée par Poséidon, elle donna le jour à Bélos et à Agénor. Le beau seigneur Apollon, avant de se racheter une conduite en s’exilant chez les Hyperboréens et de se transformer en dauphin ou en corbeau pour aller fonder des oracles et des villes, s’empara d’une nymphe thessalienne, Kyréné, bien qu’elle fût capable de dompter un lion, et partit abriter ses amours dans la Montagne Verte où les Grecs établirent leurs colonies, Cyrène, Taucheira, Apollonia et Euhespérides. Tout cela est bien beau, mais les Grecs étaient des intrus et des malotrus qui sont venus troubler des peuples pacifiques. Il a fallu qu’un Arcadien venu de Mantinée, Démonax, vienne mettre de l’ordre et apprivoiser cette meute de jeunes loups.

        Comme je l’ai dit dans mon Enquête, la Libye n’est rattachée au reste des terres que par l’isthme que Néchao voulut percer en construisant un canal entre Méditerranée et golfe Arabique. L’Égypte est à la fois asiatique et libyenne. Pour parler des hommes, ce qui est tout de même plus important, Éthiopiens, Égyptiens, Phéniciens et Grecs n’ont cessé de se fréquenter sur ce continent. Peut-être est-ce la raison pour laquelle certains hommes, comme le dit Volney qui m’a fait l’honneur de citer ce que je dis des Colques, « ont un ton de peau jaunâtre et fumeux, qui n’est ni grec ni arabe … en un mot une vraie figure de mulâtre. » Mais je ne sais si le Sphinx a vraiment une figure de nègre. Ce que vous voyez aujourd’hui, cette gueule cassée, résulte-t-il des boulets tirés par les mameluks de Bonaparte, ou de la blessure provoquée par la rupture du câble qui retenait un vaisseau lors du déluge ? Je n’en sais rien. En tout cas, je ris quand je lis qu’un policier américain expert en reconstitution des visages a été mis à contribution pour déterminer si la tête du Sphinx était bien celle du pharaon Chéphren.

J’ai bien parlé des peuples noirs 

       Bien que je ne partage pas toutes les hypothèses émises par les intellectuels africains dans la revue Présence africaine  ou sur le web (encore une toile d’araignée !), je les approuve d’affirmer que j’ai bien parlé d’hommes noirs et de protester contre les traducteurs qui parlent d’hommes « à la peau sombre ». Pire encore, il s’est trouvé un honorable Jésuite pour expurger « hommes noirs » dans un texte de Volney :Quel sujet de méditation, de voir la barbarie et l’ignorance actuelles des coptes, issues de l’alliance du génie profond des Égyptiens, et de l’esprit brillant des Grecs ; de penser que cette race d’hommes noirs, aujourd’hui notre esclave et l’ objet de nos mépris, est celle-là même à qui nous devons nos arts, nos sciences, et jusqu’ à l’usage de la parole ; d’ imaginer enfin, que c’ est au milieu des peuples qui se disent les plus amis de la liberté et de l’humanité, que l’on a sanctionné le plus barbare des esclavages, et mis en problème si les hommes noirs ont une intelligence de l’ espèce des hommes blancs !

      Volney me donne l’occasion de souligner qu’il n’est pas aisé de préciser quels sont les effets du climat sur l’homme. Si les théories énoncées par Hippocrate, Montesquieu, Volney, et moi-même ici et là, sont fondées, faudrait-il renoncer à vivre dans les plaines ou dans les pays trop chauds pour éviter l’indolence, le despotisme et l’esclavage ? Si Volney a raison d’invoquer « le fromage, le lait aigre, le miel, le raisiné, les fruits verds, les légumes cruds, qui sont la nourriture ordinaire du peuple » pour expliquer les maladies oculaires et la cécité qui sévissent en Égypte, je ne comprends pas que l’on fasse l’éloge du régime crétois, des olives et du lait fermenté que certains appellent kefir, caillebottes, lait Ribot ou, tout bêtement, yaourt.

        Quoi qu’il en soit, le Nil, la Méditerranée ou les déserts arabique ou libyen ne faisaient guère obstacle, et je ne me prononcerai pas sur l’ancienneté de tel ou tel peuple. J’apprends que le peuple que vous appelez Touareg parle des tombes de ses ancêtres comme s’ils avaient été des géants ou des ogres. Cela me fait songer à ce que les Grecs disent du tombeau d’Oreste et j’observe que leurs tertres en forme de calotte ou tronconiques sont parfois prolongés par un couloir proche des dromoi que je connais en Grèce. D’autres sites, notamment des cailloutis de quartz blanc et ces antennes en forme de croissant de lune, susciteront la perplexité : monument funéraire soigneusement orienté, observatoire astronomique ou lieu de culte astrologique ? En tout cas, les Garamantes, qui vivent dans le Fezzan dans la région de Germa, près de l’oasis de Ghat et du Tassili Najjer (IV, 185), savent déjà construire des pyramides à degrés comme les Égyptiens de la troisième dynastie (votre datation : 2649-2575).

         Je n’exclus pas que les peuples noirs aient vécu autrefois sur un territoire beaucoup plus vaste et qu’ils aient eu de nombreux contacts avec les peuples plus au Nord ou plus à l’Est. Vous les jeunes, vous savez que des caravanes de chameaux transportent encore des blocs de sel à travers le « pays de la peur » (Tanez ruft comme disent les Berbères, quelque chose de proche de la « Vallée de la Mort » dans le Nevada) jusqu’à Tombouctou. Il est probable que les mines de sel les plus productives se situaient à proximité de la côte océane. C’est la seule ressource qu’ils puissent exporter pour la troquer contre d’autres produits (autrefois, c’était parfois de l’or). C’est pourquoi les Carthaginois établirent la colonie de Kerne près de Terhazza, mais aussi parce qu’ils pouvaient se procurer de l’or auprès des peuples du Sud (IV, 196). Si tu doutes que ce commerce se soit fait à distance et en silence parce que d’ordinaire l’échange suppose jeu de paumes et palabres, dis toi que la méfiance réciproque n’avait pas disparu, d’autant plus que la chasse aux esclaves était fréquemment pratiquée.

       Dans certaines contrées, je défie quiconque de distinguer Éthiopiens et Égyptiens. La peau noire d’un grand nombre de Libyens ou d’Éthiopiens (les deux noms sont utilisés par les Grecs) est-elle due à la chaleur ? Persuadé que le ciel influe sur l’apparence physique des hommes, j’avais émis cette hypothèse parce que je voulais réfuter certaines explications relatives au cycle qui régit le flux du Nil. Une palinodie sincère vaut mieux que l’entêtement d’une orgueilleuse raison. Si les Grecs nomment « visages brûlés » (Éthiopiens), les hommes qui vivent au Sud de l’Égypte, pourquoi ne pas appeler « visages pâles » les Hyperboréens, ou même les Grecs qui vivent à l’ombre des portiques et passent leur temps à couper les cheveux en quatre en devisant avec les sophistes ? J’avais pourtant remarqué que les habitants de la Colchide, qui sont les descendants des soldats de Sésostris, ont la peau noire et les cheveux crépus. Admettons une bonne fois pour toutes qu’un homme noir comme le charbon de bois et teinté de reflets qui valent bien l’éclat du métal passé au feu de la forge ne deviendra jamais d’un blanc laiteux, même s’il vit cinquante ans sous un ciel blafard.

Promesse tenue : je parle à nouveau de l’écriture 

       Une fois de plus, comme dans mon logos assyrien que je t’ai fait lire, je rencontre la question lancinante de l’origine de l’écriture. Est-ce à partir d’un foyer unique qu’elle s’est diffusée dans tout l’univers ? Je suis enclin à le penser parce que je ne contredis pas systématiquement les modes de pensée des Grecs. Mais peut-on exclure qu’il y eut au moins deux foyers, en Mésopotamie et en Égypte, et peut-être un troisième chez les Pélasges ? Ce qui importe, c’est de constater la diversité des (calli)graphies et la variété des solutions mises en œuvre pour adapter l’écriture à la musique et au rythme de la parole. J’écris en effet : « ensuite, au fil du temps, ils firent évoluer les sonorités en même temps que le rythme des lettres » (V, 58). Pour aider les pauvres philologues, je vais expliquer ce que j’entends par « rythme ». Le mot désigne bien la forme des lettres, leur « schéma », puisqu’il s’applique aussi aux mouvements du corps et à d’autres arts comme la sculpture et la musique. Mais le divin Platon a bien raison de dire dans son Cratyle (424 c) que les lettres, apparemment isolées l’une par rapport à l’autre comme des points, ne deviennent sonores que si on les accompagne d’autres lettres (a devenant alpha) ou, mieux encore, si elles sont mises en mouvement, une lettre en appelant une autre, sur le chemin du logos. De même, le point devient ligne, la ligne surface et la surface volume. Les lettres, voyelles qui chantent ou consonnes par elles-mêmes insonores et sans voix, sont les stoicheia, particules élémentaires de la parole et de l’écrit dont l’assemblage et le chaînage abritent et dissimulent le son et l’objet. Je viens de lire le livre de Marc-Alain Ouaknin qui provient d’une culture bien différente de la mienne (Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Au-delà du principe d’identité), notamment les chapitres intitulés « Le nom en mouvement » et « Métamorphoses d’un point ». Mais je ne suis pas sûr qu’il faille suivre cet auteur quand il établit, en s’inspirant des réflexions conduites par d’autres, une différence radicale entre l’être païen qui se « fiche en terre en quelque sorte » et recherche un discours sur l’être où l’on peut séjourner (ontologie) et l’être juif (à distinguer radicalement selon lui du christianisme occidental qui dérive plutôt de la pensée grecque) dont le langage onto-logique ouvre sans cesse un espace à l’interprétation. Un petit tiret qui changerait tout. Mais je ne vois pas pourquoi il faudrait proscrire le mot judéo-chrétien, ni pourquoi la pensée grecque n’aurait plus rien à vous dire concernant Dieu. Tu vois : j’ai la tête plus philosophique que tu ne le croyais.

        Ce ne sont pas là propos de songe-creux : on n’a pas le droit de dire ou d’écrire n’importe quoi (cela vaut aussi pour moi et je me contrôle), mais tout ce que tu dis fait sens, même quand tu te dérobes en jouant avec les mots au risque de te perdre. Odysseus se croit bien malin quand il dénonce Outis comme celui qui a brandi le pieu pour crever l’œil de Polyphème, mais sa voix le dénonce. Vous traduisez par « Personne », sans doute pour garantir l’hésitation : « un quidam quelconque » ou « mais non, mais non, personne ne l’a fait ». Or, précisément, Ulysse n’est pas un quidam, ou-tis, il est le chef et le héros du poème. Polyphème a déjà entendu cette voix et il sait bien qu’il est le chef, indépendamment du nom que lui donne le poète.

        Héraclite a bien raison de dire que les mots sont un autre kosmos, celui des « paroles ailées » ou gravées sur la tablette et le marbre, dont nul ne sait s’il voile ou s’il dévoile les choses qui sont. Prenons un exemple : le Dieu souverain de l’Olympe se plaît-il à recevoir le nom de Zeus ? Personne ne le sait et j’ai tendance à approuver les anciens Libyens d’avoir donné le nom de « dieu caché » à Ammon avant d’adopter les représentations animalières des Égyptiens et de croire que la première Mère du Monde enfanta un bélier qui tourne avec le Soleil auquel il s’est accroché, comme le dit  un vieux conte recueilli par Leo Frobenius chez les descendants kabyles des Berbères. C’est pourquoi je ne fais pas injure aux autres peuples quand, pour me faire comprendre, je remplace les noms divins d’une tribu par ceux d’une autre, la nôtre, sans aller, comme Empédocle, jusqu’à remplacer les vocables « vie » et « mort » par ceux de « séparation » et d’ « agrégation ». Quant aux poètes qui ont précédé Homère, Orphée, Linos et Pronopidès, s’ils écrivaient, était-ce en lettres cadméennes ? J’avoue mon ignorance.

Réflexions sur les mythes généalogiques

        Les plus illustres des ancêtres des peuples grecs, Persée, Danaos et Cadmos, ont ceci de commun que, de l’aveu même de certains Grecs, ce sont des étrangers domiciliés venus de Perse, de Phénicie ou d’Égypte. Mais leur généalogie demeure incertaine et cela ne prouve pas qu’ils n’étaient pas Grecs, ni le contraire. J’observe que les mythes généalogiques des Grecs ne cessent de nous faire voyager du centre vers les marges du monde habité. Le centre, c’est un espace que nous avons tendance à situer au milieu d’un axe sur lequel nous situons deux ou trois villes essentielles pour nos constructions imaginaires, Delphes, meeting point où les deux aigles envoyés par Zeus se rejoignent au nombril de la terre, Thèbes où germent les dents du dragon pour faire naître les guerriers Spartes, et Argos, la patrie de Phoroneus, le maître du feu et le père des mortels, dont le fleuve Inachos est né des noces d’Océan et de Téthys. Mais voici que les héros du centre, après les errances d’Io, migrent vers la périphérie. Le « passage de la vache » (Bosphore) fait basculer l’amateur de mythes toujours plus loin dans un autre univers, celui de la Perse, de la Phénicie, de l’Égypte et de la Libye. À la faveur d’alliances matrimoniales, plus ou moins conflictuelles et orageuses, des noms étranges pour une oreille grecque apparaissent, Apis, Épaphos qui épouse Memphis, Libyé qui épouse Poséidon, Bélos et Aigyptos dont les fils épousent (ou violentent) les Danaïdes. Mais, à tout prendre, le Nil me paraît plus qualifié que l’Inachos d’une Argos assoiffée pour enfanter tous ces héros.

        Personne ne doit m’en vouloir si je prends soin de citer les légendes dans leur diversité. Cadmos avait-il la peau noire comme le disent certains, était-il un nègre phénicien ? En tout cas, la légende lui donne comme ancêtre un roi d’Argos, par Io, Épaphos, Agénor ? Le vieil Eschyle, dans ses Suppliantes, raconte que Danaos organisa l’exil volontaire de ses filles qui refusaient le joug que voulaient leur imposer les fils d’Égyptos. Des Phéniciens vivaient dans l’orbite égyptienne, mais les Égyptiens attribuent l’invention de l’écriture à l’un de leurs dieux, celui que les Grecs appellent Hermès, Thot, l’ibis ou le babouin, et je me demande si, comme les Phéniciens, ils ne venaient pas du Sud. Il se peut que Phérécyde de Syros, contemporain du roi lydien Alyatte, ait dû une partie de son savoir multiple à des livres phéniciens et il serait intéressant de savoir s’il fut vraiment le maître de Pythagore et le premier écrivain en style pédestre. Cadmos ou Phérécyde, cela se complique, surtout si l’on admet que c’est en partant à la recherche d’Europe que des Grecs ou des Crétois avaient enlevée et non pour rendre service aux Grecs que Cadmos aurait posé le pied en Europe !

Merveilles en tout genre  : les petits paradis libyens, le silphium, l’armoise, le cram-cram, le lotus, la rose de Jéricho, les pierres précieuses, la faune 

        Mais revenons à ce que j’ai appris et observé en Libye et qui nécessite quelques précisions supplémentaires de ma part. Il se peut qu’à l’avenir mes lecteurs aient l’impression que j’ai opté pour la description des tribus africaines, de leurs us et coutumes, quitte à les travestir en parlant d’Athéna, de Poséidon et de Triton. Ils me reprocheront sans doute de ne pas être très loquace en ce qui concerne la présence des Phéniciens dont je devais être averti. Je précise donc que je ne me croyais pas tenu de parler des peuples qui habitent à l’Ouest du Lac Triton dans la mesure où je n’y suis pas allé. Mon récit, pourtant, permet de comprendre que les marins phéniciens qui se sont établis en Libye ont dû batailler contre des peuples qui n’étaient pas toujours des nomades dépourvus de toute organisation politique, puisque je suis en mesure de donner le nom d’un de leurs rois, Adicran (IV, 159), dont le peuple fut dépossédé de ses terres par les Grecs de Cyrène, ce qui le conduisit à faire appel au pharaon Apriès dont j’ai raconté l’histoire dans mon livre II. Ces tribus avaient un panthéon, une classe de prêtres et des comptoirs commerciaux le long des Syrtes ou des oueds qui permettaient de pénétrer plus avant dans les terres.

Nul doute que ces hommes savaient solliciter la terre pour disposer, chaque fois que la présence de l’eau le permettait, de petits paradis où chaque étage était utile : les plantes légumineuses qui rôdent sur le sol, les ceps de vigne profondément enracinés dont les pampres envahissent les pieux plantés par l’homme et la ramure des arbres fruitiers et des oliviers, le tout couronné par des palmiers altiers. Au point extrême de mon voyage vers le Sud et vers l’Ouest, j’ai visité l’oasis d’Augila où les Nasamons viennent récolter des dattes douces comme le miel. Chez ces peuples qui pratiquent l’hospitalité sans se livrer à des calculs mesquins, il ne saurait être question de réserver aux dignitaires les meilleures dattes et de n’accorder au bon peuple que celles qui laissent dans la bouche une amertume assez désagréable. Le chef de l’expédition des Dix Mille, l’Athénien Xénophon, observe cette pratique discriminatoire dans l’empire perse sans en être choqué et sans considérer qu’il y ait là un symptôme supplémentaire de l’oubli des mœurs traditionnelles. N’en déplaise aux Athéniens qui revendiquent le don d’Athéna, j’aime à croire qu’elle fut assez généreuse pour donner aussi l’olivier aux Libyens. Il le fallait bien pour compenser l’aridité des dunes et des plateaux caillouteux, l’amertume des lagunes que le soleil réduira au fil du temps pour ne plus laisser qu’un sable blanc, celui du Désert Blanc, ou ces colonnes de sel dont le vent fait parfois des statues, comme Niobé quand elle fut pétrifiée par la douleur. Les racines des coloquintes survivent à la canicule et vont chercher l’eau bien loin des endroits où leurs fleurs éclosent en quelques heures, tout en profitant des rosées matinales et des pluies trop rares. J’ai vu maintes fois un nomade déguenillé creuser un trou dans le lit desséché d’une rivière fantomatique pour faire monter l’eau à la surface et ils sont assez fiers de ce savoir-faire puisqu’ils donnent à ces trous un nom précis, Abankor en langue tamâhag.  Certains de ces trous révèlent la présence de canaux souterrains et j’ai appris tout récemment que cette technique est aussi utilisée dans l’empire perse et que les érudits leur donnent le nom de qanats. On m’a dit que les Garamantes luttent contre le sel en le recouvrant d’une couche de terre.

        Les Libyens, qui se diraient volontiers le peuple le plus sain de la terre en raison de la sécheresse de l’air, disposent néanmoins d’un remède universel, le silphium dont ils font commerce (IV, 169 et 192). Les Grecs ont repris le commerce de cette plante dont le royaume s’étend depuis l’île de Platéa jusqu’à l’embouchure de la Syrte. Le tyran de Cyrène Arcésilas, deuxième du nom, est représenté assistant à la pesée d’une espèce de farine mêlée sans doute de silphium. De quoi s’agit-il exactement ? Vraisemblablement d’une espèce de légume, une ombellifère comme vous dites, proche de l’ache, du fenouil, du persil ou de la Ferula Assa fœtida de Linné dont on broie les racines épaisses ? Dans ce cas, il pourrait s’agir du deris ou du bou nefa des indigènes, la Thapsia garaganica de Linné dont Théophraste souligne les vertus dépuratives et émétiques, si bien qu’on l’utilise aussi pour certaines recettes de couscous. Les Romains appellent la résine aromatique d’une espèce de férule laser, ce qui doit sonner étrangement à vos oreilles. Mais d’autres penchent pour le cœur de la noix de coco d’un palmier géant qui ne se trouve plus qu’aux Seychelles. Mes informateurs grecs ou libyens n’ont pas été d’un grand secours. Selon les Grecs, le silphium a été donné par Apollon au moment de la fondation de Cyrène après des pluies torrentielles.

        Les armoises, qu’il ne faudrait pas confondre avec l’ambroisie, la nourriture des dieux, abondent en Libye ; il en est une qui, paraît-il, guérit les maux d’estomac. L’ambroisie à feuilles d’armoise, celle de Linné qui situe son origine en Amérique du Nord (1853), s’est répandue en France depuis les années 1950, à cause des travaux d’aménagement, sur les talus des autoroutes et dans les décombres. Elle n’a pas bonne réputation, puisque la Direction des Affaires Sanitaires et Sociales de la région Rhône-Alpes la dénonce comme une plante nuisible et allergénique qui provoquerait eczéma et rhume des foins. Elle doit son nom à la couleur argentée du revers de ses feuilles et aux légendes qui l’associent à Artémis. Les Anciens vous diront en effet, si tu daignes les lire, qu’elle favorise la venue des règles chez les  femmes et soulage les douleurs de l’accouchement. Les Égyptiens et les Chinois l’utilisaient pour chasser les mauvais esprits. « Qui portera armoise par chemin ne se sentira jamais las » dit Albert le Grand, ce qui correspond en somme au nom que lui donnent les Allemands, Beifuss, quelque chose (« chausse ») comme « un pied auxiliaire », l’équivalent d’une béquille ou du bâton du vieil Oedipe. Suspendez un bouquet d’armoise à la porte de l’étable et les mouches oublieront d’importuner le bétail. Les Québécois l’appellent « herbe à poux », pour signifier sans doute qu’elle piège la vermine. Jetez-le dans le feu de la Saint Jean et vous jouirez d’une bonne santé pour toute l’année.

Même les plantes les plus inutiles en apparence servent de remède ou permettent de compenser l’absence de fourrage. Ainsi, j’ai appris, à ma grande surprise, qu’une étrange graminée, dont les épines tourmentaient mes sandales et mon séant, méritait d’être appelée « herbe d’or » ou « herbe dorée », parce qu’elle permet de lutter contre la famine. Depuis que j’ai lu Théodore Monod, l’arpenteur de ces déserts, je sais que le nom coutumier de cette plante, cram-cram, provient de la langue d’un peuple noir dont j’ignorais le nom, les Ouolof. Pour ma part, jouant sur les mots et cherchant des consonances qui mêlent le grec et le barbare, je l’appellerai akakanthe. Les botanistes l’appellent Cenchrus catharticus ou biflorus. Je doute qu’ils sachent tous que chez moi (I, 193 ; II, 93 ; IV, 17) le mot kenchros désigne le millet.

        Le lotus des Lotophages, dont je parle après Homère  (Odyssée, IX, 82-104), ne doit pas être confondu avec une fleur, par exemple le nénuphar bleu du Nil. Vous pouvez vous appuyer sur deux passages de mon Enquête (II, 96 et IV, 177) pour comprendre qu’il s’agit d’un arbre, d’un arbre épineux dont les fleurs sont rouges, comme les fruits. Plutôt que d’un dattier, il s’agit du Zizyphus connu sous le nom de jujubier. La Grèce et le Maroc se rejoignent pour considérer le jujubier, avec ses épines et son bois très dur, comme un gage de force et de salut pour les nouveau-nés. En Sicile, il ne faut jamais laisser une feuille de jujubier sur le sol côté pile. Cette « pomme du Sahel », ou ce « pain de singe », est cultivée avec un soin particulier au Burkina-Faso. Le rameau de jujubier figurait sur les anciennes armoiries de la ville de Bône (Annaba). Le nom est proche de celui de la nymphe Lotis qui, pour échapper aux désirs ardents de Priape, voulut se couvrir d’épines comme cet arbre. Une autre plante, le takmazout, qui tapisse le sol ici et là et dont les feuilles coriaces ressemblent un peu à celles d’un chêne rabougri, est censée protéger les maisons de la foudre ou chasser le feu de la fièvre. Cette germandrée, ce petit chêne au ras du sol, ce qui lui vaut le nom de Teucrium chamaedrys, c’est pour les Provençaux l’herbe de la magicienne.

        Pour couronner mon bouquet, je me plais à citer une fleur merveilleuse qu’il suffit, quand elle est desséchée, de tremper dans l’eau, pour que ses pétales s’ouvrent à nouveau. Je dois ce petit miracle à un gamin qui était bien plus savant que moi. Cette rose de Jéricho, vous l’avez rebaptisée « Fleur de la Passion » parce qu’elle ignore la mort et ressuscite tous les ans à la veille de Noël, ou Rose de Sainte Marie. Thibault de Champagne, de retour de croisade, acclimata la rose à Provins. La rose de Provins est à l’origine de la rose rouge des Lancaster opposée à la rose blanche des York. Ces deux familles s’affrontèrent au cours de la guerre dite des deux Roses au XVe siècle.

        Quand le ciel devient moins plombé parce que la chaleur décroît, il suffit de monter sur une colline pour découvrir la variété des minéraux qui colorent le sol comme une robe de fête sur laquelle se détachent comme des bijoux d’émeraude le lac et l’oasis. Je ne suis pas en mesure de dénommer tous ces minéraux que le vent et le gel ont réduits en miettes, mais je sais que la terre les a fait germer dans ses profondeurs et que, de tout temps, les pierres précieuses ont fasciné les hommes comme l’or et l’argent. C’est, selon les peuples du désert, en période de pleine lune qu’il faut ramasser chalcédoine et escarboucles (grenat almandin). Les nuances de l’émeraude, que l’on appelle aussi aigue-marine, sont aussi chatoyantes que celles des plaines marines, bien que, pour les Grecs, son nom signifie « pierre verte ». En réalité le nom, d’origine perse, signifie « cœur de pierre » au sens de pureté et non de dureté. Des Libyens facétieux, qui ne comprenaient pas pourquoi je visitais leur pays, croyant que j’étais à la recherche de marchandises précieuses, me narguaient en disant que je ne trouverais jamais l’émeraude des Garamantes. Théodore Monod ironise à propos du titre sous lequel il a rassemblé certains de ses écrits concernant le désert libyen. « L’émeraude des Garamantes », titre de roman policier, de feuilleton populaire ou de film d’aventures ? L’émeraude est un béryl composé de silicate d’aluminium et de béryllium. Ce minéral, normalement incolore, doit sa couleur verte à la présence infinitésimale du chrome, auquel nous devons également le rouge du rubis. Elle est proche de l’aigue-marine bleu-clair, de la morganite rose, de l’héliodore jaune ou du béryl vert pâle. Les alchimistes, qui reprennent les révélations d’Hermès Trismégiste, c’est-à-dire des écrits qui remontent au IIIème ou IVème siècle de notre ère, disent que la femme d’Abraham, Sara, trouva la table smaragdine dans le tombeau d’Hermès Trismégiste qui se trouvait dans la vallée d’Hébron. Selon une autre légende, ce résumé lapidaire du Grand Œuvre aurait été trouvé par les soldats d’Alexandre le Grand dans la Grande Pyramide de Gizeh. Les Égyptiens exploitaient l’émeraude dans une carrière de Haute Égypte proche de la mer Érythrée et en faisaient un gage d’éternel printemps, d’amour et de renaissance. Si vraiment l’émeraude avive l’intelligence sans endurcir le cœur, améliore la vision sans fatiguer l’œil et rend éloquent, comme on le dit, je prie ceux qui prendront soin de ma dépouille après ma mort d’y songer, mais, de mon vivant, je ne vais pas me décorer comme un pharaon ou comme une belle de nuit ! Quant à la doctrine secrète à laquelle faisait allusion un vieux prêtre Égyptien dont j’étais l’hôte à Memphis, j’ai scrupule à en parler. Il me disait que, sur une table d’émeraude, Thot-Hermès a gravé avec une pointe de diamant en lettres phéniciennes les éléments essentiels d’une doctrine qui affirmerait l’unité originelle de l’homme et du monde, rendrait compte du grand œuvre produit par le Soleil avec l’aide de Lune et de Terre … et permettrait aux initiés de profiter de leur savoir pour fondre un métal plus pur que notre or. Voilà bien une doctrine qui ne déplairait pas à certains de nos philosophes physiciens, mais je ne suis pas sûr qu’ils iraient jusqu’à se prendre pour des magiciens métallurgistes !

        Puisque je fais l’inventaire du monde libyen, je m’apprêt à parler des animaux en Libye et je ne vais pas bouder mon plaisir. Alors que les Grecs domestiquent des belettes (galai) pour protéger leurs greniers, Égyptiens et Éthiopiens bénéficient du concours d’animaux dont je comparerai le pelage roux tacheté à celui d’une panthère et la taille gracile à celle d’un petit lynx. Ils leur donnent des noms différents selon les contrées, kadish ou gett si je transcris correctement ce qu’ils m’ont dit. L’ancêtre de vos chats (cattus, gatto, cat, Katze) pourrait bien être la felis libyca,  Félix le chat ! Quant au nom égyptien, Miw, il sonne comme une onomatopée. Les Phéniciens se livraient à la contrebande de ces animaux vers la Crète et la Grèce, ce que les Égyptiens interdisaient formellement. En effet, je ne vois pas de déesse grecque qui corresponde à Bastet, la déesse à tête de chat dont j’ai vu les images en Égypte, du moins si l’on s’en tient à cette apparence animale, bien qu’elle soit proche par ailleurs d’Aphrodite. Grâce aux hommes de ce continent, ce petit monstre errant qui vit la nuit est devenu le génie tutélaire qui pourchasse rats et souris.

         Dans les sables du désert, je vis un jour ce que j’ai appelé « un crocodile de terre ferme ».  Cet animal, bien moins aimable que les geckos de mon enfance dont j’ai eu plaisir à retrouver en Libye la tenue de camouflage, secouait frénétiquement une queue épineuse qui ressemblait à une pomme de pin. Un garçonnet, qui se trouvait là et dont je ne comprenais pas le ramage, me fit découvrir dans les plis de la dune celui que les Grecs appellent « balance-queue » (ailouros). Au chat qui cherchait à l’amadouer par ses simagrées, le lézard, dressé sur le milieu de son corps, faisait cette réponse plus éloquente que celle d’un autre lézard nilotique, le Varanus niloticus qui risque de disparaître. Ce lézard manifeste ses émotions ou sa réprobation en hochant la tête. Ce fouette-queue est un Agamidé dont le nom savant est Uromastyx aegyptius. Je dois rectifier ce que j’écris en IV, 192 : les crocodiles terrestres dont je parle sont en fait des lézards. Je souris quand je songe aux fables qui présentent constamment le balance-queue comme un maître fourbe qui ne trompe ni les mouches, ni les oiseaux quand il se déguise en médecin ou en mort, et lui prêtent un bien vilain discours quand il accuse le coq de pratiquer l’inceste avec sa mère ou avec ses sœurs … comme un roi perse. Pourquoi les Grecs n’ont-ils pas réussi à faire pour le chat ce qu’ils ont fait pour le lion, le taureau, la Chimère, la Sphinge ou le griffon ? Dans l’iris et la pupille des chats libyens, j’ai vu d’heure en heure des paillettes d’or et des lacs baignés d’une lumière solaire ou lunaire. Les Égyptiens racontent comment leur déesse Bastet fit revenir le Soleil qui avait été avalé par un serpent, et ils l’associent à tout ce qui réjouit le cœur de l’homme, paix, amour, musique, danse et guérison. À propos de serpents et de belettes, voici ce que l’on raconte en Libye : il est un serpent, le basilic, dont le souffle et le venin sont si délétères qu’il crée le désert partout où il passe et transperce les armures. Eh bien, les belettes ne souffrent pas de leur venin.

       Parmi les animaux qui ont éveillé ma curiosité, je mentionnerai deux vautours que l’on trouve aussi en Égypte. L’un d’entre eux, le vautour aux ailes noires, est encore plus nécrophage que l’autre et ce régime lui vaut l’appellation de « grand Purificateur » chez les Égyptiens. Cette appellation ne doit pas conduire à le confondre avec le vautour-moine (Necrosyrtes monachus), puisqu’il s’agit du Neophron percnopteus. Ce petit vautour des régions méditerranéennes migre d’Europe vers le Sahara et les pays du Machrek en passant par Gibraltar ou par le Bosphore. Les gens du Pays d’Ossau et du Pays de Soule lui donnent de jolis noms, Marie-Blanque ou Dame blanche du chemin des vaches. Selon Alain Labat, pendant leur exil de quatre années en Afrique, le noir de leurs ailes vire progressivement au blanc jusqu’au jour où ils reviennent planer au dessus des Pyrénées. Avec Clément, son petit-fils, mon traducteur a vu voler ce vautour à la Volerie des Aigles, à Kintzheim en Alsace. Les Égyptiens doivent à leur sagesse et à leur optimisme de ne pas se laisser impressionner par une apparence repoussante, alors que le mythe grec ne retient que le supplice infligé à Prométhée ou l’œil perçant du vautour « aux ailes noires », et imagine qu’un espion fut un jour transformé en vautour. Pour les Égyptiens, le vautour symbolise aussi l’immortalité et, sur des fresques funéraires en l’honneur du second Ramsès, il tient entre ses serres un miroir. J’admire que ces animaux sachent utiliser un caillou comme outil pour briser les œufs de crocodile. Mais il vaut mieux les voir voler.

      Quant aux destriers libyens, dont dérivent sans doute les chevaux de la conquête musulmane, je suis sûr qu’un Scythe ou un Grec de Thessalie serait étonné par leur silhouette harmonieuse et leur trot délié. Parlons un peu du cheval. Je ne t’apprendrai pas qu’il est deux manières de l’utiliser. Bien qu’il soit difficile de dire si les hommes l’ont d’abord utilisé avec un attelage ou en le montant à cru ou avec une selle, Henri Duveyrier (1860) et les savants qui cherchent les traces des hommes d’autrefois m’ont rendu justice à propos des chars du désert que je considère comme une pratique très ancienne. La piste des chars du désert partait de l’oasis d’Awgilla (Augila ou Jalo) et de Ghat et parvenait jusqu’à un fleuve Noir (Niger) aussi long que le Nil et dont je ne soupçonnais pas l’existence. Dans son Électre, Sophocle mentionne la présence de deux chars libyens à Delphes. Buffon, dont l’œuvre démontre qu’il est bien le petit-neveu de l’historiê des Ioniens, nous dit dans son Histoire du cheval, après avoir cité ce que je dis des chevaux scythes, petits et velus parce qu’ils doivent résister au froid, que les chevaux libyens sont de meilleurs coureurs que les autruches. Animal merveilleux qui triomphe des excès de la nature ! Animal étrange dont le hennissement est si modulé qu’il semble exprimer des sentiments ! Voilà pourquoi le poète fait pleurer les chevaux d’Achille, voilà pourquoi le cheval, véritable prolongement du corps de l’homme, est capable d’annoncer la royauté de Darius comme je le raconte (III, 84-87) ! Mais, bien qu’il représente la guerre et l’étranger, contrairement au serpent qui est le fils de la terre, comme je le dis dans mon histoire de Crésus, il n’est pas exempt de certaines faiblesses puisque l’odeur fétide du chameau et la clameur des ânes et des mulets provoquent chez lui la panique. Quand le fourrage vient à manquer, les dattes et le lait de chameau le remplacent et ce régime rend les chevaux secs et nerveux. Ainsi, la pureté de leur race a été préservée, des chevaux sauvages qui vivent en bande sous la conduite d’un cheval chef jusqu’aux Mustang du continent américain et aux chevaux arabes que tu connais. Mon catalogue est certainement incomplet et mes observations se mêlent aux récits des chasseurs Garamantes qui m’ont permis de me désaltérer. Je renonce à distinguer toutes les espèces de gazelles, petites comme la gazelle dama à culotte blanche, ou grandes comme l’addax dont Théodore Monod * parle si souvent comme d’une proie d’excellence. Je crois volontiers ce que les Garamantes m’ont dit à propos d’une vipère qui utilise sa tête comme un petit bélier avant de mordre sa victime ou à propos d’antilopes chevalines ou bovines. Si tu doutes que leurs cornes contraignent certains bœufs à paître à reculons, d’où leur nom de catoblépas, tu pourras faire confiance à ceux qui invoquent les gravures rupestres du Tassili n’Ajjer et considèrent que cette anomalie résulte d’une maladie qui fait pendre lamentablement leurs cornes. Je citerai enfin un dipode, la gerboise à laquelle ses pattes de devant si petites donnent l’allure d’un bipède qui sauterait à pieds joints ou d’un esclave légèrement entravé, et les « rats des collines » que les Libyens appellent Zegeryes (IV, 192). Il se peut que ce nom dérive d’un mot punique qui désigne une plante que les Grecs appellent bounion. Il ne faut pas les confondre avec les rats rouges que l’on appelle aussi écureuils fouisseurs, ou avec le renard du désert qui capte le moindre son avec ses grandes oreilles et règne en maître quand le chacal ne lui dispute pas la suprématie. 

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