Les routes de la voix. L'Antiquité et le mystère de la voix

LES ROUTES DE LA VOIX. L'ANTIQUITÉ GRECQUE ET LE MYSTÈRE DE LA VOIX 

 (Collection Etudes Anciennes, Paris, Les Belles Lettres, 2013) 

Écho et Narcisse

        Ne néglige pas l'écho; car c'est / d'échos que tu vis./ J'épouse chaque syllabe au point / de n'être plus qu'un corps de consonnes, / une âme de voyelles. Est-ce sorcier?  (Edmond Jabès)

        J'ai fait l'hypothèse que la rupture du lien entre voix et langage avait une valeur heuristique, à condition de transgresser les frontières que l'érudition établit trop souvent entre les savoirs véhiculés par les textes techniques, les analyses des philosophes qui vont bien au delà d'une approche physiologique de la voix et de la parole, et les textes qui mettent en scène la parole.

        Après avoir présenté les mots qui désignent la voix, j'examine les définitions proposées par les Anciens et l'entrelacs des métaphores qui tentent d'éclairer ce mystère. Les médecins et les philosophes explorent les relations transitionnelles entre le corps et la voix, mais aussi entre le dedans et le dehors. La voix est sans cesse contrecarrée par les déficiences physiques et intellectuelles, par les émotions et les circonstances de la vie sociale. C'est pourquoi l'aphonie, l'aphasie et le silence retiennent mon attention. En ce qui concerne les états de la voix, la confrontation avec les catégories modernes fait apparaître la richesse du vocabulaire des Grecs: force et faiblesse, tension de l'aigu et du grave, voix parlée et chantée, voix pathétique. Si les Anciens gardaient en ligne de mire le langage humain sous sa forme la plus achevée, la distinction entre l'animé et l'inanimé et la classification des vivants sont mises en question et contredites, comme plus tard chez les poètes, voire chez certains théoriciens et penseurs de la modernité.

     Les paradoxes du Cratyle, qui définissent l'orthonymie comme homophonie entre entre les choses et les mots, jettent le trouble, et le Lachès prône l'harmonie entre ce que nous disons et notre genre de vie. La philosophie platonicienne et ses interprètes illustrent la complémentarité de la grammaire et de la musique, pour peu qu'il en soit fait bon usage. Les Lois identifient art choral et paideia. Le "dialogue intérieur de l'âme avec elle-même", dont nous parle le Phèdre, me conduit à étudier la théorie des deux discours, "immanent" et "proféré" et le repli de l'âme sur elle-même.

      Je propose au lecteur de suivre en ma compagnie un parcours herméneutique qui conduit d'Homère, Hésiode ou Platon à Proclus et aux Chétiens, sans m'interdire de leur faire répondre en écho les voix des poètes ou des penseurs modernes.

En guise de prélude

        Avec le recul du temps, je me dis qu’en écrivant Les routes de la voix j’ai voulu surmonter le sentiment d’un échec. Je ne suis ni sculpteur, ni peintre, ni musicien. Au lieu d’apprendre le piano avec une duègne qui me tapait sur les doigts quand ma main droite, crispée sans doute par la pratique du tennis, refusait d’épouser les inflexions des partitions musicales, j’aurais dû apprendre à chanter. Plutôt que de chanter les compagnons de la Marjolaine, il eût mieux valu que je chante des hymnes comme mes ancêtres maternels. Avec le temps va tout s’en va … qui dit oui, qui dit non … les feuilles mortes se ramassent à la pelle … Dieu que la montagne est belle !... J’ai oublié de vivre … non rien de rien, je ne regrette rien. Ainsi mises bout à bout, ces paroles qui, je l’espère, n’ont pas besoin de notes de bas de page, disent simplement que la chanson a toujours compté pour moi. Mais j’ai choisi la voix parlée, celle de l’étudiant pas trop démuni pour improviser, celle de l’enseignant qui fait son show et celle du militant qui se drape fièrement dans la toge de l’orateur.       

        Je n’ai pas mis l’accent sur la langue en tant qu’elle nous précède et nous détermine, puisque j’ai choisi de mettre en exergue deux romantiques, un poète et un romancier qui se mettent à l’écoute du monde.

Si l'homme a sa voix, si la nature a la sienne, les événements ont aussi la leur. L'auteur a toujours pensé que la mission du poète était de fondre dans un même groupe de chants cette  triple parole (Victor Hugo, Voix intérieures, Préface).                           

De cette musique sombre et dorée, comme un rayon de miel d’automne, peu à peu se détache le rythme qui la mène ; la ronde des planètes se dessine ; elle tourne […]…  . L’esprit reconnaît les lois du rythme qui l’entraîne ; il dompte les forces déréglées, et leur fixe la voie et le but où il va. La symphonie de la raison et de l’instinct s’organise  (Romain Rolland, Jean-Christophe).                                                                        

        D’abord, l’enfant, dans la caverne maternelle, qui perçoit la voix de sa mère et les bruits du monde, puis l’enfant qui bégaie et signifie par des mimiques, et par la suite l’apprentissage du langage et la voix comme signe aérien de la pensée.

        La latiniste Françoise Desbordes soulignait que les grammairiens anciens étaient en un sens plus cohérents que la linguistique d’inspiration saussurienne « quand ils définissaient le langage humain comme uox scriptilis, la voix susceptible d’être écrite », ce qui ne veut pas dire que les Anciens identifiaient naïvement écrit et oral. La racine *wekw correspond à l’émission de la voix, tandis que *wer(dh) nous oriente vers la parole et le mot, verbum, word et Wort avec ses deux pluriels, Wörter, les mots, et Worte, les paroles, y compris quand elles sont agencées dans le discours.

       Des cinq sens, seul le son est assez riche pour dire la beauté du monde, cette « offrande sensorielle », comme dit Marcel Conche à propos d’Héraclite. Bien avant Herder et Renan, les Anciens se sont interrogés sur l’origine naturelle ou conventionnelle du langage. Imaginons d’abord une scène inaugurale dont le protagoniste ne serait pas l’inventeur d’un meilleur outil de communication que les cris et les gestes de l’humanité primitive, mais un être divin, un bienfaiteur de l’humanité. Mais le don qu’Hésiode reçoit des Muses, c’est une voix « inspirée », la voix qui lui permet de retrouver le langage que les hommes d’autrefois partageaient avec les dieux, avant la séparation de Mekônè, bien avant les hommes de l’âge de fer qui font un mauvais usage de la parole. C’est pourquoi Diodore, Épicure et Lucrèce ont préféré dire que le langage est une invention de l’homme qui a la capacité de produire des sons de manière réfléchie. Mais cela n’a pu se faire du jour au lendemain et Renan considère que les premiers hommes savaient établir, plus souvent que nous ne pouvons le percevoir aujourd’hui, des « relations imitatives » entre l’objet et le son émis par la voix.

        Cependant, le langage et la littérature sont métaphoriques et nous transportent au-delà des sensations immédiates et confuses. La phantasia simpliciter subit un transfert et une transformation, dès lors que nous ne lui faisons confiance spontanément. Nous mettons entre l'univers et nous un univers de mots (un kosmos epeôn selon le mot d’Héraclite) où la pensée intervient quand nous passons de l’impression à l’expression. Parler « sans métaphore » ou sans métonymie, est-ce possible ?

       Typhée et Pandore ont en commun la bigarrure, à l’inverse des Muses qui parlent d’une seule et même voix. Si l’on peut douter que Typhée parle, la compétence langagière de Pandore, pour dire la vérité ou pour mentir, ne peut être contestée, puisque Hermès complète les dons des autres dieux en « plaçant » en elle « un esprit de chienne et un caractère artificieux », ainsi que la phonè, avant de la dénommer Pandore. La poupée asexuée et inexpressive de la Théogonie s’anime, elle acquiert un sexe, et sans doute un visage, au moment où elle reçoit la voix. Dans le Protagoras de Platon, l’homme, une fois que Prométhée l’a doté du feu, du génie créateur des arts et de l’intelligence « n’a pas tardé à articuler grâce à l’art les sons de la voix et les noms ».

Le Grec dispose de deux mots pour désigner la voix. Audè et phônè

       Bien que les linguistes nous apprennent que audè relève d’un vieux fond achéen ou arcado-chypriote, le mot et surtout ses dérivés ont perduré. Les Stoïciens distinguent phonè, le « travail des organes de la parole », et audè, la voix humaine en tant que moyen de communication avec autrui. Le rapport avec le sanscrit *ved pourrait expliquer la préférence pour audè quand la parole émise est empreinte de solennité. En outre, le vocabulaire de la voix n’est pas l’apanage exclusif de l’homme, puisqu'on le retrouve à propos de bruits divers provenant de la nature, des objets fabriqués ou émis par les animaux. 

La question de l’ousia de la voix (la seule question qui compte selon Derrida quand il se déclare métaphysicien)

         La voix invisible est-elle malgré tout corporelle, faite d'une matière subtile capable d'agir et comparable à l'air ou à l'eau?  Platon définit la voix émise comme un souffle (pneuma) qui provient de la pensée à travers la bouche et la voix perçue comme un choc produit par l’air qui se propage par les oreilles jusqu’à l’âme ; « mais, à proprement parler, la voix est un son articulé qui, pour ainsi dire, éclaire (phôtozousa) l'objet de l'intellection. » Notons dès maintenant cette relation de complémentarité entre la lumière et le son. Platon dégage ainsi, à sa manière, le caractère "transitionnel" de la voix, di dedans vers le dehors, c'est-à-dire de la cavité psychique préindividuelle (Didier Anzieu) aux opérations de la pensée et aux actes de langage. La personne, ce fut d'abord la silhouette, le visage (prosôpon ou persona) et la voix qui permetttent de reconnaître quelqu'un. Les Anciens établissaient d'ailleurs une relation de complémentarité entre la lumière et le son. 

Le point médian de mon essai : aphonie, aphasie, silence et confusion

          Philosophes et médecins font intervenir la configuration de la bouche, les cavités thoracique et abdominale, les lieux dans l’homme où s’articule et se tisse la parole, mais aussi l’ensemble de la soufflerie et des cavités. La métaphore est encore plus présente dans le discours des poètes, Eschyle et le bœuf sur la langue, le sombre vertige qui s’empare de Phinée au moment même où il prophétise (Apollonios de Rhodes).

           Le traité De la confusion des langues de Philon et son commentaire de la Tour de Babel : "Toute la terre n'était qu'une bouche et tous n'avaient qu'une seule et même voie." Dans la Vie de Moîse, il se réfère aux traducteurs de l'époque de Ptolémée Philadelphe : comme si un souffleur invisible dictait leurs mots, ils ont échappé au foisonnement de la langue grecque et sont devenus hiérophantes et prophètes, chaque mot "propre" du grec correspondant au mot "propre" chaldéen. Il est bien question de l'unité originelle de tous les êtres vivants qui parlaient la même langue (homophôna). En effet, le mot symphonie peut s'appliquer à l'unité originelle en amont, à la solidarité des pervers et enfin à la symphonie du bien. La diversité des langues n'a pas empêché les hommes d'être partenaires pour commettre le mal. Ce qui importe, ce n'est pas le langage, mais la disposition de l'âme à faire le bien ou le mal.    

         Les pages qui suivent sont consacrées à l’inouï qui nous laisse « interdits » et à l’indicible, à la voix mutilée et interdite, à la voix voilée et à la consigne de silence.  

De la pierre aux dieux : une hiérarchie sans cesse contredite

       Les Anciens gardent toujours en ligne de mire le lanage humain, plus précisément celui du mâle adulte, intelligent, cultivé et Grec. Aristote est le meilleur représentant de cette philosophie anthropocentrique, hellénocentrique, machiste ou arrhénocentrique, bien qu'il situe l'homme entre l'animal et la divinité et le définisse comme un animal politique que le langage distingue de tous les autres êtres vivants. 

La voix dans tous ses états : phonétisme, sons vocaux et caractéristiques de la voix

        Dans un tableau j’ai tenté de croiser les catégories modernes (intensité, hauteur, timbre, élocution claire ou indistincte, voix qui exprime les émotions, agréable ou désagréable, harmonie). Par exemple, la voix pathétique et plaintive (Procné et Philomèle, Orphée, Écho, la voix et le son, et Narcisse, la vision) nous transporte parfois aux limites du langage. La pesée de l'émotion devient si puissante et les inflexions de la vois sont si éloquentes que les mots n'ont plus guère d'importance. Quand la voix ne peut plus exprimer les émotions, il reste la musique, comme le remarquainet déjà les Anciens. Je me suis servi des analyses de Michel Imberty, psychologue de la musique et président de Nanterre.

         Il est donc paradoxal, à première vue, que les poètes, de Villon et Ronsard jusqu'à Hugo et Pouchkine, aient fait d'Écho une figure de la poésie, parce que la poésie reflète ou fait écho. François Villon, citant la quatrème Bucolique de Virgile, associe Écho à d'autres figures féminines considérées comme prophétiques, Cassandre, Judith, Lucrèce et Didon.  

Le moment du doute et l’aporie du Cratyle 

          C'est ici le moment du doute avant d'ouvrir d'autres perpectives, celle de la paideia  et du dialogue avec l'invisible. Ce bel instrument dont j'ai décrit les sonorités et le pouvoir merveilleux est-il aussi inutile qu'une "airain qui résonne ou une scymbale retentissante" (Saint Paul). L'hypothèse naturaliste formulée par Cratyle jette la suspicion sur les préjugés ethnocentriques et sexistes des Grecs et abolit d'un trait de plume tous les développements auxquels ils se complaisent quand ils exaltent la grandeur de la pensée qui se reflète dans le flux vocal comme dans un miroir et célèbrent les mérites de la paideia, de leur paideia. 

Comment s’en sortir ? Le rôle de la paideia

        La cité doit donc selon Platon organiser l'éducation des enfants de manière à régler les mouvements des enfants et les variations de la voix comme dans un choeur. Le divertissement musical, auquel il est nécessaire de recourir, comme les médecins qui déterminent le régime des malades, est strictement subordonné à une visée morale. L'utopiste de la République et le législateur tatillon des Lois entreprennent de purger de toute bigarrure une cité enflammée et amollie (tryphè) parce que la discourdance qui résulte de la mutiplicité des rythmes et des harmonies compromet l'unité de la cité.

La distinction entre la voix intérieure et le langage proféré

       Selon cette théorie (logos endiathetos et logos prophorikos), dont on peut suivre le parcours du Théétète de Platon aux Stoïciens et à Philon (Moïse et Aaron), le logos humain est la forme visible du Logos créateur. Deux citations peuvent illustrer le repli de l’âme sur elle-même qui était déjà prôné par Platon.

       Souviens- toi que la partie gouvernante de ton âme devient invincible lorsqu'elle ramassée sur elle-même, elle se contente d'elle-même, ne faisant rien qu'elle ne veuille, même si sa résistance n'est pas raisonnée. Qu'en sera-t-il quand elle emploiera la raison et l'eamen pour émetttre un jugement ? Aussi la pensée libérée des passions est-elle une cité (akropolis) : il n'y a pas de meilleure place-forte en l'homme, s'il s'y réfugie, il est à jamais imprenable (Marc-Aurèle, Pensées, VIII, 48).

        En effet, quel genre de vie est plus beau que la vie contemplative et plus approprié à un être doué de raison (logikos) ? C'est poursuoi, alors que la voix des vivants mortels est jugée à l'audition, les oracles sacrés présentent les paroles divines comme si elles étaient vues, à l'instar de la lumière. Il est dit en effet que "le peuple tout entier voyait la voix" et non qu'il l'entendit, puisque précisément il n'y avait pas de choc de l'air résultant des organes de la bouche et de la langue, mais la lueur resplendissante de la vertu, en tout point identique à ce qui coule de la source de la raison, ce qu'indiquent aussi les mots qui suivent,  "vous avez vu que je vous ai parlé du ciel", et non vous avez entendu, pour la même raison que précédemment (Philon, De la migration d’Abraham, 53 et 47).

         Certes, la vision béatifique se heurte à l'obstacle du coprs, mais le corps est aussi une caverne protectrice qui sert de caisse de résonance à la voix intérieure, et le temple du logos divin. Le repli de l'âme sur elle-même devient paradoxalement la voix d'n haut, exactement l'inverse de la catabase d'Orphée. Dès la fin du IIème siècle de notre ère, Orphée est bien moins le héros d'une catabase ou un charlatan séducteur qu'un symbole de la parole efficace.

           Dans cet essai, j’ai tenté de préciser comment j’appréhende les théories de l’arbitraire du signe, les maîtres du soupçon, et quelques penseurs du post-structuralisme comme Anzieu, Deleuze et Ricoeur. En effet, l’appareil érudit des notes bibliographiques, qui est censé administrer la preuve d’une compétence, recèle un itinéraire intellectuel, en compagnie des prédécesseurs envers lesquels nous avons une « dette ». Le tapuscrit de mon livre comportait deux illustrations de Giulio Carpioni (Liriopé présentant Narcisse à Tirésias) et Waterhouse (Écho et Narcisse). Le dernier écho que je fais entendre, c’est l’exilé Edmond Jabès qui me le (dé)livre : Ne néglige pas l’écho ; car c’est d’échos que tu vis 

 

       

 


 

 
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